Bande dessinée sur ordinateur (1984)
décembre 11th, 2010 Posted in Bande dessinée, Images, Mémoire, VintageLe mensuel Zoulou est un grand souvenir pour moi. Lancé en avril 1984 et lié à Actuel, ce journal de bande dessinées a fait entrer la culture punk et chic des « graphzines » et de Bazooka dans les kiosques, de manière peut-être encore plus radicale que Métal Hurlant ou L’Écho des Savanes.
On pouvait lire côte à côte dans Zoulou des auteurs underground étrangers (Burns, Carpinteri, Nazario, Ceesepe, Marti), des auteurs français (Max, Caro1, Sire, Olivia Clavel, Tramber, Jano, Benito, Margerin, Mezzo, Vuillemin, Ouin, Willem, Gibrat), et puis quelques plumes plus ou moins liées à Actuel : Eudeline, Joignot, Bizot, Pacadis, Casoar, Headline, Berroyer…
Le premier numéro était accompagné d’une série d’autocollants publicitaires somptueux, dont un était signé par Gerbaud, du fanzine Au Sec!.
Pour Zoulou, Philippe Gerbaud a collaboré avec Toffe2 sur une bande dessinée de trois pages intitulée Et dieu naquit la femme.
Le texte introductif affirme qu’avec Toffe et Gerbaud, « le dessin sur ordinateur cesse de faire pitié […] il annonce la fin d’une époque peuplée de gommes et de crayons ».
Plus qu’une bande dessinée, ce travail se présente comme un manifeste, parfois aux limites de la réclame pour le Macintosh d’Apple, dont le premier modèle était sorti quelques mois plus tôt. Le texte, écrit dans un style assez impayable, est signé Marat :
Les croqueurs de pomme se sont levés tôt : cette année, une éternité d’ennui s’achève. Nous quittons les paradis de l’informatique, mondes parfaits, silencieux, hygiéniques. Derrière nous, les monstrueux systèmes calculateurs d’infini, conçus pour la bombe atomique et le recensement. Derrière nous, les salles climatisées, les grands listings, les armoires à glace de l’électronique. Dans les lieux de culte, les maîtres-ingénieurs se terrent, appeurés, et lancent de longues litanies de chiffres et de formules.
Peine perdue : dehors, dans les vergers déserts de la Création, les faiseurs d’images sont à l’œuvre. À peine sorti de son sac de voyage, voici leur instrument, leur objet du désir : neuf kilos de muscle et de cervelle en boîte. Sur l’écran de Macintosh, miracle improbable de l’informatique, il y a, depuis l’origine, de suprêmes mickeys : ceux des dessinateurs d’Au Sec!, qui ont trituré jour et nuit le placenta de Macintosh naissant.
[…] D’un double coup de gomme, éclaircissons l’écran, pour découvrir l’attirail de toute genèse graphique : commandés à partir de la souris, petit boitier qui se déplace sur la table et sous la main, voici le crayon, le pinceau (c’est-à-dire trente pinceaux différents), la gomme, le pot de peinture, les formes géométriques diverses ; en bas, une collection de trames, toutes modifiables à volonté ; en haut, une infinité de commandes, permettant de multiplier les pains, de renverser les situations, de réduire les têtes, d’écrire la bible et de l’enluminer.
Ce texte annonce la véritable naissance de l’ordinateur individuel en tant qu’outil de création, et prétend que l’aura de froideur qui était jusqu’ici associée à l’informatique est caduque.
Et Dieu naquit la femme n’est pourtant pas le tout premier travail de ce type de Toffe et Gerbaud puisque, si je comprends bien, ces derniers venaient de participer à l’exposition Electra (1983) au Musée d’art moderne de la ville de Paris, sous le nom d’ACI Studio et à l’aide d’un ordinateur Lisa, le précurseur du Macintosh.
Pour l’anecdote, dans le même numéro de Zoulou, on peut lire un article consacré aux graphzines où sont cités des noms qui ont fait leur chemin depuis : Placid et Muzo, Bruno Richard, Pierre di Sciullo,… Il est impossible d’en jurer, mais il me semble reconnaître Michel Gondry sur un cliché du collectif Gabor Kao.
Supplément (08/2024) : Sur les rapports entre Philippe Gerbaud et le numérique, on peut se référer à son entretien avec Maël Rannou dans la revue Gorgonzola #20, parue en décembre 2014.
- Marc Caro, devenu depuis co-réalisateur de Delicatessen et de La Cité des enfants perdus avec Jean-Pierre Jeunet. [↩]
- Christophe Jacquet, dit Toffe, est à présent un graphiste assez renommé, on lui doit par exemple les identités visuelles du site Poptronics ou du Cneai. [↩]
8 Responses to “Bande dessinée sur ordinateur (1984)”
By Omer Pesquer on Déc 12, 2010
Je ne connaissais pas ce « Et dieu naquit la femme. » datant de 1984, beaucoup plus avant-gardiste que le Shatter de Mike Saenz :
http://www.magforum.com/computer/computermagazines.htm#bik
http://goodcomics.comicbookresources.com/2006/07/30/the-problem-with-shatter/
By Xavier on Déc 13, 2010
Une des toutes premières bande dessinée réalisée sur ordinateur est Digitaline, avec son dessin tout pixellisé. Ça date de 1989, aux éditions du Lombard.
By Wood on Déc 14, 2010
Ah oui, Shatter, je me souviens d’en avoir entendu parler à l’époque… des articles sur la « première BD dessinée par ordinateur »…
Zoulou par contre, je ne connaissais pas.
By Gerbaud on Déc 15, 2010
Votre article est très exact, Toffe et moi-même avions respectivement, en Avril 1984, réalisé une histoire en BD qui faisait partie du dossier de presse offert à l’occasion de la soirée consacrée au lancement de la machine. Cela se passait au Pavillon Gabriel sur les Champs-Elysée. Apple, dont le PDG était Jean-Louis Gassée, nous avait prêté un Mac dés novembre 1983, l’ambiance était top-secret, nous ne devions pas révéler ce qui se préparait.
En ce qui concerne « Et Dieu Naquit la femme », la parution dans Zoulou était un condensé d’un petit livret du même nom que nous avions édité à 50 exemplaire. Bref c’est ainsi que nous avons commencé à défricher les espaces numériques.
By Jean-no on Déc 15, 2010
@Gerbaud : Un immense merci pour ces précisions
By Jim Valstar on Oct 3, 2013
A propos de la photo agrandie de la page de Zoulou, il ne s’agit pas de Michel Gondry mais d’Étienne Charry, guitariste du groupe « Oui Oui » et ami de Michel Gondry.
By Jean-no on Oct 3, 2013
@Jim Valstar : sûr ? J’ai toujours trouvé un air de famille aux deux ceci dit.
By Émile Futur on Août 17, 2015
Je confirme l’information de Jim Valstar, il s’agit bien d’Étienne Charry sur la photo agrandie, sans aucun doute possible…
Merci pour votre article, précis, mais aussi juste et de bon goût!