Sorcières de science-fiction
juillet 1st, 2010 Posted in Brève, Mémoire, SciencesHier, 19h30 dans la salle de cinéma du niveau -1 du centre Pompidou, a eu lieu une conférence qui réunissait Donna Haraway (philosophe post-moderne, voire post-humaine, très intéressée par les questions de genre, d’artifice et de nature, et auteure du cultissime Cyborg Manifesto, en 1985) et Isabelle Stengers (philosophe des sciences), à l’initiative de Bruno Latour. Cette soirée s’inscrit dans un cycle de conférences « Selon Bruno Latour » qui préfigure à la création d’une École des arts politiques, à sciences-po Paris, où les deux « sorcières », ainsi que les a appelées Bruno Latour, enseigneront (enfin si j’ai bien compris).

« Je croyais qu’il n’y aurait personne », me dit une amie bruxelloise retrouvée par surprise. En fait, chaque fauteuil de la salle est occupé, il doit y avoir quatre ou cinq cent personnes. J’ignore si des gens ont été refoulés à l’entrée. La population est assez folklorique, avec un mélange (si je me fie à l’échantillon que je connais) d’artistes et de scientifiques, une concentration importante de jeunes femmes avec des coupes new-wave et l’air de sortir d’un clip de Palais Schaumburg, « c’est l’uniforme lesbien », explique une collègue de Paris 8 à Nathalie, qui s’étonnait du nombre de femmes coiffées ainsi. Devant nous, un petit groupe de jeunes gens agités, défoncés, suintant l’éthanol par chaque pore d’un épiderme complètement cuit, sont venus accompagner un travesti sage aux cheveux roses, manifestement captivé par l’événement. « Ils sont de Paris I » me souffle une voix.
On nous a parlé de sorcières néo-païennes, des sciences bien sûr, du rapport entre l’homme et le chien, d’écologie, de féminisme, de politique… L’ensemble était assez hermétique, plus ou moins déstructuré, on avait l’impression à la fois agréable et désagréable de se retrouver pris dans une conversation assez dense dont on a manqué le début et dont on ne saura pas la fin. Une conversation à dix-mille pieds d’altitude, où l’auditeur a régulièrement la sensation qu’on s’approche de sujets passionnants et auxquels il n’aurait sans doute jamais pensé. L’impression parfois aussi de feuilleter un vieux numéro d’Actuel ou de Mondo 2000.
À un moment, Isabelle Stengers lance au public : « Lisez de la science-fiction ». Elle a notamment recommandé les œuvres de David Brin. Je le mets sur ma liste aussi sec.

Par mail, un ami philosophe a résumé ses impressions : « Je sens ça comme quelque chose de génial et juste tellement loin : j’avais l’impression d’avoir trois poissons rouges dans un bocal et moi désespérément collé de l’autre côté de la vitre à les observer sans comprendre comment ils font pour respirer dans l’eau ». Une autre amie, nettement plus familière de Donna Haraway, explique de son côté : « il est vrai que si on ne connaissait pas sa pensée, son intervention était d’autant plus inaccessible qu’elle reconfigure le monde, ses habitants et leurs relations avec des concepts d’anthropozoologue alien. Elle a mis la barre très haut… le risque étant d’être peu ou mal comprise. Mais ça, elle connaît déjà ! ».
Les questions posées par l’assemblée sont un peu laborieuses. La première personne à prendre le micro est l’artiste plasticienne plastique Orlan, qui s’est accrochée de manière un peu plus longue qu’il aurait fallu aux problèmes de sexisme de la langue française qu’elle remarquait dans la traduction simultanée : l’interprète avait systématiquement utilisé le mot « homme » pour qualifier l’humain1. Pour ma part je ne sais pas s’il était très avisé d’essayer d’écouter Donna Haraway en français.

À la sortie, le public est un peu désorienté : « elle nous a bien embrouillés, la Donna », me dit une scientifique. « Je suis une rationaliste, j’ai du mal avec ce genre de discours » me dit une artiste. Nathalie, qui n’est familière d’aucun des conférenciers, explique qu’elle n’a pas trouvé l’intervention inaccessible ou ennuyeuse, au contraire : « Il m’a semblé que ça ouvrait des portes, même si je n’entrevoyais parfois que très partiellement ce qu’il pourrait y avoir derrière ». Pour ma part, j’aime bien les moments comme celui-ci où l’auditeur est acculé à se creuser la tête pour comprendre de quoi, exactement, on est en train de lui parler. J’ai trouvé ça amusant, inspirant (enfin « inspiring »), étrange, comme j’ai trouvé étrange ensuite d’aller manger des sandwichs libanais assis sur le parvis du centre Pompidou avec une enseignante de Sciences-Po, une artiste, une jeune femme récemment embauchée par la Nasa (dire que Valérie Pécresse avait promis-juré que la fuite des cerveaux était endiguée !) et toute une bande de scientifiques sages qui devaient être âgés de trois ans en moyenne la dernière fois que je me suis assis sur le parvis de Beaubourg pour manger. C’était à l’époque précise où a été publié le Cyborg Manifesto, d’ailleurs.
- mise-à-jour : c’est un peu plus compliqué que ça, cf. le commentaire d’Elifsu plus bas. [↩]
13 Responses to “Sorcières de science-fiction”
By Wood on Juil 1, 2010
En résumé : « Il fallait y être » ?
By Jean-no on Juil 1, 2010
@Wood : quelque part, il semble que oui.
By OlivierAuber on Juil 1, 2010
tu as oublié de signaler le « no futur » final lâché par Isabelle…
By Jean-no on Juil 1, 2010
@OlivierAuber : effectivement, no future !
By Duncan on Juil 1, 2010
J’avais assisté à deux précédents séminaires du cycle de Latour à Beaubourg et j’avais eu à chaque fois la même impression que vous: des interventions pas cadrées et assez hermétiques. Pour le meilleur et pour le pire :
– le premier sur l’âge de l’éloquence comportait quelques éléments intéressants à retirer quand on faisait abstraction du snobisme des interlocuteurs.
-le second sur le débat Bergson/Einstein était à mon sens complètement à côté de la plaque par manque de compétence scientifique. Ca avait l’air profond mais ça ne l’étais absolument pas.
N’étant pas un grand fan des ouvrages d’Isabelle Stengers, j’ai décliné celui-ci.Je pense que pour accepter de ne rien comprendre et de se faire « balader » par des intervenants, sentiments extrêmement jouissif, il faut avoir une grande confiance en eux pour, même si on n’est perdu, ne pas avoir le sentiment de s’égarer.
By Elifsu on Juil 1, 2010
Je me permets de corriger ta retranscription de la question d’Orlan : elle a râlé que « human » soir traduit par « homme avec un grand h », donc par « Homme » et non pas « homme », ce qui me paraît moins problématique, et de nature différente, et donc assez confus de sa part.
By Elifsu on Juil 1, 2010
j’aime bien la fin de ton compte-rendu ;-)
T’as pas remarqué le nombre de mecs à chapeaux ? 2 ans après NY, les chapeaux envahissent les têtes parisiennes (mais pas partout) ;-)
By Jean-no on Juil 1, 2010
@Elifsu : oui c’était assez confus comme intervention et à vrai dire je n’ai écouté qu’à moitié, je voyais de quoi elle voulait parler mais je trouve ça idiot… Les interprètes qui font de la traduction simultanées doivent pas mal souffrir avec ce genre de conférence, il est difficile de réfléchir à la volée aux implications politicophilosophiques de chaque mot.
J’ai remarqué les chapeaux, les teintures de cheveux vertes ou roses, mais je me suis dit que tout ça était normal : après tout je ne suis pas parisien, je ne suis pas très au courant :-)
By Bishop on Juil 1, 2010
Faudra me prévenir la prochaine fois, (ou prévenir les sages lecteurs de ces lieux), surtout pour voir cette population de Paris 1 inconnue dans ma bulle.
Bref, intriguant tout cela.
By Yoda on Août 17, 2010
Oui, lire, lire, relire de la science-fiction, car c’est dans cette littérature que ça réfléchit, même si ça n’est pas de manière directe. Le même argument en version plus théorisée : http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/07/18/que-faire-de-la-science-fiction-conclusion-provisoire/
By jean-charles @ Science-fiction on Jan 19, 2012
Je suis d’accord avec @Yoda. La science-Fiction est un outille qui fait progresser nos société.
Regardez juste ce que Jules Verne a apporté
http://science-fiction.me/science-fiction/la-science-fiction-et-le-developpement-une-biographie-de-jules-verne
By Jean-no on Jan 19, 2012
@Jean-Charles : Jules Verne ne me semble pas le meilleur exemple, c’est une vision très plan-plan de la science-fiction : on extrapole ce qui existe, on envoie deux savants et un aventurier faire joujou avec, et roulez jeunesse, ça fait un livre ! Herbert George Welles me semble autrement visionnaire, parce qu’il ne se contente pas de parler de gadgets, il parle des sociétés entières. Ceci dit Verne a de bons moments, bien sûr (et je suis loin d’avoir tout lu).