Le dernier réaliste
septembre 26th, 2008 Posted in Bande dessinée, Pas gaiJ’apprends que Raymond Macherot est mort la nuit dernière à l’âge de 84 ans. Sa carrière n’a pas été rose, car bien qu’il appartienne au panthéon de la bande dessinée belge et que plusieurs monographies et expositions lui aient été consacrées, il n’a pas connu un très grand succès public. Victime d’une dépression, il a eu de plus en plus de difficultés à produire jusqu’à cesser complètement il y a près de vingt ans. Ses dernières oeuvres sont sombres et angoissées (plus Twin Peaks que Disney, malgré le zoomorphisme des personnages), on les redécouvrira un jour mais en attendant, elles ne sont même plus rééditées. Il faut dire que dans le registre, Macherot a été très mal servi. Sa première série, Chlorophyle, a été reprise par des auteurs plus ou moins talentueux dont aucun n’a jamais compris l’intérêt de la série : drôle mais sombre, faussement candide et véritablement politique, Les Aventures de Chlorophyle et Minimum n’avait pas grand chose à voir avec les Chick Bill, Dan Cooper et autres Pom et Teddy qui remplissaient les pages du journal de Tintin… Il était peut-être le seul « réaliste » de l’hebdomadaire des 7 à 77 ans. Il parlait de l’organisation sociale, de la bêtise, du courage, de la mort, enfin de tout ce qui compte. Bien sûr, d’autres auteurs de Tintin sont très importants, mais ce sont les livres de Macherot que j’emmènerais sur une Île déserte.
Venu chez Spirou, notamment pour fuir Chlorophyle qui ne l’intéressait apparemment plus beaucoup, Macherot n’a pas été beaucoup mieux traité. Son récit Chaminou et le Khrompire n’a pas été très bien compris. Toujours centré sur la question du pouvoir, il y montrait l’envers d’une monarchie « éclairée » en usant de la métaphore de l’anthropophagie (ou plus exactement la zoophagie puisque le royaume de zoolande est peuplé d’animaux) : certes, les fauves — l’aristocratie — étaient officiellement devenus végétariens, mais ils restaient des fauves. Le mot « régime » prend alors plusieurs sens (je le réalise en l’écrivant). Trop noir, trop bizarre, comme souvent la pression des collègues et les mauvaises notations des lecteurs (les lecteurs belges de Spirou classaient leurs auteurs par ordre de préférence) ont eu raison du chat-détective.
Les éditions Dupuis avaient embauché Macherot pour qu’il refasse Chlorophyle, c’est à dire dans leur idée une bande dessinée animalière naïve. Pourtant, Chlorophyle contenait sans doute toute la violence de Chaminou, il suffisait de bien le lire pour en juger. La série Chaminou s’arrête donc là et ne sera reprise que vingt-cinq ans plus tard, en un hommage un peu feignant (mais pertinent) par Yann Pennetier et Bodart, L’Affaire Carotassis.
Macherot a été contraint de refaire Chlorophyle. Il a donc crée donc une version féminine du personnage, l’insupportable souris Sybilline. Bourrée de bonnes choses, la série évoluera peu à peu vers une certaine noirceur (Burokratz le vampire, Le Violon de Zagabor,… On trouvera un guide de lecture pour cette période sur le blog de David Turgeon) et un trait de plus en plus relâché. Il a eu d’autres séries mais aucune ne m’a intéressé et je n’ai pas grand chose à en dire : le chat Mirliton, le Père la Houle, Clifton, Mulligan.
On dit que Macherot se moquait totalement de ce qui pouvait advenir de son oeuvre. Elle est pourtant brillante et mérite d’être proprement et intégralement rééditée. On pourrait d’ores et déjà faire un superbe livre qui ne contiendrait que les couvertures de Macherot pour Tintin, car elles étaient formidables.
7 Responses to “Le dernier réaliste”
By Stéphane Deschamps on Sep 27, 2008
Franchement j’ai bien aimé L’affaire Carotassis, j’ai trouvé que c’était délicatement fielleux. Tu pourras développer, à l’occasion ?
By Jean-no on Sep 27, 2008
J’ai bien aimé aussi, et justement je trouve super qu’ils aient repris une série mal-aimée et qu’ils l’aient comprise. Mais en y revenant, j’ai été plutôt déçu, je trouve que ça se lit très vite, qu’il y a moins de matière, je ne sais pas tellement comment dire ça… Depuis cette époque je trouve le même défaut à presque tout ce qu’écrit Yann… J’ai les derniers innommables mais je les oublie sitôt lus, alors que j’ai le sentiment (erroné) de me rappeler chaque case de « Matricule triple zéro », « Aventure en jaune » ou « Shukumei ».
Je n’ai pas lu les Chaminou suivants, par O. Saive et (officiellement) Macherot lui-même.
By Fab80s on Sep 27, 2008
Merci pour l’info, même si elle est triste. Je ne connaissais pas ce monsieur, mais je le connaissais à travers «Sybilline». J’ai lu tous les premiers albums, mon préféré étant «Sybilline s’envole». Je compte bien me trouver un album sur une brocante, parce qu’il aurait ça place dans ma bibliothèque. J’y appréciais un certain souci du détail, comme cette abeille qui traverse le cadre en faisant «BZZZ». Détail qui allait jusqu’à mettre un levier sur la porte d’une voiture (la photo a vraiment été bien choisie!). En fait, ce petit élément perturbateur qui met en marche notre imaginaire. Le tout dans un décor champêtre trés coloré.
By Li-An on Sep 28, 2008
Très bien, voilà ce qu’il fallait dire sur Macherot (je suis un gros fainéant, je l’avoue). Tout à fait d’accord sur le Bodard & Yann. J’ai mis beaucoup de temps à le digérer (Chaminou « tuant » un innocent n’est pas vraiment dans l’esprit de Macherot). Et je bisse les commentaires sur les scénars de Yann (tu oublies quand même les Libellules).
Tu oublies de préciser que toute une période de Sybilline n’est même plus scénarisée par Macherot pour cause de dépression (et ce n’était pas génial).
Un truc que j’adore chez lui, ce sont les fonctionnaires de la sécurité qui chantent de la variété bonbon.
By Jean-no on Sep 28, 2008
Je crois que c’est justement avec Macherot que j’ai eu pour la première fois conscience de ce qu’était un auteur, car dans la collection verte Lombard, il y avait des histoires que je trouvais fortes ou cohérentes et d’autres juste niaises… Et la différence c’était l’auteur : dès qu’on arrive à Dupa, de Groot,… Plus rien à voir.
Mais pour Sybilline j’ai du mal à apprécier les différentes périodes car j’ai lu ça dans le pire désordre, sauf la fin car là, j’étais abonné à Spirou-ami-toujours-partout.
By david t on Sep 29, 2008
l’affaire carotassis c’est un peu la dernière enquête d’hercule poirot, où on apprend que le héros aussi peut tuer lorsque nécessaire: carnivore partout toujours. cela dit, je ne suis pas sûr que macherot voyait cette extrémité dans son personnage.
je pense qu’une force de macherot (contrairement à yann) est que, même dans la satire, il réussissait à éviter le mauvais esprit. macherot avait une sincérité sublime qui englobait tous les travers, toutes les méchancetés, tout le mauvais esprit du monde. d’où la jubilation autour du personnage du méchant (toujours mémorable chez macherot), dont les motivations sont claires et franches: même que le lecteur est invité à les partager béatement, sans complexe, le temps d’une histoire.
aussi, petit commentaire sur les périodes de sibylline. en gros il y en a trois. la première comprend les trois premiers albums (la betterave, en danger et les abeilles), qui reprennent en gros la dynamique des chlorophylle et chaminou.
le petit cirque représente, je pense bien, le début de la dépression de macherot. la «période deliège» ne concerne que six épisodes entre 1972 et 1975, dont une partie est restée inédite en album. c’est une partie mineure mais qu’on peut apprécier sans peine avec un peu de bonne volonté. les cravates noires est un récit de deliège aux connotations étonamment violentes.
cette période précède immédiatement l’entrée de sibylline dans le fantastique pur, qui formera en fin de compte, et de loin, la majeure partie (si ce n’est qu’en nombre de pages) de cette série. je rappelle également que le plus gros de cette période fantastique, qui est tout bonnement excellente (je me tue à le dire), est toujours inédit en album.
By Fab80s on Oct 3, 2008
Merci pour ces précisions trés éclairées. Je suis fan de Sybilline, on a le droit !