Profitez-en, après celui là c'est fini

Le ballet du ministre

mai 16th, 2010 Posted in Bande dessinée

On n’a aucune peine à reconnaître Dominique Galouzeau de Villepin derrière le personnage d’Alexandre Taillard de Vorms, qui est la figure récurrente de l’album Quai d’Orsay, par Abel Lanzac et Christophe Blain.
Il ne s’agit pas d’une caricature car le trait est marqué mais il n’est pas forcé. Le héros du livre, Arthur Vlaminck, est un autoportrait du scénariste, Abel Lanzac, qui a été conseiller de Dominique de Villepin lorsqu’il était ministre des affaires étrangères des deux premiers gouvernements Raffarin. Embauché par ce ministre réputé de droite alors qu’il se sent plutôt à gauche, le jeune homme est parcouru par des sentiments contradictoires : déboussolé lorsque le ministre lui demande de réécrire un discours sans même l’avoir ouvert ; fatigué ou stressé lorsqu’il faut concilier des informations contradictoires et lorsque les journées de travail empiètent sur sa vie privée ; amusé parfois, lorsque les vanités du ministre se révèlent criantes ; admiratif, enfin, lorsqu’il voit le chef de la diplomatie avoir un temps d’avance sur tout le monde ou se montrer capable d’élever les débats au moment où cela semble le moins possible.
Comme dans la série The West Wing, le récit nous présente une petite équipe de gens compétents et aux rapports parfois complexes, avec, notamment le directeur de cabinet, Maupas, issu d’une longue lignée de diplomates et qui est visiblement l’homme sans qui le ministère ne pourrait pas fonctionner.
L’entrée d’Arthur dans la garde rapprochée du ministre rappelle un peu le film Primary Colors (Mike Nichols, 1998) où un jeune idéaliste, Henry, se retrouvait catapulté membre de l’équipe de campagne présidentielle du gouverneur Stanton (excellent portrait de Bill Clinton par John Travolta) et, de la même manière, ne pouvait s’empêcher d’avoir une certaine admiration pour la personnalité de son employeur dont il était pourtant bien placé pour connaître les trahisons ou les mensonges. Dans Quai d’Orsay, cependant, rien de dramatique. On ne trouvera pas de détails scabreux ou croustillants et le héros ne perd pas particulièrement ses illusions — pour que cela fût, il eût fallu qu’il en eût. Le sujet du récit, c’est de comprendre comment un ministère fonctionne. Et un ministère qui se trouve au centre de tout, à devoir gérer le sentiment anti-français en Côte d’Ivoire et à tenter de faire entendre l’unique voix contre la guerre en Irak. Et tout cela alors que le premier ministre tient des discours incohérents, que le ministre de la Défense cherche à garder un certain contrôle et que le président s’occupe de tout sauf de choses importantes. En fait en lisant ce livre, on se demande comment Dominique de Villepin a pu faire un autre métier que ministre des affaires étrangères par la suite tant il semble avoir été fait pour. Et pourtant il est passé ensuite au ministère de l’intérieur avant de devenir premier ministre et il l’a sans doute fait chaque fois avec la même assurance, avec la même foi en son destin et en son bon droit, avec les mêmes envolées lyriques et les mêmes gestes.

De geste, il est beaucoup question dans Quai d’Orsay.  Il faut dire que Christophe Blain, le dessinateur, est un des très rares grands chorégraphes de la bande dessinée, un des rares auteurs, comme l’immense Blutch ou le regretté Will Eisner, à savoir mettre en scène la gestuelle et l’expression corporelle de ses héros. C’est d’ailleurs à la manière impressionnante et expressive plus qu’élégante qu’il a d’utiliser ses mains et tout son corps que l’on reconnaît le ministre.
La bande dessinée a prouvé plus d’une fois sa capacité à montrer des choses réputées difficiles ou impossibles à transmettre. On a pu le vérifier avec les œuvres de Joe Sacco, qui est parvenu à montrer la Palestine ou les balkans d’une manière qui ne ressemblait à aucune image de reportage. On a pu le vérifier aussi avec le Pyongyang de Guy Delisle, qui permettait à ses lecteurs de découvrir la Corée du Nord de mémoire mais avec une justesse suffisante pour que l’on découvre quelque chose. Chaque fois, les « reporters » se sont inclus à leur récit, n’ont pas cherché à masquer leur propre rôle. Le fait que les choses soient dessinées permet aussi de produire des vérités que les méthodes d’enregistrement mécanique perdent souvent en route. Il n’est pas aisé de rendre compte de l’impression que procure la posture d’une personne ou la hauteur d’un bâtiment juste par la photographie ou le film (de bons artistes ont su le faire, cependant). Le dessin y parvient souvent puisqu’il peut montrer à la fois les rapports entre les objets figurés ou leur énergie et choisir de les synthétiser ou de les détailler selon ce qu’il veut dire.

Quai d’Orsay constitue en ce sens une excellente démonstration de la puissance du recours au dessin en général et à la bande dessinée en particulier.

Cet album, précisément intitulé Le Conseiller, n’est que le premier tome d’une série dont j’attendrai la suite avec impatience.

  1. 8 Responses to “Le ballet du ministre”

  2. By jyrille on Mai 17, 2010

    Je suis fan de Blain, je suis fan de Blutch (et je le prouve : Mish Mash / amazon.fr, Gus 1 / Amazon.fr) et j’ai beaucoup ri à ce Quai d’Orsay. Par contre je trouve que le fond des affaires est trop survolé, on ne comprend pas tout aux tenants et aboutissants.

  3. By Jean-no on Mai 17, 2010

    @jyrille : Je crois que Quai d’Orsay est extrêmement précis dans son propos même si les noms (Irak, Côte d’Ivoire, ministres, etc) sont transformés. Personnellement ça m’a permis d’avoir une lecture légèrement différente d’évènements passés. Le scénariste ne peut cependant pas entrer trop dans les détails pour des raisons évidentes de confidentialité – et je doute que le prochain tome traite de l’affaire Clearstream :-)

  4. By jyrille on Mai 17, 2010

    C’est parce que je suis un inculte et que je ne m’intéresse pas aux infos, de manière générale. Mais j’imagine très bien que l’affaire Clearstream ne soit pas traitée :) Et merci pour les liens (je ne vois pas comment faire ?) !

  5. By Jean-no on Mai 17, 2010

    Comment faire pour changer les liens ? Ben il faut les écrire en HTML, comme : <a href=’http://truc’>truc</a> … Je prends deux secondes pour le faire sur les liens qu’on me passe quand ils sont trop longs, c’est plus lisible.

  6. By jyrille on Mai 17, 2010

    Merci ! Je me coucherai moins bête.

  7. By Carlo on Mai 18, 2010

    Vous m’avez convaincu,Cette petite chronique m’a séduit, je l’ai acheté aujourd’hui.

  8. By Xavier on Mai 19, 2010

    J’irai presque à dire que Christophe Blain innove avec quelques-uns des éléments « grammaticaux » de la bande dessinée, dans l’extraordinaire double-page consacrée à Tintin.
    A ma connaissance, je ne connais pas de précédent à la juxtaposition et à l’agencement de ces trois éléments : le geste du corps (plus précisément des bras) allié aux effets cinétiques et aux bulles (ou le bruitage, selon les cases).
    Au fil des cases, le lecteur à l’impression que c’est le déplacement de la main qui fait « tac » et non plus le personnage qui prononcerait le mot – comme si le son était généré par les traits de mouvement eux-mêmes.
    Petite précision : cette « grammaire phylactéro-gestuelle » se retrouve dans d’autres pages avec toujours autant de réussite.

  9. By lplp on Mai 24, 2010

    Je tombe sur ton article.
    Effectivement c’est vraiment un très bon livre. Et en plus drôle (c’est si rare…)

    Parce qu’on a un véritable auteur au dessin et que le sujet s’y prête on échappe au catalogue genre « les meilleurs blagues des cabinets ministériels ».

    Et puis ça fait vraiment plaisir de retrouver le Blain hyperbolique du Réducteur de Vitesse. Les grandes mains, les grandes idées, les grandes roues dentées, même combat.

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