Profitez-en, après celui là c'est fini

Les retraites

octobre 18th, 2010 Posted in Les pros, Parano, Pas gai

J’ai visionné avec intérêt la fin de la dernière émission Arrêts sur Images, où le sociologue Louis Chauvel expliquait, comme il l’a fait dans le Monde dernièrement, que l’état de la démographie française condamne sans appel les jeunes d’aujourd’hui à vivre moins bien que leurs parents et leurs grands parents, et qu’ils ne profiteront pas des retraites pour lesquelles ils défilent dans les rues.
Bref, notre système social a mangé son pain blanc.

Louis Chauvel, dans Arrêts sur Images (15/10/2010).

Les abonnés d’Arrêts sur Images qui participent au forum consacré à l’émission prennent très mal cette intervention dans l’ensemble. Ils y entendent un discours ultra-libéral et particulièrement réactionnaire. Pourtant le chercheur ne semble pas défendre de ligne politique particulière et ne donne pas vraiment de pistes politiques à suivre, si ce n’est qu’il faut selon lui réfléchir à long terme et pas en fonction des élections présidentielles de 2012. Je pense que l’hostilité que provoque son discours est due au fait que le chercheur manipule les chiffres et égrène des constats angoissants sans pour autant proposer la moindre solution satisfaisante et, pire, en désignant une génération comme responsable de la ruine des suivantes.

Pour régler tout à la fois une catastrophe écologique majeure - la terre est à bout de forces, il devient impossible de produire de la nourriture pour tous les (trop nombreux) habitants de la planète - et la question des retraites, le futur de "Soylent Green" (Richard Fleischer, 1973), situé en 2022, aboutit à la légalisation de l'euthanasie. Les cadavres sont recyclés sous forme d'une nourriture verte que l'on fait ensuite passer pour un extrait de plancton.

Sur le papier, il a vraisemblablement raison. Arithmétiquement, le système des retraites repose sur des projections optimistes déjà anciennes et qui n’ont plus cours depuis longtemps. Non seulement le financement de ce système ne fonctionne pas, mais les choses, sans doute, ne peuvent qu’empirer. Chauvel dit aussi que les actuels « jeunes » (ceux qui prendront leur retraite dans plus de cinq ou dix ans) auront connu des conditions de vie et de travail infiniment moins favorables que celles de leurs aînés : embauche au rabais, périodes de chômage, stress,…

Autre solution expéditive pour régler les problèmes de démographie... Dans le film "Logan's Run" (Michael Anderson, 1976), situé au XXIIIe siècle, les gens qui ont atteint trente ans doivent se soumettre au rite public du "carrousel", où ils sont exécutés en étant persuadés d'être réincarnés.

Il me semble que ce constat implique surtout que notre société est acculée à changer profondément, parce qu’il est absurde que nos conditions d’existence soient appelées à se dégrader alors même que toutes les conditions technologiques sont réunies pour que nous profitions d’un état de prospérité sans précédent historique.
Citons Bertrand Russell, en 1932 déjà : « Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi à la place le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour perséverer dans notre bêtise indéfiniment »1.

Les guichets de ma gare SNCF ont été remplacés par des portillons automatisés. Il sera désormais impossible d'atteindre le quai sans avoir composté son billet préalablement. La gare n'a pas encore été réouverte (les travaux ne sont pas terminés) mais à l'intérieur, des voyants clignotent, des écrans sont allumés en permanence (quel gâchis) et on peut apercevoir plusieurs caméras de surveillance. Il y avait un bureau de réservations et trois guichets, ils sont remplacés par un seul et par des distributeurs de billets. La personne préposée à l'accueil dans le préfabriqué qui a été installé le temps des travaux n'est pas formée pour vendre des billets grandes lignes, elle n'est là que pour coller les photos d'identité sur les cartes d'abonnement et pour se faire crier dessus les jours de grève ou de pannes.

Mais trois quarts de siècle après le vœu du philosophe, nous n’avons pas progressé, les conditions exceptionnelles dont nous pourrions tous jouir ne servent qu’à pérenniser un système qui court comme un canard étêté et qui ne profite, en fait, à personne. Le management « moderne » pousse les sociétés à rendre leurs employés interchangeables (ils n’ont pas de compétence particulière à monnayer), à les remplacer par des machines chaque fois que c’est possible, à baisser tous les coûts humains, à placer les individus sous une pression constante, en concurrence les uns avec les autres et dans une peur panique de perdre leur emploi — peur que justifie précisément le fait d’être à ce point interchangeables.

La banque postale transfère la compétence du guichetier sur ses clients : à nous d'apprendre à remplir des bordereaux laborieux, de savoir quelle partie du formulaire conserver, de l'horodater, etc. Le travail effectué par le client permet tout simplement de supprimer des emplois.

L’automatisation et les technologie de communication, qui devraient fluidifier les échanges et nous soulager de diverses tâches (ah, ce rêve de l’homme qui n’aura plus à travailler, obéi par les robots) servent souvent un but totalement contraire2. Où allons-nous ?
Je me demande si je ne suis pas en train d’entamer ma (bénigne) déprime automnale annuelle. Quelques indices le laisseraient croire : l’autre jour je suis resté plusieurs minutes à regarder avec émerveillement du savon liquide brillant et ambré couler d’un récipient vers un autre, avec une lenteur réconfortante.

Quoi qu’il en soit, je me dis que nous ne devrions plus nous demander s’il faut partir à la retraite à tel âge ou à tel autre, combien de trimestres il faudra avoir cumulé et à quel montant doivent s’élever les cotisations — il ne me semble d’ailleurs pas que ce soit en pensant avoir la réponse définitive à toutes ces questions que les gens manifestent ces jours-ci. Je pense que nous devrions nous demander plus généralement quel avenir collectif nous voulons nous donner, si nous voulons vivre ensemble dans le confort et la liberté ou si nous renonçons à tout espoir de progrès collectif.

  1. Bertrand Russell, Éloge de l’Oisiveté. Dans cette démonstration implacable et désopilante, le grand philosophe prouve que l’obsession du travail est artificielle et avant tout mue par les besoins de la classe dominante. Pour lui, quatre heures de travail quotidien sont bien suffisantes.
    On peut bien évidemment citer aussi Paul Lafargue, pour le Le Droit à la paresse, qui date de 1880. []
  2. Précision : le mouvement vers l’automatisation, la disparition des tâches idiotes, le partage de ces tâches entre usagers et travailleurs est un mouvement irrépressible et sans doute souhaitable, mais son bénéfice en termes de temps de travail économisé doit lui aussi être partagé entre tous. []
  1. 12 Responses to “Les retraites”

  2. By jean-michel on Oct 18, 2010

    Un peu dérisoire comme résistance, mais pour les remises de chèques je me fais candide et c’est après un certain temps, où j’explique que je ne comprends pas, ne saisis pas, qu’un agent de ma banque me le remplit. J’y perds bien 20 minutes entre l’attente et le « Oh, vous ne savez pas, pourtant c’est très facile. Je vous l’ai déjà expliqué », mais j’en ressors toujours plutôt satisfait.

  3. By Jean-no on Oct 18, 2010

    On peut dire des personnes âgées qu’elles profitent des cotisations de leurs enfants, mais au moins on ne peut pas les accuser de ne pas résister à suppression des emplois, elles font comme toi :-)
    Et en fait, oui, c’est ce qu’il faut faire. Passer par les guichets, parler à des gens,…

  4. By SebM on Oct 19, 2010

    Les choses ne sont pas si compliquées : Tant que le pouvoir de décision économique sera lié à la propriété des moyens de production, et que celle-ci sera confinée dans un petit nombre de mains, les choix économiques ne pourront qu’être orientés par les intérêts de cette minorité. Nous avons conquis une démocratie politique, encore largement imparfaite et insuffisante, mais nous l’avons conquise en mettant fin à la monarchie. Il reste à conquérir une démocratie économique, qui mettra fin au capitalisme, et qui seule permettra d’orienter les choix économiques selon l’intérêt général, sur les plans sociaux, technologiques, environnementaux, etc. Je ne sais pas si c’est pour tout de suite, mais je ne vois pas d’autre solution…

  5. By SebM on Oct 19, 2010

    Tiens, par exemple, une petite mise à jour 2.0 de la critique du capitalisme et de défense de l’autogestion avec Frédéric Lordon :
    http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1871
    (aux 2/3 de l’émission)
    Tout est bon dans le Lordon…

  6. By Jean-no on Oct 19, 2010

    @SebM : j’ai bien aimé Lordon sur Arrêts sur Images : http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=3405
    Je pense que la minorité qui dirige le monde le fait ainsi par manque d’idées, eux aussi sont coincés dans les mêmes schémas, ils pensent qu’il ne peuvent que perdre leurs billes si un changement s’opère. Bien sûr, on peut les zigouiller et les remplacer par d’autres qui deviendront vite pareil, comme ça a été fait x fois dans l’histoire. Mais il me semble qu’on a les moyens de penser autrement. Encore faut-il le vouloir.

  7. By SebM on Oct 19, 2010

    Bourdieu répétait souvent une phrase de Marx : « les dominants sont dominés par leur domination ». Tout individu est pris dans des structures sociales, qu’il soit dominant ou dominé (il est souvent un peu les 2), et ces structures lui imposent un rôle. Donc ce qu’il faut changer, ce n’est pas les individus, mais les structures. Et le fait est que dans l’Histoire, elles ont beaucoup changé, et plutôt en mieux (même si dans les dernières décennies le mouvement est inverse). Pour ne prendre qu’un exemple, le champ scientifique (de même que le champ artistique) s’est autonomisé (même si là aussi ça régresse en ce moment), produisant une logique interne inverse à celle de l’ordre capitaliste, et qui pourrait largement inspirer un fonctionnement non capitaliste de l’économie…

  8. By SebM on Oct 19, 2010

    (J’ai comme un sentiment de déjà-vu dans cet échange…:-))

  9. By Jean-no on Oct 19, 2010

    Comme je n’ai aucune mémoire, j’ai toujours un sentiment de déjà vu.
    Le champ scientifique ou le champ artistique sont deux modèles que j’affectionne, mais en même temps ils sont souvent compromis – il faut bien manger.

  10. By Nathalie on Oct 19, 2010

    Il faut faire attention, toutefois, à ne pas tomber dans la nostalgie des boulots type poinçonneur du métro… Dans l’idéal, c’est très bien que les tâches ingrates soient dispatchées et non effectuées de manière répétitive et aliénante par une seule et même personne. Remplir soi-même un bordereau, passer par un portillon qui validera son billet (enfin… tant qu’on ne se fait pas quasi assommer par les portières comme ça arrive parfois quand on ne passe pas assez vite), ce serait bien si ça servait à financer des emplois intéressants et de véritables services. Or c’est là que le bât blesse. La disparition des services est en train de devenir systématique et on les remplace par ce que j’appelle des services savonnette : des gens stressés, mal payés, sans moyens d’action autre que de répéter des phrases toutes faites, et qui ne servent plus que d’alibi aux entreprises et de déversoir à bile aux usagers. Le pire, c’est que ça gagne les services publics.

  11. By Jean-no on Oct 19, 2010

    @Nathalie : tu as raison, j’ai ajouté une note à ce sujet du coup.

  12. By delfine on Oct 20, 2010

    Bravo pour ton article et particulièrement pour ton dernier paragraphe, que nos chers politiques (en font-ils vraiment de la politique au fait ?)font bien semblant de ne pas voir.
    En effet, les revendications ne sont pas de s’accrocher à un régime stupide et insolvable comme ils cherchent à nous le faire croire.
    Pour avoir fait toutes les manifs jusqu’à aujourd’hui, il est clair que le discours ambiant n’est pas orienté uniquement sur les retraites. Évidemment que ce sujet stigmatise à lui seul le vrai malaise qui règne quant à la répartition et au partage des richesses (nous sommes un pays super riche, nous sommes parmi les travailleurs les plus productifs du monde, désolée pour les idées reçues..)

    mon baromètre le plus sûr : je ne me fais plus traiter de gauchiste, d’utopiste ou de communiste dès que j’ouvre la bouche pour exprimer mes idées politiques… Je suis heureuse de constater que le « There Is No Alternative » est en train de basculer dans l’autre sens, que le discours ultra ultra libéral et consumériste qu’on nous somme de croire depuis 50 ans ne marche pas, et que l’utopie n’est peut-être plus là où ils (sarko&co) nous disent qu’elle est.

    En ce qui concerne Arrêt sur image, ils avaient qu’à inviter Bernard Friot…

    Pour les remises de chèque, j’avoue, je vais au guichet parce que je n’ai jamais mon numéro de compte sur moi… Mais j’applique ce raisonnement aux caisses automatiques des supermarchés que j’honnis, que j’exècre, que je méprise..6 caisses dirigées par une seule caissière (imaginons un instant l’économie réalisée par les actionnaires de Auchan ou Carrefour, et le stress proportionnellement grandissant chez ces mêmes caissières)
    Elles (les machines) ne fonctionnent pas,ou les clients ne savent pas les faire fonctionner, elles n’acceptent pas de chèques ou de liquide, et je ne suis même pas sûre que les responsables qui ont mis en place ces engins aient fait un calcul pour savoir si c’est rentable..Enfin si, ça doit l’être..
    Et puis franchement, déjà que faire ses courses dans ce genre d’endroit est particulièrement glauque (néons à gogo, musique de gaga, produits remballés, légumes en plastique…) si en plus on peut même plus dire bonjour à la dame, donner et recevoir des sourires parce qu’on a laissé passer la vieille dame qui n’a que un camembert et une soupe en brique… Alors je vous le demande ma bonne dame.. où va-t-on?
    :)

  13. By Tom Roud on Oct 20, 2010

    Complètement d’accord avec l’article. Un autre avatar moderne malsain est le remplacement des caissières de supermarché par des caisses automatiques, où le client scanne lui-même la marchandise. C’est monnaie courante désormais en Amérique du Nord, est-ce que ça a traversé l’Atlantique ?

    Je pense comme toi que les minorités qui gouvernent le monde manquent totalement d’imagination et de créativité, sauf quand il s’agit de se convaincre que le monde est panglossien et que les solutions qu’ils proposent sont les seules possibles. On en a une bonne illustration avec la réforme des retraites ces jours-ci.

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