Blipverts
septembre 29th, 2008 Posted in Images, Mémoire, ParanoDans le téléfilm britannique Max Headroom: 20 minutes into the future (1985), le savant fou adolescent Bryce Lynch, présente au conseil d’administration de la chaîne télévisée Channel 23 les effets secondaires de son invention, les « blipverts », des publicités diffusées à une vitesse telle qu’ils sollicitent chaque nerfs de ceux qui les visionnent et peuvent être la cause de courts-circuits mortels chez les gens trop passifs — chômeurs et malades, nous dit-on — qui explosent littéralement.
Le mot blipvert n’a aucun sens mais mélange l’onomatopée « blip » (qui évoque la vitesse et l’électronique) et le mot « advert » (qui signifie « publicité » et qui vient du français « avertir »). Le but de ces séquences subliminales et frénétiques de publicités est de condenser leur visionnage pendant une durée très courte, car avec la multiplication des programmes, les téléspectateurs zappent trop et sont susceptibles de ne pas voir les écrans publicitaires.
J’aime bien la petite animation que Bryce Lynch soumet à ses employeurs. On y voir un télespectateur passif soumis aux messages subliminaux puis victime d’un court-circuit avant d’exploser.
Cette peur de la vitesse qui dépasserait les limites physiologiques humaines me rappelle l’inquiétude du savant français Arago qui, dans un discours de 1836 resté célèbre, voyait dans le train un terrible danger, du fait des passages trop brusques d’un état à un autre : « Je plains les malheureux voyageurs transportés brusquement de la température extérieure dans l’atmosphère glaciale des tunnels. On rencontrera dans les tunnels une température de 8° Réaumur en venant d’en subir une de 40 à 45. J’affirme sans hésiter que dans ce passage subit, les personnes sujettes à la transpiration seront incommodées, qu’elles gagneront des fluxions de poitrine, des pleurésies, des catarrhes »1.
La peur de la vitesse de diffusion des images n’est pourtant pas irrationnelle, et la possibilité que des images trop saccadées et violentes provoquent des crises d’épilepsie est prise très au sérieux. Au passage, une rumeur persistante prétend que la sortie de Wipeout HD, un jeu de courses de véhicules futuristes (le seul jeu qui pourrait me faire acheter une PlayStation 3), a été retardée faute d’avoir passé les tests de prévention de l’épilepsie. Il contiendrait en effet trop de « flashs » lumineux.
Plusieurs études de psychologie tendent à montrer que la rapidité d’un montage filmique est loin d’être un détail. Selon un article de 1996 (Television arousal and memory, P. Bolls, R. Potter, A. Lang, Midwest artificial intelligence and cognitive science annual conference, Bloomington Indiana), plus le montage d’un film publicitaire contient de coupes et mieux son spectateur se souviendra de son contenu. Le changement de plans a par ailleurs tendance à mobiliser le réflexe d’orientation du cerveau et donc à augmenter l’attention du spectateur, même si au delà d’une certaine vitesse, il décroche. Et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la frénésie des images n’excite pas, elle agit comme un sédatif en ralentissant le rythme cardiaque, en plongeant celui qui y est soumis dans un état de relaxation qui est parfois difficile à abandonner, ce qui selon certains explique que l’on ait du mal à éteindre son téléviseur. Enfin, des expériences ont établi que plus le flux des informations était rapide et moins l’esprit critique était sollicité2 .
En 1957, un dénommé James M. Vicary avait affirmé avoir réussi à augmenter les ventes de Coca Cola ou de Popcorn dans un cinéma, en projetant des slogans publicitaires (Eat popcorn! Drink Coke!) à l’aide d’un tachistoscope pendant la projection du film Picnic, de Joshua Logan. L’augmentation des ventes s’est avérée être un mensonge destiné à assurer le succès d’une société, Subliminal Projection Co., mais l’idée du message subliminal a fortement marqué les esprits en son temps, au point que de nombreux pays ont créé des lois pour interdire les photogrammes subliminaux3.
L’édition 2004 de BananaRAM, festival italien consacré au rapport entre art et technologie et dont cette édition se penchait sur la question du contrôle mental (mind control) présentait PopCorn, une vidéo de Gianluca D’Agostino qui reproduisait l’expérience de Vicary, en un peu plus lent puisque les photogrammes publicitaires, diffusés au 1/16e de seconde, restent visibles. Cette œuvre qui se veut symbolique et interroge le mythe de l’image subliminale plus que sa réalité fonctionne assez bien grâce à la danse envoûtante de Kim Novak.
Une étude de l’Inserm4 vient récemment de remettre les messages subliminaux à la mode, en démontrant que, dans des conditions précises, un message de ce type peut avoir un effet sur le jugement et sur la décision. En effet, si l’on est récompensé lorsque l’on fait confiance au message subliminal, on finit par y répondre très positivement, un peu comme les dauphins font ce que leur dresseur leur demande de faire non pas parce qu’ils comprennent ou acceptent les chorégraphies qu’on leur impose mais parce qu’ils reçoivent une gratification sous forme de poisson chaque fois qu’ils ont bien fait. L’expérience de l’Inserm démontre que les messages « invisibles » sont bel et bien perçus. En revanche, et cela on le sait depuis longtemps, il ne suffit pas d’écrire « mangez du popcorn » pour donner envie de popcorn, les choses sont plus raffinées que cela.
J’aime beaucoup le film They Live (En français : Invasion Los Angeles, 1988) par John Carpenter. Douze ans avant Matrix (mais dix-sept ans après Le Congrès de Futurologie, du regretté Stanislas Lem et vingt-cinq ans après la publication de Eight O’clock in the Morning par Ray Nelson, qui a inspiré le film), le héros y découvrait que le monde dans lequel il vit n’est pas ce qu’il croit. Des lunettes spéciales lui permettent de voir qu’une partie des habitants de Los Angeles sont des extra-terrestres (particulièrement laids), mais aussi que la ville, la presse, la télévision, etc., sont truffées de messages subliminaux : Obeissez ! Achetez ! Consommez ! Regardez la télévision ! Ne pensez pas par vous-mêmes ! N’ayez pas d’imagination.
Une expérience datée de 20065 a prouvé que la soumission à des images subliminales d’expressions effrayantes stimule l’amygdale (le centre de l’angoisse dans le cerveau) et a même un effet sur la conductivité électrique de la peau.
Avec les « blipverts » de la série Max Headroom, rappelez-vous, la peau du sujet soumis aux images subliminales souffrait d’un dérèglement de nature électrique. Amusante intuition.
Une influence médiatique se construit, par ailleurs, dans la durée. Imaginons qu’un candidat à une élection présidentielle s’arrange, pendant l’année qui précède cette élection, pour être évoqué par chaque média au moins une fois par jour, que ce soit de manière positive ou polémique, que cela ait un rapport à la politique ou que cela n’en ait aucun, qu’il ait quelque chose à dire ou non… Il finira par occuper tous les esprits et même ses adversaires les plus acharnés ne parviendront plus à passer une journée sans prononcer son nom ou sans parler de lui. D’ailleurs je n’ai même pas eu besoin de vous donner de nom, vous venez spontanément d’en penser un, le même que moi. Là encore, la psychologie sociale l’explique : en étant incrusté dans le paysage, une personne devient sympathique, cela s’appelle l’effet de simple exposition et il est connu depuis quarante ans.
Connaissant la puissance de ce principe, et sachant (comme les chercheurs de l’Inserm l’ont prouvé) qu’un photogramme peut être perçu de manière non-consciente, on comprend que certains se soient émus du célèbre générique d’Antenne 2 qui diffusait chaque jour de la campagne électorale de 1988 le visage du président-candidat François Mitterrand dans un discret reflet sur le chiffre « 2 », ou plus récemment d’un autre générique, sur Fox News 5, qui fait la même chose en diffusant le temps d’un clin d’œil et sans la moindre raison les visages de John McCain et de son épouse.
Si l’on sait encore peu de choses sur l’efficacité réelle des images subliminales ou plutôt sur la manière dont on peut en tirer parti, il semble que beaucoup n’aient pas hésité à y recourir. Outre quelques cas cités, rappelons un spot de campagne de George Bush qui surimprimait le mot « RATS » sur le candidat Al Gore, l’émission Popstars qui en 2001 a diffusé pendant une soirée les images inperceptibles d’un appareil photo ou l’émission Caméra Café dont le générique a été, quelques jours durant 2003) agrémenté du nom d’une marque de chewing gum.
Il convient tout de même de méditer un vieux principe de la prestidigitation : le meilleur moyen pour cacher quelque chose, ce n’est pas d’aller plus vite que le regard du spectateur, mais de savoir comment gérer son attention. Pour moi, la vision qu’a le héros de They Live lorsqu’il chausse les lunettes appropriées est assez proche de la réalité. Là où nous voyons des images colorées et des célébrités tellement sympathiques que nous croyons qu’elles nous connaissent, se trouvent surtout des injonctions répétitives à vivre une existence de frustration perpétuelle que seule une barre de chocolat ou une marque connue sur nos vêtements permet de calmer momentanément.
- Pour rendre justice à Arago, rappelons que son discours portait non sur le train en lui-même mais sur le fait de savoir s’il faudrait choisir un itinéraire partiellement souterrain pour la première ligne de chemin de fer français : c’est le changement de température entre l’extérieur et le tunnel qui inquiétait Arago, ainsi que les conséquences d’une explosion à l’intérieur du tunnel. [↩]
- Pour tous ces sujets, lire : 150 petites expériences de psychologie des médias, Sébastien Bohler, Dunod 2008 [↩]
- Article 10 du décret n° 92-280 du 27 mars 1992 modifié : « la publicité ne doit pas utiliser des techniques subliminales ». [↩]
- Subliminal Instrumental Conditioning Demonstrated in the Human Brain paru dans la revue Neuron, Volume 59 #4, 28 août 2008, pp. 561-567 [↩]
- Williams, Leanne M.; Belinda J. Liddell, Andrew H. Kemp, Richard A. Bryant, Russell A. Meares, Anthony S. Peduto, Evian Gordon (2006). Amygdala-prefrontal dissociation of subliminal and supraliminal fear. Human Brain Mapping [↩]
17 Responses to “Blipverts”
By Wood on Sep 29, 2008
De toute façon les gens qui regardent Fox News votent déjà républicain…
By Antoine on Sep 29, 2008
Tu peu aussi revoir Assassin(s), ce film est archétipal question placement de produits, mais en meme temps dénonce déja le temps de cervaux disponible… une belle contradiction !
Wipeout HD … tu peux l’acheter cette ps3, le jeu est « parfait » !
By Jean-no on Sep 29, 2008
@Wood: Oui mais je crois que les primaires républicaines n’étaient pas finies ! En fait la chaîne est Fox 5 News, une toute petite chaîne issue de Fox News et diffusée à Washington DC.
By Jean-no on Sep 29, 2008
@Antoine: Assassin(s), je mets sur ma liste alors. J’aimerais voir aussi Thank you for smoking qui a l’air terrible.
Sinon, il y a Fight Club et puis le méconnu et mésestimé Josie and the Pussycats.
J’avoue que les images de Wipeout HD donnent envie. Et puis il y a Kraftwerk sur la BO.
By Christian Fauré on Sep 29, 2008
Superbe billet Jean-No.
A signaler « A bout de souffle » sur l’invention des coupes agressive qui stimulent l’attention. Godard précurseurs des pubs télé en ce sens là.
By Stan Gros on Sep 29, 2008
Thank you for smocking est intéressant pour son propos, mais je n’irai pas jusqu’à dire qu’il est terrible.
Ce que je trouve le plus troublant c’est qu’il soit réalisé par le même type que Juno, la fameuse comédie rigolote et impertinente sur l’adoption simple (extrait du synopsis sur allociné : « Juno ne fait rien comme les autres. (…) quand elle tombe enceinte accidentellement, elle décide de trouver le couple de parents adoptifs idéal qui pourra s’occuper de son bébé. »)
By Jean-no on Sep 29, 2008
@Christian: À bout de souffle est effectivement une date dans l’histoire du montage cinématographique. Je me demande s’il existe une étude qui explique pourquoi le montage des « Screwball comedies » des années 1930 (His girl friday, It happened one night) sont si dynamiques tandis que le cinéma des années 1960 propose souvent des plans très longs (je connais des jeunes gens qui ne peuvent pas supporter nerveusement de regarder du Kubrick, du Leone ou un film comme Bullit par exemple) et qu’aujourd’hui, on a l’habitude d’un grand nombre de coupes… Bien sûr ce n’est pas une progression régulière (la preuve, « à bout de souffle » est contemporain de pas mal de films très lents), mais j’aimerais bien voir les statistiques film par film. Je suppose que l’outil « Ligne de temps » que développe l’IRI/Centre Pompidou ainsi que divers outils d’analyse de films permettront de compter et de chronométrer les plans de coupes des films – et pourquoi pas, de détecter les détails subliminaux.
By Jean-no on Sep 29, 2008
@Stanislas : Ce qui est sans doute le plus intéressant, c’est la réalité, à savoir M. Edward Bernays, neveu de Freud, à qui Philips Morris a demandé de trouver un moyen pour forcer les femmes à se mettre à fumer… (lire : Propaganda, par E. Bernays, éd. Zones, 1987, avec une préface de l’excellent Normand Baillargeon)
By Stan Gros on Sep 29, 2008
Effectivement, enfin tu verras, Thank you for smoking parle surtout des effets de rhétorique, des discours manipulateurs, de comment on dit un truc en faisant semblant d’en dire un autre (exactement ce que fait Juno avec l’adoption simple, d’ailleurs), etc.
A propos d’images subliminales, on m’a dit que Rosemary’s Baby en contenait, qui représentent le Diable, mais je n’ai jamais en l’occasion de vérifier.
By Hobopok on Sep 29, 2008
Pour avoir vu la pub de Bush, le mot rats n’est pas inscrit à proprement parler sur le candidat Gore, mais plutôt sur un fond noir portant l’inscription « Gore prescription plan ». Le mot « rats » était en fait la queue du mot « bureaucrats » momentanément grossi. La campagne de Bush prétendait ingénument qu’il s’agissait seulement d’un effet destiné à réveiller l’attention du téléspectateur. Possible. Mais prétendre à la coïncidence comme il le firent fait doucement rigoler. Cela illustre donc parfaitement la croyance, bien ou mal placée, au pouvoir des images subliminales. Ceci dit, les voix volées en Floride n’avaient, elles, rien de subliminal.
Sinon j’avais bien aimé Thank you for smoking, et pas beaucoup Juno (http://hobopok.blogspot.com/2008/04/juno-de-jason-reitman.html). On se demande même comment le même type a pu faire les deux.
By Antoine on Sep 30, 2008
A propos de wipeout, la version 2097 (ma préférée) est un des premier jeu SF à intégrer ouvertement de la pub (pour Redbull).
à l’époque j’ai pensé qu’on aurai des jeux gratos avec des coupures pub insérées avant des points précis. C’était aussi l’époque des téléphones portables gratuits avec de la pub avant d’avoir son correspondant ! Il y a quand même quelques territoires ou cela ne fonctionne pas.
By Alex" on Oct 5, 2008
Thank you for smoking est effectivement pas mal du tout – surtout son absence (ou presque) de parti pris moral, en fait.
Concernant la publicité et les cigarettes, en sus du neveu de Freud, il ne faudrait pas oublier Albert Lasker – pionnier de la pub’ et des agences media – et Lucky Strike.
Pour la faire courte: c’est un de ceux qui a tenté d’ouvrir le marché de la cigarette aux femmes américaines. D’abord à travers des publicités présentant les modèles aspirationnels européens de l’époque (actrices, notamment) en train de fumer des Lucky avec une baseline type « I take Lucky for my precious voice ». Ce d’abord pour vaincre l’image négative associée aux femmes qui fumaient aux US (= femmes de petite vertue).
Mais surtout, c’est lui qui a eu un « insight » visionnaire (à une époque où on croyait encore aux bienfaits de la radioactivité, s’entend – cf. les fontaines au radium).
Ainsi, après que les fabricants de bonbons – qui voyaient leurs ventes chuter au profit des pauses cigarettes – eurent contre attaqué en disant que la cigarette était mauvaise pour la gorge, Lasker lança une nouvelle campagne jouant sur le thème de l’obésité: « reach for a lucky, not a candy ».
Quant à Fight Club, si tu ne l’as pas vu, je t’invite chaudement à le voir. Non seulement, on y retrouve l’histoire des images subliminales (utilisées à plusieurs niveaux, d’ailleurs – je n’en dis pas plus pour ne pas spoiler).
Mais en sus, un peu comme Assassin(s), le film tient deux discours opposés sur la société de consommation; ce qui, connaissant l’œuvre original, me semble plus que volontaires.
A ce propos, je t’invite à jeter un rapide coup d’oeil à cette analyse, qui ne dévoile rien du synopsis (par ailleurs plutôt bon) mais s’attache plutôt à voir le film comme un gigantesque happening.
By Jean-no on Oct 8, 2008
Désolé, je n’ai pas publié ton commentaire de suite, il s’est retrouvé dans les spams (c’est la première fois que mon antispam se trompe).
Albert Lasker a en fait travaillé avec Bernays, du moins pour le même client et en même temps, dans le même but : mettre les femmes au tabac.
Fight Club, oui, je l’ai vu (mais pas lu le livre) et à vrai dire c’est un film que j’aime vraiment bien : les surprises du scénario fonctionnent et l’image est futée et soignée.
By Wood on Oct 8, 2008
Le roman Fight Club vaut la peine d’être lu, vraiment, et aussi les autres bouquins de Chuck Palahniuk
By Jean-no on Oct 8, 2008
On m’en a dit grand bien oui.
By Alex' on Oct 8, 2008
Pas de problème pour le délai – l’essentiel c’est que le dialogue ait pu se faire.
Je n’étais pas certain que Bernays et Lasker aient bossé de concert (mais après tout ça semble plutôt normal) – merci de la précision !