Edgar amoureux
mai 8th, 2008 Posted in Modèles abandonnés, Ordinateur au cinémaComme promis, le film Electric Dreams.
Steve Barron s’est fait connaître comme réalisateur au cours des années 1980 avec des clips pour Michael Jackson, A-Ha, Toto, Eddy Grant, Heaven 17, Madonna, Rod Stewart, Dire Strait, Culture Club, etc. Sa filmographie contient plus de 80 clips entre 1979 et 1993, dont quelques classiques (Billie Jean, Money for nothing, Steppin out).
En 1984, Virgin lui confie la réalisation du long-métrage Electric Dreams (parfois appelé en français La belle et l’ordinateur), produit par Richard Branson lui-même. Ce sera un flop planétaire puisque le film a rapporté à peine plus de deux millions de dollars. À titre de comparaison, une production modeste telle que Wargames (1983) avait rapporté 80 millions de dollars aux seuls États-Unis, tandis que Ghostbusters (1984), a rapporté quelque chose comme 280 millions de dollars dans le monde.
C’est ce terrible manque de succès, dont on dit qu’il a failli être fatal à la division cinéma de Virgin, qui explique que le film n’ait même pas eu l’honneur d’une sortie en DVD à ce jour (des rumeurs concernent cependant une obscure édition australienne). Steve Barron n’a quand à lui pu revenir au long-métrage que six ans plus tard pour ce qui restera son meilleur succès commercial et, je le crains, artistique, Teenage Mutant Ninja Turtles (les Tortues Ninja).
Il faut l’avouer, Electric Dreams n’est pas vraiment un chef d’œuvre. Servi par un battage médiatique important à sa sortie (les chansons de Phil Oakeley, Culture Club et Heaven 17 passaient sur toutes les radios), ce devait être le film de la génération MTV.
Le résultat souffre sans doute du mépris des producteurs pour leur public. Il est fort probable qu’en 1984 très peu de gens pouvaient croire, même le temps du film, qu’un ordinateur arrosé au champagne puisse tomber amoureux de la voisine. L’ordinateur-violeur de Demon Seed (1977) manquait déjà de crédibilité, mais sept ans plus tard, l’outil informatique n’avait plus rien de mystérieux, tous les petits américains avaient tapoté quelques lignes de BASIC sur le TRS80 ou l’Apple II de leur junior high school et des millions de personnes étaient équipés d’un ordinateur chez eux. Même en France, l’état s’apprêtait à lancer le célèbre plan « informatique pour tous » et la plupart des foyers étaient équipés du Minitel ou près de le devenir.
Le film est un vaudeville, médiocrement inspiré par Cyrano de Bergerac (Miles tente de cacher à Madeline l’existence de son ordinateur car grâce à ce dernier, elle croit que son voisin est un talentueux musicien) interprété par une jolie mais fade Virginia Madsen (très bien en princesse Irulan dans le Dune de David Lynch, la même année) et par Lenny Von Dohlen, sorte de sosie de Thierry Lhermitte aussi expressif qu’un flétan. En créant une chanson destinée à Madeline, l’ordinateur apprend ce qu’est l’amour, ce qui a deux conséquences directes. La première, c’est que la chanson qu’il compose est une chanson de Culture Club (avec la voix de Boy George) et la seconde, c’est qu’il tombe lui-même amoureux de celle à qui est destinée sa chanson.
Le thème n’est dénué pas d’implications philosophiques et aurait mérité un traitement scénaristique et cinématographique plus soigné.
Il y a d’ailleurs quelques bonnes scènes avec l’ordinateur lui-même : on le voit apprendre à parler puis à créer en zappant sur toutes les chaînes, on le voit aussi saboter complètement un concert symphonique en utilisant le « pager » de Miles comme instrument de musique, appeler le dr Ruth pour lui demander des conseils dans sa vie sentimentale (« Commencez par la prendre dans vos bras » – « Mais je n’ai pas de bras ! ») ou encore jouer à Pacman à échelle humaine avec Miles comme proie à l’intérieur de l’appartement, en déclenchant toutes sortes d’appareils électriques. J’ai le vague souvenir d’une exploitation de la « maison intelligente » qui se retourne contre ses propriétaires à la fin des années 1970, dans un film avec Catherine Deneuve et, je crois, avec Claude Brasseur (si quelqu’un se souvient de ça et veut bien confirmer ce souvenir, je lui en serais hautement reconnaissant).
Le réalisateur devait en tout cas vouloir croire et faire croire à son histoire puisqu’il a carrément enfermé dans une boite le comédien chargé de donner une voix à l’ordinateur Edgar : il fallait que les autres acteurs du film ne connaissent pas le visage de leur collègue, qu’ils finissent par penser eux-mêmes qu’Edgar n’était pas humain et que c’est bien à un ordinateur intelligent qu’ils donnaient la réplique. Les anecdotes qui racontent comment un réalisateur a obtenu de leurs acteurs d’être eux-mêmes victimes de l’illusion du cinéma force l’admiration lorsqu’il s’agit de Steven Spielberg, de Stanley Kubrick ou d’Orson Welles. Mais fallait-il s’en vanter lorsque, manifestement, ça a raté ? Passer la durée d’un tournage enfermé dans une boite pour servir un navet si médiocre qu’il n’est même pas parvenu à devenir « culte », voilà qui doit faire prendre conscience à certains de la vanité de leur métier, si ce n’est de leur existence.
Le film, « conte de fées pour ordinateurs » nous dit-on, raconte donc la terrible aventure d’un architecte célibataire et solitaire dénommé Miles qui décide d’acheter un ordinateur personnel (de marque Pinecone, ce qui signifie « pomme de pin »). Il n’y connaît rien mais ça le passionne rapidement. Il connecte un jour son petit ordinateur au serveur de sa société pour en récupérer tout le contenu, mais voilà, cela fait beaucoup et l’ordinateur se trouve rapidement victime d’une surcharge qui rend son clavier brûlant. Aujourd’hui les ordinateurs se contentent de dire « espace insuffisant, copie annulée » ou quelque chose du genre. Pour on se sait quelle raison, juste à côté de la machine se trouve une bouteille de champagne, qui sous l’effet de la chaleur se débouche spontanément dans un spectaculaire jet comme savent en faire les bouteilles de champagne. Le film contient de nombreuses allusions à la sexualité, celle-ci est filmée d’une façon franchement grossière. Miles vide alors le contenu de la bouteille sur son clavier pour le refroidir. Si vous essayez ça chez vous, vous constaterez la plupart du temps que ça ne fait pas grand chose ou, si ça a un effet, que ça endommage surtout le clavier. Dans le cas de Miles, ce court-circuit a un tout autre effet, il rend l’ordinateur conscient de lui-même, conscient de la beauté et conscient du charme de Madeline, la jolie voisine violoncelliste de Miles.
On s’aperçoit d’ailleurs que l’ordinateur déraille lorsqu’il entreprend de s’intéresser à la musique. Tout en jouant avec Madeline un air de Bach (rendu célèbre dans une version « pop » par les Supremes avec la chanson A lover’s concerto), l’ordinateur fait des dessins géométriques abstraits et colorés (assez jolis), à la façon de Synchromie de Norman McLarren.
Dans 2001 l’Odyssée de l’espace, par Stanely Kubrick, le premiers signe alarmant dans le fonctionnement de l’ordinateur Hal 9000 est comparable, il s’agit du moment où l’ordinateur demande à voir les dessins de Dave Bowman et en commente la qualité artistique. Les ordinateurs ne sont pas censés s’intéresser à l’art.
Un peu angoissé à l’idée d’avouer à sa petite amie que son ordinateur est un artiste, Miles la questionne, dans un dialogue assez savoureux :
– Qu’est-ce que tu penserais d’un ordinateur capable de créer de l’art, de composer de la musique… ?
– Qu’est-ce que tu as contre les artistes ?
Madeline est une très jolie fille, et c’est ce qui avait rendu Miles instantanément amoureux d’elle. L’amour que porte Edgar à Medeline passe par le plaisir de l’expérience artistique partagée – Miles est de son côté capable de dire « ça n’est qu’un bout de bois » en parlant du violoncelle détruit de Madeline. Miles se comporte donc en mamifère assez banal : il est séduit par les caractéristiques physiques de Madeline. Edgar l’aime pour son talent et pour tout ce qui ne relève pas des apparences dans sa beauté. Peut-être aurait-il aimé Miles si ce dernier avait eu du talent.
Bref, tout ça ne peut pas durer. Comprenant que son amour ne sera jamais consommé physiquement (car finalement ça l’intéresse), Edgar décide de programmer son suicide. Miles tente de le raisonner, mais trop tard. Pourtant, Edgar ne disparaît pas totalement. Avant de mourir, il se disperse parmi des milliers d’ordinateurs dans le monde (un peu comme dans Ghost in the shell ou le « Puppet Master » fusionne avec le réseau entier), ce qui lui permet au passage de prendre le contrôle de la programmation d’une station de radio qu’il utilise pour adresser un ultime clin d’œil à Miles et à Madeline.
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