De la mise en scène des catastrophes
juillet 21st, 2010 Posted in Images, indices, Les prosUne intéressante affaire, révélée par AmericaBlog (média fondé par l’avocat, conseiller politique et activiste John Aravosis), embarrasse la société British Petroleum.
En observant à la loupe une photographie du centre de commande de Houston, dédié à gérer la catastrophique fuite de pétrole qui a lieu en ce moment même dans le Golfe du Mexique, il a été possible de démontrer que le contenu de certains des moniteurs de contrôle montrés sur l’image été modifiés.
Le pétrolier britannique, pris la main dans le sac, a admis la manipulation et rapidement remplacé l’image retouchée par le cliché d’origine, que voici :
Au jeu des sept erreurs, on peut constater que trois écrans de l’image d’origine qui affichaient des images illisibles ou qui étaient vides ont été remplis avec des images empruntées aux autres écrans.
Le lendemain, AmericaBlog a fait état de la découverte de détails suspects dans un autre cliché diffusé par BP pour illustrer l’opération « Top Kill », qui a eu lieu il y a déjà deux mois et qui consistait à colmater la fuite en injectant des tonnes de boue puis de ciment dans le conduit.
En agrandissant suffisamment l’image, on remarque sans difficulté un détourage à la hache de l’écran vidéo-projeté, au dernier plan.
Cette fois, il est difficile de dire si le but de la manœuvre était de modifier le contenu de l’image projettée ou (très vraisemblable à mon avis) s’il s’agissait juste de rendre cet écran projetté lisible en modifiant son rapport entre contraste et luminosité.
Ce qui est intéressant dans ces images « fausses », c’est que leur inauthenticité n’a strictement aucun intérêt en termes de manipulation, du moins à un premier niveau, puisqu’il s’agit d’interventions cosmétiques qui ne vont, a priori, pas modifier profondément notre perception de l’actualité que ces clichés illustrent. Rien à voir, par exemple, avec l’inquiétante multiplication des missiles iraniens sur un célèbre cliché diffusé par l’AFP (et fourni par le régime iranien) ou de l’augmentation virtuelle du public venu applaudir silvio Berlusconi sur la place du dôme, ou autres manipulations récemment mises à jour.
À un second niveau, ces images ne sont pas si neutres.
Diffusées sur le site de British Petroleum, en grande résolution et gratuitement (à condition de ne pas être utilisées dans des articles hostiles au détenteur du copyright, est-il spécifié), ces images ont une fonction précise, qui est celle d’illustrer la lutte contre la plus grande marée noire de l’histoire. Il ne s’agit donc pas d’information ni de documentation mais de communication pure et dure.
L’image reproduite ci-dessus, par exemple, ne semble pas avoir été retouchée. En revanche elle est mise en scène : les trois écrans qui se trouvent au sol semblent n’avoir aucune justification pratique et ne doivent leur emplacement absurde qu’à la manière dont ils meublent l’image.
L’image suivante, qui évoque un poste de contrôle de vidéo-surveillance ou le cockpit d’un avion très moderne, multiplie les écrans de manière tout aussi absurde puisque la même image est répétée cinq fois.
BP veut nous convaincre de son professionnalisme et de sa détermination en nous fournissant des images généreuses en lumières et en couleurs, des images soignées, qui font écho à d’autres images, à certains films de guerre ou encore à l’iconographie de la conquête spatiale. Le but, je pense, est d’évoquer les hautes technologies, et de ne surtout pas ressembler à une équipe d’employés du tertiaire en pleine séance de brainstorming.
Ces images me rappellent beaucoup la salle de contrôle du NORAD dans le film Wargames.
La plupart des personnes qui figurent sur les images diffusées par BP sont montrées de dos, ce qui symbolisele travail et l’humilité — si les recettes de la peinture bourgeoise du XIXe siècle sont toujours valables.
Aucune ressource n’est négligée, même les écrans travaillent, y compris à double-emploi. Les compositions sont équilibrées, stables, ce qui suggère une ambiance réfléchie et concentrée : le problème n’est pas pris à la légère, les rares visages qui sont tournés vers l’objectif arborent une mine soucieuse, personne ne sourit, mais pour autant, les ingénieurs ne paniquent pas.
Bien entendu, rien de surprenant dans ce « storytelling », ni dans cet appel à un imaginaire de fiction pour traiter de questions d’actualité, puisque du pur point de vue de la compagnie pétrolière, la catastrophe écologique se double d’une catastrophe communicationnelle qu’il faut gérer aussi.
Espérons que leurs priorités restent les bonnes.
Je trouve amusant que ce soit des dispositif technologiques d’affichage qui soient retouchés. L’écran est synonyme d’accès à l’information et, depuis l’existence d’interfaces informatiques sur écran, de capacité à agir. Pas un moniteur ne doit être illisible ou sous-employé.
Le souci de ne pas présenter d’écrans désœuvrés existe au cinéma depuis plus de trente-cinq ans. Pour son film Westworld (1973), Michael Crichton avait occupé les écrans du centre de contrôle du (catastrophique) parc d’attraction par des animations nuériques programmées par l’artiste John Whitney. Il s’agissait à l’époque de montrer l’activité intense des machines, mais à présent ces images n’évoquent plus l’activité des ordinateurs, elles rappellent au contraire les repose-écrans, inventés dix ans plus tard pour empêcher les ordinateurs de s’abimer en affichant perpétuellement une même image.
(illustrations : British Petroleum pour les six premières images, puis Wargames et WestWorld )
11 Responses to “De la mise en scène des catastrophes”
By Béat on Juil 21, 2010
Je trouve aussi ces écrans très amusants. Ils symbolisent confusément toute la haute technicité qu’on prête à ces experts chargés de sauver la planète, ou plus prosaïquement, tout le sérieux et à la renommée des pétroliers fautifs. Et cela, quel que soit pratiquement le contenu de ces écrans, pourvu que ça ait un air vaguement technoïde. Le rapprochement avec le cinéma est judicieux. On peut tenter un autre apparentement avec la télévision, en particulier avec les journaux télévisés dont les arrière-plans sont en permanence «meublés» d’animations les plus variées pour juste donner l’impression qu’il se passe quelque chose, que c’est là que ça se passe.
Comme souvent, quand une retouche est découverte, cela est dû à des maladresses à peine croyables, alors que BP paie sûrement des sommes considérables à des spécialistes pour gérer leur com de crise.
By Jean-no on Juil 21, 2010
@Béat : ah oui, les rédactions du journal télévisé sont un exemple comique de cette propension à mettre des écrans partout…
By Ideophage on Juil 22, 2010
Dans les films ou série TV, l’anachronisme le plus hilarant est quand même le petit gazoullis électronique semblant émaner d’un buzzer des années 70 qui accompagne infatigablement la recherche frénétique de l’ordinateur dans les megabases de données qui concentrent toute l’information du monde. Comme si la machine, tout comme l’homme avec son souffle court devait manifester son effort.
Le pire, c’est que la même scène sans ce faste visuel et sonore serait à mourir d’ennui.
By Glyg on Juil 22, 2010
Oui, c’est amusant cette représentation du technique.
N’importe quel labo représenté aujourd’hui doit avoir tous ces écrans.. Et la lumière sombre. C’est très bien vu dans un webcomic américain sur les doctorants de Stanford:
http://www.phdcomics.com/comics/archive.php?comicid=1188
By as de lépique on Juil 22, 2010
c’est du botté en touche pour mettre au panier plus qu’un complot : une conjuration , il s’agit des liens lybiens de Bp , alors le traffic d’images …
By Jean-no on Juil 22, 2010
@as de lépique : je ne comprends pas bien ce que les lybiens viennent faire là dedans. Déjà dans Retour vers le futur on se demande ce qu’ils font là. BP aurait fait exploser un puits de pétrole pour cacher ses liens avec la Lybie ?
By Valentina on Juil 24, 2010
Je me demande si, en plus que pour donner une image spectaculaire de son efficience, BP n’a pas retouché la photo originale pour ne pas donner lieu à de fastidieuses ironies sur le fait que deux personnes sur trois sont en train de surveiller des écrans vides ou illisibles. La personne au milieu, en particulier, semble très attentive face à un écran entièrement blanc : BP voulait peut-être éviter que cette image, au lieu de servir à sa campagne de communication, devienne un symbole de son impuissance et de sa cécité.
By Armelle on Juil 25, 2010
« il s’agit d’interventions cosmétiques qui ne vont, a priori, pas modifier profondément notre perception de l’actualité que ces clichés illustrent. Rien à voir, par exemple, avec (…) l’augmentation virtuelle du public venu applaudir silvio Berlusconi sur la place du dôme, ou autres manipulations récemment mises à jour. »
Parmi les plus écœurantes et scandaleuses : les faux « bains de foule » de Sarkozy !
Lire :
« Nouveau « bain de foule » sarkozyen factice au 20H de France 2 ! »
By Jean-no on Juil 25, 2010
@Armelle : l’analyse est amusante – par exemple, effectivement, une dame fait semblant de prendre des photos – et pose la question de la complaisance des médias qui transforment en bain de foule une assemblée un peu cheap de figurants :-)
By Bishop on Sep 19, 2010
commentaire tardif mais je lisais La Mère des tempêtes hier de John Barnes et cette page m’a fait penser à cette notule :
« John Klieg s’est levé de bonne heure, comme d’habitude, et lorsque les premiers rayons de l’aube éclairent le vieux Centre spatial Kennedy qui s’étend sous sa tour de contrôle, il se frotte les mains en gloussant. Un observateur naïf pourrait croire qu’il retire une partie de son plaisir des écrans disposés tout autour de lui, grâce auxquels il peut embrasser d’un regard toutes les opérations de GateTech, mais leur fonction est purement décorative. Klieg ne les regarde jamais – il paie des gens pour analyser leurs images, et pour chacun de ces écrans (ainsi que pour plusieurs milliers d’autres, qui n’ont rien de décoratif), il y a au moins deux employés de Klieg infiniment mieux informés que lui sur leur contenu.
[…]
Si les gens veulent des informations, ils préfèrent visionner les vidéos-clips historiques, et ce qu’ils y voient, […] ce sont des salles de contrôle emplies d’écrans qui, de par leur quantité, donnent l’impression que toutes les opérations étaient maîtrisées jusque dans leurs moindres détails. (Voilà un intéressant problème de relations publiques, se dit Klieg : comment persuader les gens que ces écrans ne déconnaient jamais et qu’on n’était pas obligé de les surveiller en permanence?). »
By Jean-no on Sep 19, 2010
@Bishop : effectivement, ça a l’air écrit pour !