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Les autoroutes de l’information ? Trop cher, sans intérêt ! (1994)

août 23rd, 2011 Posted in Interactivité, Science & Vie

Amusant exemplaire de Science & Vie (numéro 926, novembre 1994). En couverture, une photographie dramatique en noir et blanc montre le champion d’échecs Gari Kasparov, crispé dans une expression de douleur intense que le gros titre explique : L’esprit vaincu par la machine. En effet, le 31 août 1994 à Londres, le champion du monde des échecs admettait la victoire de son concurrent, un PC Olivetti équipé d’un processeur Pentium cadencé à 90 Mhz et, surtout, du programme Chess Genius, par Richard Lang.
Toujours dans le même numéro, un article fait le point sur les capacités multimédia des ordinateurs : « Feuilleter un livre ou feuilleter un disque ? Telle est la question que nous nous poserons peut-être demain ». On apprend qu’à l’époque, le plus basique des lecteurs de CD-roms (Mitsumi1 FX001D) vallait 1500 francs, soit 200 euros, mais que certains modèles de luxe, comme le Nec Multispin 4x pro atteignaient les 10 000 francs, soit 1500 euros.
L’article avertit aussi que pour « passer » au multimédia, une configuration informatique doit être puissante et équipée pour l’interactivité et pour la restitution du son : en 1994, il n’est pas rare que les ordinateurs PC ne soient équipés ni de souris, ni d’interface graphique2, ni d’une carte son. Les Macintosh embarquaient quand à eux ces équipements « inutiles » depuis leur création dix ans plus tôt.

Mais l’article qui m’intéresse vraiment est intitulé Le mythe des autoroutes de l’information (pp.118-123). L’auteur, Dominique Dieudonné, y traite de la vogue des réseaux de télécommunications, venue des Amériques :

La mode a été lancée aux États-Unis par les plus hauts responsables politiques et industriels : l’avenir passe par ma construction d’un réseau rapide et puissant de communication à l’échelle planétaire. La France a emboîté le pas et il est déjà question de dépenser plus de 100 milliards de francs sur les deniers publics pour « être à la pointe ». Choix risqué car à y regarder de plus près, le gouvernement américain n’a jamais eu l’intention d’investir un seul dollar dans un tel projet. Il faut dire que les choix technologiques qu’il impose sont loin d’être évidents…

L’argumentaire développée consiste surtout à dire qu’il ne sert à rien de construire de toutes pièces un réseau de fibres optiques, puisqu’il existe déjà un réseau mondial de communications, le réseau téléphonique. Plutôt visionnaire, il évoque une technologie prometteuse mise au point dans les laboratoires Bell, l’HDSL (la première technologie de la famille de l’ADSL), qui permet d’obtenir de très hauts débits tout en utilisant le réseau téléphonique filaire traditionnel.
Nettement moins inspiré, l’auteur énumère toutes les applications possibles pour le haut-débit et imagine des solutions de remplacement qui permettraient selon lui d’échapper à la coûteuse fibre optique. Pour la vidéo « à la carte », par exemple, il propose que l’utilisateur fasse une demande au serveur qui se charge, plus tard, de faire envoyer les films voulus par voie satellitaire, afin que ceux-ci soient stockés automatiquement par l’ordinateur de l’utilisateur jusqu’à ce que ce dernier aie vu le film. Pour la vente à distance, il propose que le catalogue ne soit pas sur le réseau, mais diffusé sous forme de CD-Rom et que seules les commandes passent par le réseau. Pour la visioconférence, il propose que l’on utilise deux lignes téléphoniques simultanées, l’une pour la voix et l’autre pour l’image.

Ce que cet article montre bien, finalement, c’est qu’en 1994, Internet (jamais nommé) reste une chose très lointaine. L’auteur ne semble pas imaginer que de mêmes communications puissent passer par plusieurs réseaux de nature et de vitesse diverse. Quand aux applications décrites, elles restent sur un modèle très traditionnel, entre le Minitel, le téléphone amélioré et la télévision : l’utilité du réseau mondial est loin d’être bien comprise.
Il faut dire qu’en 1994, le web n’avait que trois ans.
  1. Un nom qui rappellera des souvenirs à ceux qui avaient un PC à l’époque. []
  2. Le système d’exploitation Windows était loin d’avoir supplanté l’austère MS/Dos, en ligne de commande. []
  1. 11 Responses to “Les autoroutes de l’information ? Trop cher, sans intérêt ! (1994)”

  2. By Thierry on Août 24, 2011

    C’est facile après coup de se moquer des prévisionnistes, mais c’est bien difficile de de raisonner logiquement lorsqu’il s’agit d’anticiper le futur. :)
    Ce billet me rappelle une anecdote beaucoup plus ancienne (1984?). Un jour, je reçois un appel pour réaliser la photo d’un tout nouvel ordinateur qui n’était pas encore commercialisé. C’était l’IBM Portable PC 5155. http://oldcomputers.net/ibm5155.html
    2 ingénieurs sont venus, dans le plus grand secret, le soir à 21 heures pour être certain que je sois seul à mon studio. Je possédais alors un Zénith 100, un concurrent du premier IBM Pc. J’ai du leur sembler assez dubitatif devant leur engin et en particulier la taille et les performances de leur écran. Alors ils m’ont expliqué que la révolution c’était ce que je ne voyais pas, ce qui était à l’intérieur de la machine. Sa puissance de calcul était phénoménale et jamais je n’aurais l’utilité d’une machine aussi puissante destinée à des entreprises beaucoup plus grosses que la mienne.

  3. By Jean-no on Août 24, 2011

    @Thierry : ah mais je ne me moque pas, pour moi c’est juste un indicateur de la manière dont on pouvait comprendre l’utilité d’un réseau de télécommunications en 1994. Ce qui me passionne c’est la vitesse à laquelle les choses ont changé ensuite.
    Pendant mon service, je crois que c’était vers 1992 ou 1993, à l’époque des i486, je parlais avec mon chef (qui dirigeait le service informatique du ministère où j’étais affecté) de la possibilité d’avoir 16 Mo de ram sur une machine, ça semblait délirant pour l’époque mais ça arrivait. Il me disait que c’était une idée bien bizarre, il ne voyait pas quelle application pourrait avoir ce genre de besoins… Mais pour moi à l’époque, qui étais joueur (et l’époque était aux premiers jeux en 3D : Alone in the Dark, Doom,…), il ne faisait pas de doute que ça aurait son utilité un jour, mais mon angoisse était plutôt que je ne pourrais, pensais-je, jamais m’offrir une puissance pareille.

  4. By Thierry on Août 24, 2011

    « il ne faisait pas de doute que ça aurait son utilité un jour » Je ne sais pas si on a historiquement beaucoup d’exemples de technologies disponibles et commercialisées, comme la micro-informatique ou internet, avant que l’on ne commence réellement à en deviner les applications .

  5. By Jean-no on Août 24, 2011

    @Thierry : oui, c’est vrai que c’est un cas à part. Je pense qu’il y a aussi quelques molécules médicamenteuses qu’on a découvert, brevetées et même mis en vente avant de découvrir qu’elles pouvaient guérir une maladie grave, mais ça n’a rien de comparable.
    C’est ce qui me passionne avec l’histoire de l’imaginaire de l’ordinateur dans la SF, etc., parce que si le public a voulu s’équiper de « machines à penser » sans utilité immédiate, c’est bien parce que l’imaginaire, lui, était déjà prêt. Et le fait que l’ordinateur ou le réseau aient existé bien avant qu’on découvre tout ce qu’on pourrait en faire, a aussi favorisé la culture spécifique du « libre », du DIY, du hacking,…

  6. By Nestor Burma on Août 24, 2011

    Quand Dieu créa l’homme, il savait ce qu’il allait en faire, « tu gagneras ta vie à la sueur de ton front », et quand il créa la femme, il ne savait pas pour quoi faire, et l’homme non plus d’ailleurs.
    Puis au cours des siècles les choses évoluent, les femmes font beaucoup de choses aujourd’hui et Dieu est médusé, largement autant a regarder tourner un serveur unix et son nombre d’utilisateur.

  7. By Yann W on Août 24, 2011

    En 1994, Internet paraissait bien loin… de mémoire ma première rencontre avec cet étrange réseau date de 1996 (avec un modem bruyant et qui n’atteignait peut être même pas 14400 bauds)… mais la partie la plus croustillante dans mon souvenir c’était – non pas les premiers sites coquins, je vous vois venir – mais l’annuaire papier livré avec mon ordinateur…. un annuaire papier des sites Internet !
    Imaginez la taille de l’annuaire papier des sites Internet édition 2011 ?

  8. By François B. on Août 25, 2011

    Avant 1994, de nombreux SySop Français avaient déjà connecté leurs ordinateurs sur leurs lignes téléphonique pour offrir aux utilisateurs un BBS. Ces machine, s’interconnectaient régulièrement entre elles suivant un maillage hiérarchique, pour échanger e-mail, messages sur les forums ou même des fichiers de données. On parlais alors des réseaux FidoNet, FrancoMédia, etc.
    Ces Sysops et leurs utilisateurs avaient déjà bien saisi à cette époque (1994) l’importance d’avoir des canaux de communication plus puissant, mais surtout permanent… La quasi totalité des BBS a d’ailleurs disparue avec la démocratisation des points d’accès Internet dans les années suivantes.
    François B. ex Sysop d’Intermède BBS (à Toulon 83)

  9. By Alain on Août 26, 2011

    Alors, c’est pas pour te contredire, Jean-No, mais dans ma petite page pas à jour depuis des lustres, on découvre que depuis 1962, certains savaient exactement à quoi ça servirait, un réseau numérique mondial ! Ceci dit, comme d’habitude, très drôle et pertinent. Et ça me rappelle mes premiers contacts aussi.

    http://leportillon.com/grande-et-petite-histoired-un.html

  10. By Jean-no on Août 26, 2011

    @Alain : ouais, bien sûr ! Et on peut remonter à As we may think, de Vannevar Bush, qui est finalement assez visionnaire. Un média comme Science & Vie m’intéresse car il est « grand public », ce qui implique en général qu’il ne devance pas trop la compréhension que le public a des phénomènes, ce qui est un peu paradoxal pour parler des miracles des sciences et des techniques et de l’avenir ! Bref, S&V est un bon indicateur de ce que le grand public comprend à ce qui est décrit.

  11. By Alain on Août 26, 2011

    Je comprends, mais je n’ai pas résisté au plaisir d’évoquer ce fait qui m’épate toujours, c’est que l’intuition de départ était infiniment plus pertinente que l’ensemble des commentaires récents ou moins récents, comme ton Science et Vie…

  12. By Jean-no on Août 26, 2011

    @Alain : il y a une théorie à ce sujet là qui est que plus un objet est proche et moins on parvient à mener loin son imagination à son sujet. Voir par exemple la nouvelle A logic named joe dont l’auteur, qui venait d’entendre parler de « machines à penser » – d’ordinateurs – a imaginé l’informatique personnelle en réseau, à une époque où ceux qui construisaient des ordinateurs n’auraient pas pu imaginer que de tels engins puissent avoir pour clientèle autre chose que des états ou des banques. Ce n’est pas le seul exemple du genre.

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