L’Île aux aspirines
avril 18th, 2008 Posted in Images, indicesMichel-Édouard Leclerc, rebondissant sur les propositions de Jacques Attali, veut vendre des médicaments tels que l’aspirine dans ses supermarchés. Cette information n’a pas grand intérêt en elle-même. En revanche, la campagne qui entoure l’affaire est plus distrayante, notamment avec les contre-attaques parfois violentes des pharmaciens qui rappellent à Leclerc leurs vérités sur l’automédication (dangereuse, disent-ils, après en avoir été les premiers promoteurs et les uniques bénéficiaires), sur les prix des médicaments (plus chers dans les pays où leur vente n’est pas règlementée, disent-ils), et qui au passage ont un petit commentaire grinçant sur l’hypocrisie de la grande distribution, sur la pratique des marges-arrière et sur le fait que Leclerc pèse plus qu’eux sur le pouvoir d’achat des français.
Mais on parle peu du spot de publicité réalisé pour Leclerc. Sur un forum j’ai lu une jeune fille qui se plaignait de la réutilisation du langage de Jean-Pierre Jeunet dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Ce n’est pas complètement faux (l’inclusion d’images d’archives pour illustrer le propos est assez proche du résultat obtenu par Jeunet) mais ce spot a une autre influence transparente, et c’est l’Île aux fleurs (Ilha de Flores, 1989), l’exceptionnel court-métrage du brésilien Jorge Furtado, qui en douze minutes explique pédagogiquement le fonctionnement de l’économie et la grande cruauté avec laquelle, parfois, le monde est organisé. On y voit à la fin des êtres humains nourris avec des aliments refusés aux cochons. Qu’un film aussi dur et aussi beau soit éhontément recyclé au profit des prétentions d’un hypermarché à marcher sur les plates-bandes des pharmaciens (quel combat de philanthropes !) me semble assez odieux mais pas spécialement inattendu, le domaine de l’industrie que l’on nomme « communication » n’ayant jamais eu froid aux yeux dans ce domaine (cf. le site Joe la pompe).
Au passage, Jeunet, dans Amélie Poulain, ne s’est pas inspiré de l’Îles aux fleurs puisque son court-métrage Foutaises, qui annonce Amélie, date de 1989 tout comme l’Île aux fleurs. Je pense en revanche qu’il a été impressionné par la mécanique superbe du roman (des romans) de Pérec, La vie mode d’emploi (1978).
On trouve le court-métrage l’Île aux fleurs ansi que Foutaises sur le double DVD 25 ans de courts-métrages édité par Repérages.
Toujours dans le registre médical, la pub karaoké pour la Ligue contre le Cancer est assez effrayante. On y voit un petit personnage en 3D, nommé « Lali », évoluant avec ses amis Glap Glap, Puic Puic et Flap Flap (je n ‘invente rien) dans un monde parfait (dit-elle), où il n’y a pas de soucis, pas de maladies, pas de thérapies et où il n’y a pas de chercheurs (« pas de chercheurs, c’est tout le temps le bonheur »).
La première strophe de la chanson dit ceci : « Sur nos chemins, on ne croise rien de malin« . J’ai bien compris que « chercheur » devait être entendu comme « chercheur en médecine » et que « malin » s’appliquait aux tumeurs malignes. Cependant un chercheur ce n’est pas seulement quelqu’un qui résout les problèmes médicaux, c’est aussi quelqu’un qui consacre son énergie à faire progresser la connaissance universelle. Quand au mot « malin », il a toujours eu un double-sens extrèmement curieux (pervers/ingénieux) et même idéologiquement voire religieusement orienté (la Genèse voit Adam et Ève maudits pour avoir croqué dans le fruit de la connaissance et Jésus, Saint-Paul ou encore Saint-Augustin ont plusieurs phrases très claires disant que le paradis est destiné en priorité aux imbéciles – on se demande comment il faut prendre ça d’ailleurs – avec cette injonction : ne pensez pas !). Mais pourquoi l’employer sans pincettes dans cette chanson ? Quel est le message ? Que le monde n’est pas parfait et qu’il faut donc que la médecine soulage les misères humaines ? Oui, mais alors qu’est-ce que c’est que ce monde « parfait », ce paradis, qu’on nous vend ? La disparition de l’intelligence comme valeur – réfléchir serait juste un mal nécessaire ? Le sourire forcé, les personnes qui se déplacent comme des pantins dans une nature simplifiée ? Brrrr…
On va me dire que ce n’est qu’une pub maladroite et peu inspirée comme les agences de communication sont payées pour en faire. Mais j’y vois bien autre chose, j’y vois un des innombrables épisodes de la guerre que livre la bêtise contre la curiosité.
Depuis quelques années, la bêtise marque beaucoup de points.
2 Responses to “L’Île aux aspirines”
By sf on Avr 18, 2008
Bonjour,
Merci pour cette mine d’informations et de réflexions.
By Stéphane Deschamps on Avr 21, 2008
Tiens c’est marrant, je ne la trouve pas du tout maladroite et peu inspirée, la pub pour la Ligue.
Je trouve au contraire qu’elle balance assez méchamment contre l’aspect béatement « pilule du bonheur » des médias : regardez, les médias vous servent une soupe acidulée d’un monde parfait et niais, mais la réalité c’est qu’il y a des maladies qu’on n’arrive pas à guérir et des gens qui souffrent.
Un côté « réveillez-vous » qui décrasse.
Effectivement, la seule maladresse est d’associer chercheurs et imperfection, mais bon, leur message est malgré tout : aidez la recherche, envoyez des sous, donc on va dire que c’est un demi-échec :)
(en revanche, l’aspect hideux de Leclerc et de sa pub pour la déréglementation des médicaments ne m’a pas échappé)