La chaussure des pauvres
mai 15th, 2010 Posted in Dans le poste, Images, indices, Les prosLa société allemande Puma A.G. diffuse depuis quelques temps une publicité d’une beauté certaine. Le fond musical est Going on, par le duo Gnarls Barkley, air qui passe habilement d’une certaine mélancolie à une grande vigueur et qui paraît donc porter un message de joie et d’espoir. Les images procurent le même genre de sentiment et montrent des africains — enfants, adolescents ou jeunes adultes — qui jouent au football dans les rues d’Abidjan, d’Accra ou de Yaoundé. Ils sont pauvres, mais ils sont heureux, ils sont beaux, ils dégagent de l’énergie et de l’enthousiasme. Tout cela est ponctué d’extraits de matchs professionnels internationaux : même enthousiasme, même énergie, malgré le succès et la professionnalisation.
Cela fait des années que la marque Puma a choisi d’associer son image à celle des pays en voie de développement en soutenant notamment les équipes de football des plus petits pays. Ce sponsoring se fait parfois sous forme de publicité masquée, comme avec le film Shaolin Soccer (Stephen Chow, 2001). L’agence Syrup, qui a réalisé la publicité dont je parle, a d’ailleurs inclus Puma dans une autre publicité, réalisée pour un autre client, General Electrics. On y voyait des algériens tout heureux de se voir fournir un système de traitement d’eau jouer au football sur une plage, équipés de vieux maillots puma, de chaussures puma et d’un ballon de la même marque. Puma est une des rares sociétés qui communique en montrant des vêtements de sport usagés, sales et poussiéreux, des équipements qui ont vécu.
Les touristes qui rentraient autrefois des pays péri-équatoriaux étaient souvent déçus en constatant que les clichés pris aux heures les plus ensoleillées avaient des teintes délavées et assez éloignées des belles photographies du National Geographic. Réglé en fonction et de la température de couleurs et de l’illumination des pays tempérés, le gamma des pellicules argentiques normales ne pouvait rendre correctement l’aspect chamarré des paysages, qui prenaient une teinte générale à la fois fade, sans contraste et affligée d’une dominante jaunâtre ou rosâtre (je ne suis pas bien sûr des aspects techniques exacts de la chose, je puise dans mes souvenirs de technologie de la photographie qui datent de mon CAP de photo, il y a vingt-cinq ans). Ce problème est en tout cas réglé depuis longtemps grâce au perfectionnement des équipements des laboratoires de tirages photographiques et, à présent, grâce aux possibilités d’enregistrement ou de traitement des supports numériques. Dans la publicité de Puma, cette colorimétrie est recréée grâce à After Effects ou autre logiciel de traitement vidéo. Ainsi, pour nous parler des pays « en voie de développement » d’aujourd’hui, on leur applique l’étalonnage chromatique suranné des images que les touristes pouvaient produire il y a une ou deux décennies. Puisque l’effet est obtenu sciemment, il est très maîtrisé, très équilibrée, et cette image est donc assez belle.
Il est évident que la société Puma est avant tout un marchand de vêtements de sport. Aucun ressortissant africain ne siège à son conseil d’administration, la marque sponsorise autant d’équipes dans la minuscule zone scandinave que dans le continent africain tout entier et Puma est une filiale très rentable du groupe Pinault (Balenciaga, Boucheron, Yves Saint Laurent, Gucci, Sergio Rossi, Stella McCartney, Fnac,…), groupe dont l’engagement envers le tiers-monde n’est pas la qualité la plus évidente.
Évidemment, Puma, dont les sièges sociaux sont situés dans les pays les plus riches et dont les usines se trouvent dans les pays les moins riches se ferait régulièrement démolir par la presse à défaut d’un engagement social symbolique. Il y a quelques années, par exemple, la marque a annoncé la mise en place d’une série de ballons de foot estampillés « commerce équitable ». Une série limitée. Plus récemment, Puma a communiqué sur les thèmes de la biodiversité ou de la réduction des émissions de gaz carbonique.
Est-ce que les investisseurs de Puma, qui viennent de percevoir un excellent dividende cette année, ont l’impression d’utiliser cyniquement les pays en voie de développement ? Est-ce que l’agence Syrup croit aux belles histoires qu’elle raconte ?
Les réponses à ces questions n’ont pas grande importance. Ce qui me met un peu mal à l’aise dans tout ça, c’est surtout de constater que moi-même je marche, que la marque Puma m’est sympathique, que je suis en partie dupe de sa légende, alors même que je vois bien que la pauvreté du tiers monde est ici employée comme outil de communication pour vendre des chaussures aux habitants de pays plus prospères, chaussures fabriquées par des gens qui ne doivent pas être payés plus d’un dollar par jour.
13 Responses to “La chaussure des pauvres”
By Stan Gros on Mai 15, 2010
C’est pas pour me vanter, mais moi, cette publicité me met hors de moi et me rend Puma encore plus antipathique que ses concurrents. Comme je n’ai pas la télé, je ne l’avais jamais vue, mais ça me donne vraiment envie de frapper, je ne pensais pas que les marques osaient des trucs pareils.
Cela dit comme je ne suis pas habitué à en voir, je tombe souvent de haut devant n’importe quelle page de pub.
By jyrille on Mai 15, 2010
J’ai un peu le même sentiment que Jean-no : la première fois que je l’ai vue, j’ai été affligé, puis je me suis dit que quand même, c’était Puma, qui semble un peu à part des encore plus grosses marques que sont Adidas et Nike. La deuxième fois, je l’ai trouvée très belle, et finalement, je pense qu’ils souhaitent surtout rappeler que la coupe du monde, cette année, est en Afrique du Sud.
D’un côté, c’est super bien fait, ça marche, de l’autre, c’est d’un cynisme horrible. Mais diffusée au milieu de celles pour bagnole ou serviette hygiénique, cette pub est un peu d’air frais, qui rappellent d’autres réalités.
By Nathalie on Mai 15, 2010
Cet article fait suite à une conversation que nous avons eu sur le développement de cette esthétique « altiermondialiste », dont je pressens qu’elle n’a rien d’innocent, bien qu’elle soit parfois utilisée par des gens dont les intentions sont plus pures.
Cette tendance de la publicité qui cherche à émouvoir, parfois assez violemment et en utilisant des moyens bien torves ne fait à mon avis que commencer.
Et si tu veux t’écœurer vraiment, l’autre tendance lourde qui m’inquiète, en matière de publicité, et ceci dans un registre très « Idiocratie », c’est ce nouveau genre d’annonces qui ne font même plus l’effort, ou même semblant, d’avoir le moindre intérêt mais où on se contente de marteler très fort et de manière abominablement répétitive (parfois sous la forme de plusieurs spots identiques consécutifs) le nom de la marque pour le faire rentrer de force dans le crâne des gens.
Bref, plus besoin de s’enquiquiner à être amusant ou esthétique, ce qui constituait, à défaut d’avoir de bonnes intentions, une tentative de séduction du consommateur, tandis qu’en procédant ainsi, en quelque sorte, on viole.
By Jean-no on Mai 15, 2010
@Nathalie : …ou les pubs qui affirment des trucs genre : « ça fonctionne ! », « c’est de la science », « c’est prouvé »… Plus de pincettes, plus d’arguments, c’est à se demander si la loi sur la pub mensongère n’a pas changé.
By La Reine des Grenouilles on Mai 15, 2010
Moi ce que j’adore, c’est que… À un moment donné on nous vendait toujours « bien plus » qu’un produit (bien plus qu’un chewing gum, bien plus qu’une voiture, bien plus que du PQ) et en ce moment la mode et au produit « autrement » (le poulet autrement, la banque autrement etc).
(Ça n’a rien à voir avec l’article mais je réponds aux commentaires précédents)
By Vince on Mai 16, 2010
Rappelons-nous la pub des années 1980 pour les vitamines « Juvamine » (« Si Ju va bien, c’est Juvamine ! » x3). C’est toujours le matraquage qui prévaut en publicité, quelle que soit la facture plus ou moins « créative » du spot ou de l’affiche.
By Nathalie on Mai 16, 2010
@Vince : Oui, je me rappelle bien de Juvamine… Et c’est vrai que j’ai utilisé le terme de « nouveau genre de publicité » tandis que ça n’est l’est pas vraiment : c’est seulement plus affirmé et ça se généralise. Disons que comparé à Cillit Bang, la campagne Juvamine était presque douceâtre :-)
@Reine des grenouilles et Jyrille : voilà, c’est tout à fait l’idée, celle d’une autre réalité, d’un autrement, qui correspond à un désir ambiant et que le capitalisme s’empresse de récupérer pour le canaliser à son profit : « non mais t’inquiète, cherche pas, l’autrement, en fait, c’est nous »… Tiens, finalement, un peu à la manière dont la droite française, qui est tout de même au pouvoir depuis un moment, a réussi à faire croire avec Sarkozy qu’elle était le changement ! En créant des images et en le martelant.
By nathanaël on Mai 16, 2010
Comme a dit Orwell (à peu près): « un mensonge répété mille fois fait la vérité ». Vivement la prochaine page de duplicité…
By Jean-no on Mai 16, 2010
@Nathanaël : en fait la citation est généralement créditée à Hitler ou à Goebbels plutôt qu’à Orwell. Je n’ai aucune idée de son auteur véritable ceci dit.
By Y'a bon on Mai 16, 2010
Bien vu, la remarque sur la colorimétrie !
Je ne l’avais pas remarqué, et j’avoue m’être fait avoir…
Mais, en même temps, est-ce que ce n’est pas inconsciemment et involontairement un aveu (de celui qui a fait ce choix de colorimétrie) qu’il souhaite donner un « cliché » ?
By Jean-no on Mai 16, 2010
@Y’a bon : bien sûr, la pub fonctionne souvent par clichés, ceux qu’elle emploie puis ceux qu’elle nous impose…
By nathanaël on Mai 16, 2010
hola! et bien si ta remarque est juste jean-no mea culpa et désolé d’avoir involontairement invoqué de pareilles références… il est vrai que les nazis étaient affutés en matière de propagande, dont ils ont fait un pilier de leur régime et une redoutable arme de guerre. Lorsque le slogan cache l’intention, le pire est à craindre.
By Jean-no on Mai 16, 2010
@nathanaël : les nazis se sont montrés très forts pour ce qui est d’utiliser l’émotion et l’esthétique à des fins politiques et pour avoir imposé les vérités qu’ils voulaient (la citation rappelle ce que Goebbels avait dit à Fritz Lang qui refusait de travailler pour lui en rappelant qu’il était juif : le ministre de la propagande lui avait dit « c’est nous qui décidons qui est juif et qui ne l’est pas »).
Néanmoins la publicité est encore plus forte encore, et la résistance est d’autant plus désarmée que nous pensons la plupart du temps que cela n’a pas d’incidence sur nos existences, que nous gardons notre libre-arbitre et qu’au pire, les intentions qui se cachent derrière un spot publicitaire ont l’avantage d’être faciles à comprendre, qu’il ne s’agit que d’argent, motif mesquin mais rassurant. Seulement ce n’est pas le cas, la « communication » façonne le monde, décide en partie de nos clichés, de notre vision d’ensemble et de nos rêves…