Un cheval de Troie en très gros sabots
février 11th, 2011 Posted in ParanoCurieuse « une » de Direct Matin, ce non moins curieux quotidien gratuit né de l’association du groupe Bolloré (communication et sondages en France avec Havas, CSA, Harris,… ; transport et logistique en Afrique) et du quotidien dit « de référence », Le Monde.
Ce qui me frappe dans le numéro d’hier, c’est ce logo du journal sous forme d’un phylactère qui semble aujourd’hui être dit par un policier vu de dos. La nouvelle qu’illustre ce policier du matin direct, c’est l’adoption par l’assemblée, après un an de débats parlementaire et dans une relative indifférence médiatique, de la loi Loppsi 2.
En 1998, le principe du fichage ADN des délinquants sexuels a été adopté, à l’initiative de la ministre de la justice de l’époque, Élisabeth Guigou — et non Nicolas Sarkozy, qui s’est vanté d’en être à l’origine lors de l’émission « Paroles de Français » hier. Ce fichier concernait et ne concernerait jamais, nous disait-on, que les délinquants sexuels, promis juré… Année après année, notamment pendant que Nicolas Sarkozy était ministre de l’intérieur (mais aussi avec le socialiste Daniel Vaillant un peu plus tôt), le fichage a été étendu à d’autres délits, puis finalement à tous les délits à l’exception des contraventions, et ceci que l’on soit coupable ou simplement mis en cause dans une enquête. Jusqu’ici, tout va bien, ou presque, je suis prêt à parier que cela correspondait au vœu de la majorité des français qui pensent que ça peut limiter les erreurs judiciaires. Il faut dire que les séries policières diffusées à la télévision n’insistent pas trop sur les failles techniques de ce système d’identification, notamment lorsque l’on compare des ADN de personnes apparentées. Il semble que le nombre ahurissant d’échantillons ADN collectés (2% de la population française) pose par ailleurs un véritable problème d’échelle aux laboratoires qui procèdent aux identifications.
Est-il trop humiliant de devoir crachouiller sur un coton-tige tendu par un fonctionnaire ganté lorsque l’on a eu le malheur d’être associé de près ou de loin à une affaire quelconque, ou bien est-ce que les injustices que cela permet d’empêcher valent le coup que les choses se passent ainsi ? Personnellement, je ne saurais trancher.
En revanche, on peut s’étonner que le prélèvement ADN ait été étendu aux militants syndicaux, ainsi qu’on l’a appris lorsque certains ont refusé de se soumettre à l’opération. De l’affreux, de l’ignoble, de l’indéfendable délinquant sexuel, on est donc passé au militant syndical capturé à proximité d’une manifestation houleuse.
Il y a trois ans, des gendarmes du Nord avaient tout de même fait scandale lorsqu’il est apparu qu’ils comptaient prélever l’empreinte génétique de deux enfants de 8 et 11 ans, coupables d’avoir volé un jouet dans un supermarché.
Rien ne court-circuite mieux l’entendement que l’évocation de la violence gratuite, du viol pédophile ou, bien sûr, du terrorisme. C’est pourquoi, lorsque sont créées des lois motivées par ce genre de crimes, nous serions bien avisés de nous rappeler que ce sont sans doute des lois qui risquent d’avoir une portée infiniment plus grande que prévu, que la question à se poser n’est pas de savoir si tel crime nous dégoûte ou nous révolte, mais de savoir si nous voulons véritablement abdiquer toutes nos libertés.
Comme il n’est pas possible de commettre un acte meurtrier ou un viol par le biais du réseau Internet, l’argument mis en avant, c’est la « pédo-pornographie ». Il est médiatiquement établi qu’un tel type de pornographie serait impunément répandu sur Internet, et que les consommateurs et les producteurs de ce type d’images s’organiseraient en réseau souterrain…
Je ne connais pas d’études qui attesteraient de ces faits, de leur importance véritable ou de leur gravité, mais si le journal télévisé de TF1 le dit, c’est que ça doit être vrai, n’est-ce pas ? Et puis c’est si répugnant qu’on ne veut même pas y penser, que l’on est même prêt à sacrifier un peu de sa liberté dans l’espoir que cela cesse d’exister1.
Voilà comment, sans trop de bruit, de nombreux volets potentiellement liberticides et arbitraires de la loi Loppsi 2 ont été adoptés. Sur Internet, il ne peut circuler que de l’information, que des mots et des images. C’est bien trop pour nos gouvernants qui craignent avec raison (regardez ce qui est arrivé au pauvre Ben Ali) qu’on remette en cause leur pouvoir.
Gilles Sainati, magistrat, spécialiste du droit de l’informatique, a récemment qualifié Loppsi 2 de « Cheval de Troie totalitaire » en rappelant l’exemple frappant de l’extension régulière des prérogatives du fichier des prélèvements génétiques et en affirmant que Loppsi 2 peut tout à fait aboutir au même genre de situation en créant un précédent : pour la première fois, l’exception à la liberté d’expression ne sera pas dépendante d’un jugement (diffamation, etc.) mais pourra être appliquée arbitrairement par une autorité policière.
Si un contenu placé sur Internet est jugé contraire à la loi, il pourra être censuré d’autorité avant tout procès, soit en faisant pression sur les hébergeurs, soit par filtrage.
Pour mémoire, plusieurs ministres actuels ont jugé contraires à la loi les révélations de l’affaire Bettencourt ou encore les publications de télégrammes diplomatiques par Wikileaks. Avec Loppsi 2, il semble qu’ils pourront empêcher que des informations de cet ordre nous parviennent par le réseau Internet. Ce sera à la presse de se charger de nous informer, avec son tact et sa pudeur de plus en plus navrants, car la presse, du moins celle qui est lue et qui aurait les moyens de réaliser de véritables enquêtes, est le propriété d’un tout petit nombre d’industriels extrêmement proches du pouvoir politique.
On peut critiquer la liberté d’expression en Chine, mais nous, où allons-nous, exactement ?
Le début de l’extrait de l’article consacré à Loppsi 2 dans Direct Matin est assez exemplaire de la désinformation que diffuse la presse : « face au vide juridique et à l’impunité qui règnent souvent sur la toile (…) ». Ce lieu commun, qui n’est soutenu par aucune autre référence que le fait d’être martelé, est bien évidemment faux : il n’y a pas de vide juridique sur Internet, toute loi française s’applique aussi sur Internet, et au contraire, c’est en créant régulièrement des lois d’exception que l’on rend la situation de moins en moins claire.
Une situation aussi peu claire que la phrase finale de l’article qui prête aux « internautes » (?) des réserves « faute de contrôle des sites censurés ».
Je sais bien que je ne dis rien que l’on ne sache déjà, mais après tout, il est important de marquer le coup, de dire que l’on n’est pas d’accord, de rappeler que, de toute évidence, nos gouvernants nous veulent plutôt du mal et qu’il faut commencer à songer à se défendre d’eux.
- Curieusement, personne ne parle de supprimer l’automobile pour lutter contre la pédophilie. C’est pourtant bien grâce à l’automobile que les enlèvements d’enfants ont pu avoir lieu. [↩]
9 Responses to “Un cheval de Troie en très gros sabots”
By Simplicissimus on Fév 11, 2011
Curieux quotidien, en effet.
Dans le même numéro de jeudi 10 février, en page 15, je n’arrive toujours pas à digérer la rubrique « l’Afrique indépendante ».
Très instructif quant à la conception de l’Afrique par le groupe Bolloré…
Je vous laisse le découvrir sur le site. Et vous invite à lire l’article de Wikipédia sur le personnage du milieu et ses prestations à Madagascar.
By Nicolas on Fév 12, 2011
« l’extension régulière des prérogatives du fichier des prélèvements génériques »
Génétiques, je pense.
Sur le fond, tout à fait d’accord. Désespérant…
By Jean-no on Fév 12, 2011
@Nicolas : Génétiques, bien sûr ! Merci.
By Greg on Fév 14, 2011
Ouaip, tout a fait d’accord. D’ordinaire j’ai plutot tendance a croire, naivement, que les gouvernements des pays démocratiques sont l’expression de la volonté du peuple, mais la ça devient vraiment n’importe quoi. Et ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte fait vraiment envie…
By Jean-no on Fév 14, 2011
@Greg : ouaip, la démocratie n’est pas parfaite, elle est soumise à toutes sortes d’aléas (mésinformation, duplicité des discours, intérêts masqués,…) mais reste malgré tout plus légitime que tout autre système… Bah.
By aphone on Fév 14, 2011
Bonjour,
en effet quelle curieuse feuille de chou que direct ce direct « matin »/ »soir ». Pour complément un article du monde diplomatique d’avril 2009 : http://www.monde-diplomatique.fr/2009/04/DELTOMBE/16970
L’article met le doigt sur l’utilisation de la presse dans les affaires africaines de Bolloré.
By Sophie D. on Mar 1, 2011
J’arrive un peu tard, (je suis en Norvège!) mais savais-tu que la loi allemande condamne jusqu’à 5 années de prison la ‘cyber-pédophilie’ comme par exemple sur SL, l’acte sexuel (virtuel) d’un avatar adulte avec un avatar à l’apparence d’un enfant.
J’en avais entendu parler lors d’une conférence sur les Agents Intelligents au CNAM. Mais spiderlaws.org en parle plus précisément :
http://spiderlaws.blogspot.com/2007/05/second-life-infect-par-la-cyber.html
By Jean-no on Mar 1, 2011
@Sophie : ah non je ne savais pas tout ça, étonnant.
By Altshift on Mar 7, 2011
Mais non, mais non, les gouvernement ne nous veulent pas du mal, au contraire ! Ils veulent seulement notre bien et sont prêts à tout pour nous protéger, nous pauvres imbéciles… de nous mêmes… des fois qu’on serait amenés à abuser des libertés que google nous impose !