Profitez-en, après celui là c'est fini

Little Orphan Annie

octobre 6th, 2008 Posted in Bande dessinée

Aujourd’hui, aux informations, j’ai vu le ministre allemand des finances, rouge de colère, consterné par le comportement d’une banque qui lui a réclamé de l’aide tout en persistant à lui dissimuler une partie de ses problèmes financiers. Le même journal télévisé montrait que les bourses du monde entier s’écroulent, que les centaines de milliards débloqués aux États-Unis ne calment pas la panique. Que le très sérieux et très technique système financier était en fait gangrené par l’irresponsabilité et l’appât du gain facile, mettant en péril toute l’économie du monde. On s’aperçoit, par divers lapsus, que cette catastrophe était non seulement prévisible, mais même, prévue.

On agite régulièrement le spectre de la grande dépression de 1929… Le lundi on nous dit que nous sommes un lundi noir, chaque mardi devient un mardi noir, etc.
Laissons les financiers se lamenter de leurs propres bévues (comptons sur eux pour nous les faire payer !) et profitons-en pour relire Little Orphan Annie, par Harold Gray, qui est la bande dessinée de la grande dépression par excellence.

En France, Little Orphan Annie (Annie la petite orpheline) est une quasi inconnue. Elle est moins célèbre que son pastiche Little Annie Fanny (Will Elder/Harvey Kurtzman) ou que sa pâle copie Little Annie Rooney (Darell McClure). La bande dessinée de Elder et Kurtzman, qui paraissait dans Playboy magazine, racontait la vie amoureuse d’une ingénue délurée des sixties, et a comme intérêt principal sa technique de dessin puisqu’on considère généralement Little Annie Fanny comme la toute première bande dessinée publiée en couleurs directes. De son côté, Little Annie Rooney est une production totalement opportuniste. Voyant le succès de Little Orphan Annie, le magnat de la presse William Randolph Hearst a décidé de lancer une série concurrente destinée à brouiller les pistes, car Little Orphan Annie n’appartenait pas au King Features Syndicate de Hearst mais au Chicago Tribune Syndicate de Joseph Medill Patterson, le grand concurrent de Hearst. La fausse Annie n’a pas eu grand succès excepté en France où elle a été publiée dans le Journal de Mickey et a bénéficié d’une incompréhensible édition dans la prestigieuse collection Copyright de Futuropolis. J’ai toujours soupçonné Futuropolis d’avoir confondu les deux orphelines Annie et d’avoir publié l’ersatz insipide en croyant qu’il s’agissait du classique.
Le capitaine Patterson avait une extraordinaire prescience en matière de bande dessinée et c’est sous son autorité que se sont développés certains des plus grands classiques américains : Gasoline Alley, Dick Tracy ou encore Terry and the pirates. Et c’est encore lui qui a découragé Harold Gray de réaliser une énième série racontant les aventures d’un orphelin dynamique, série qui aurait dû s’appeler Little Orphan Andy.

À contre-cœur, Gray a donc fait de son orphelin une orpheline en l’attifant d’une petite robe. Andy est donc devenu Annie et a été pour la première fois publié au cours de l’été 1924.

Le succès sera phénoménal et Annie sera rapidement adaptée sous forme de série radiophonique et de films. À peine la série abandonnée, au milieu des années 1970, elle sera exhumée avec une comédie musicale très pertinente (Annie) à son tour adaptée au cinéma par le légendaire John Huston.

Annie est donc une petite orpheline. Son dynamisme et sa bonne humeur ont conquis un milliardaire, Oliver Warbucks, qui ne tarde pas à adopter la jeune fille. Pendant plus de quarante ans, les aventures d’Annie seront principalement constituées de séparations et de retrouvailles entre l’orpheline et son père adoptif. Plusieurs fois, Warbucks perdra intégralement sa fortune, abusé par un comptable indélicat ou par une fiancée sans scrupules par exemple, et devra tout reprendre à zéro, regagner cent par cent, monter une petite affaire, puis une plus grosse, jusqu’à retrouver son luxueux palais.
Pourtant, en 1929, avec toute l’Amérique, « Daddy » Warbucks déprime complètement. Ruiné par une véritable conjuration, il voit sa propriété détruite par les flammes et se retrouve à la rue avec Annie et son chien Sandy. Son énergie l’abandonne, il accepte n’importe quel emploi à n’importe quel prix mais même dans ces dispositions, personne ne veut de lui. Éloigné d’Annie par un accident, il décide de changer d’identité pour remonter la pente à l’insu de tous, ce qui finit par advenir.
C’est véritablement à cette occasion que le strip d’Harold Gray devient une œuvre intéressante dans l’histoire de la littérature en images. L’existence d’Annie et celle de Warbucks sont en phase avec la vie de leurs lecteurs et expriment leurs angoisses.
Little Orphan Annie suit l’humeur générale mais la transpose dans un monde où l’espoir est toujours possible.

Outre un dessin unique, sobrement et souvent étrangement composé (les perspectives notamment sont assez particulières) agrémenté de trames manuelles (qui n’étaient plus du tout à la mode) et ou les yeux des personnages sont des ovales vides extrêmement caractéristiques (qui ont même donné son nom à une maladie, le Orphan Annie Eye), la force des histoires d’Harold Gray vient de ses intrigues (son sens du rebondissement et du suspense en font le Dickens de la bande dessinée) et de son propos politique. Car Little Orphan Annie est une bande dessinée politique, c’est même sans doute la première. Une partie de l’inexistence de Little Orphan Annie en France en découle sans doute. Les histoires mondiales de la bande dessinée réduisent en effet souvent la série à une bande dessinée « de droite », qualificatif infamant s’il en est et avec lequel on a enterré vivants bien des artistes.

Je ne suis pas sûr que les opinions politiques soient une bonne raison d’aimer ou de détester un écrivain — j’emploie le mot écrivain puisque nous parlons ici d’une bande dessinée plus littéraire que visuelle. Gray a toujours exprimé une idéologie que je qualifierais prudemment d’américaine (enfin d’états-unienne) : Il croyait dur comme fer à l’esprit d’entreprise, à l’initiative individuelle, à l’énergie, à la paie honnête pour une journée de travail honnête… Si l’on doit chercher une (très vague) forme d’idéologie derrière son propos, ce serait par là. Mais sa vision des choses fluctue beaucoup selon les époques et ses héros n’ont pas seulement connu la pauvreté et la fortune, ils secourent lorsqu’ils le peuvent ceux qui en ont besoin et on verra même Annie prendre la tête d’une manifestation syndicale. Par ailleurs le personnage de Warbucks a une part sombre, c’est un marchand de canons qui est conscient que les guerres l’enrichissent et qui peut avoir des réflexions cyniques à ce sujet ainsi qu’aux chapitres de la démocratie ou de la justice, deux institutions en lesquelles il n’a sans doute pas grande confiance : la démocratie est pour lui l’os que l’on donne à ronger au peuple, et la justice, il lui arrive plus d’une fois de préférer l’exécuter par lui-même. Warbucks est donc une personnification pour le moins trouble du capitalisme, mais Warbucks n’est pas Gray. L’auteur utilise en effet chacun de ses personnages pour donner son avis sur divers sujets et même peut-être pour donner d’autres avis que le sien, d’autres point de vue. Chaque année il effectuait des voyages sur les routes de son pays pour rencontrer des « vrais américains » qui devenaient ensuite des personnages de la série.

Annie est un des rares comic strips de son temps qui ait refusé de choisir son genre, au niveau thématique comme au niveau graphique. Cette liberté artistique totale est pour moi une raison suffisante pour l’aimer. On peut espérer qu’un jour un érudit du domaine comme l’auteur et théoricien Harry Morgan (un des rares auteurs à en avoir parlé de par chez nous), aura envie de susciter la publication de Little Orphan Annie en France. Jusqu’ici, le lecteur est condamné à se procurer les quelques éditions anglophones, pas toujours heureuses, parues chez Dover ou chez Fantagraphics, et à visionner l’excellent film de John Huston.
IDW Publishing vient d’entamer la publication intégrale de la série sous le titre Complete Little Orphan Annie. Le premier volume couvre les années 1924 à 1927, qui est à vrai dire la période que je connais le moins.
Leapin’Lizards !

mise à jour du 13 juin 2010 : la série cesse de paraître aujourd’hui, seuls vingt journaux continuaient de publier les aventures de la petite orpheline

  1. 8 Responses to “Little Orphan Annie”

  2. By Wood on Oct 6, 2008

    Est-ce que « Paulette » (La pauvre petite milliardaire) de Wolinsky et Pichard n’était pas un clin d’oeil à Little Orphan Annie ?

    Un clin d’oeil salace.

  3. By Jean-no on Oct 6, 2008

    Bonne question ! Je suppose qu’il se réfère plus à Little Annie Fanny, car Wolinski a toujours vénéré Kurtzman.

  4. By debray on Oct 19, 2009

    Peut-on se procurer des exemplaire de bd de Annie et son chien .j’en ai lu dans les année 50/60 en couleurs .merci

  5. By Jean-no on Oct 19, 2009

    En français on trouve surtout Little Annie Rooney, un mauvais pastiche publié par le journal de Mickey. Sinon, lisez la fin de l’article, j’y parle des publications en anglais.

  6. By Regulator on Oct 2, 2023

    Un mauvais pastiche?

    Little Annie Rooney est une excellente bd.

    Bien écrite, bien dessinée, avec une héroïne fort attachante.

    Et loin d’être insipide.

  7. By Jean-no on Oct 2, 2023

    @Regulator : un plagiat, ou en tout cas une œuvre opportuniste, c’est certain. Je ne l’ai pas lue dans Mickey, je ne connais que le volume publié par Futuropolis, mais je dois dire qu’il ne m’a pas retourné !

  8. By Regulator on Oct 2, 2023

    Comme quoi,les goûts et les couleurs…

  9. By Jean-no on Oct 2, 2023

    @regulator : et tant mieux !

Postez un commentaire


Veuillez noter que l'auteur de ce blog s'autorise à modifier vos commentaires afin d'améliorer leur mise en forme (liens, orthographe) si cela est nécessaire.
En ajoutant un commentaire à cette page, vous acceptez implicitement que celui-ci soit diffusé non seulement ici-même mais aussi sous une autre forme, électronique ou imprimée par exemple.