Profitez-en, après celui là c'est fini

L’individu dans la foule

août 15th, 2018 Posted in indices, Parano

(résumons le contexte pour ceux qui liront cet article dans quelques années : en marge de l’affaire Benalla [garde du corps du président filmé en train de brutaliser des manifestants alors qu’il accompagnait les forces de l’ordre en tant qu’observateur], une étude largement relayée par les sympathisants du parti au pouvoir laissait penser (du moins dans sa présentation médiatique) que l’emballement qui a entouré l’affaire avait été orchestré par des comptes réputés russophiles dans le but de déstabiliser le pays. L’organisme qui a produit l’étude a tenté de justifier ses conclusions (moins tranchées) en publiant des fichiers permettant de comprendre sa méthodologie, créant un nouveau choc pour de nombreux utilisateurs listés, qui se sont sentis espionnés, pistés et se sont posé la question de la légitimité juridique du fichier…)

La photo idéale pour illustrer cet article. Diffusée en 2013 par un blogueur, elle représente l’arrestation de Valéri Terekhov, militant démocrate, à Saint-Petersbourg en 1989. Certains ont reconnu en l’homme de gauche celui qui allait diriger la Russie, Vladimir Poutine — venu observer et donner un coup de main, comme Alexandre Benalla ? Le Kremlin a nié cette possibilité, rappelant qu’à l’époque de l’arrestation, Vladimir Poutine se trouvait en Allemagne de l’Est, dont il n’est rentré que trois mois plus tard, et portant le doute sur la véracité historique de l’arrestation elle-même. À chacun de décider sa vérité selon ses préjugés et son envie de croire à telle ou telle vérité, donc.

Le chercheur Nicolas Vanderbiest1 s’est fait en quelques années une (plutôt bonne) réputation en publiant sur son blog ReputatioLab des analyses de la diffusion des idées et de l’évolution des images de marque sur les réseaux sociaux, notamment sous l’angle de la manipulation. Jusqu’ici je ne me souviens pas avoir lu quiconque s’inquiéter de la collecte de données nominales qu’implique évidemment son travail.
Nicolas Vanderbiest et quelques autres personnes ont fondé une organisation non gouvernementale, EU Dinifolab, qui se donne pour mission, en ces temps de soupçon généralisé, d’étudier les vecteurs de désinformation sur les réseaux sociaux. Noble tâche qui a reçu le soutien financier d’Open Society Foundations (seconde fondation philanthropique la plus généreuse du monde, fondée par Georges Soros) et de Twitter. Il faut dire que Twitter essuie de nombreuses critiques quant à son rôle dans l’élection de Donald Trump et a tout intérêt à faire preuve de bonne volonté dans la traque aux « fake news ». Et comme on ne peut être juge et partie, cette bonne volonté passe par le fait de travailler avec des organismes extérieurs. J’imagine que Twitter peut avoir une seconde motivation à voir analyser la manière dont les idées se diffusent sur sa plate-forme, puisque la rentabilité financière du réseau social, qui repose sur la publicité, est loin d’être acquise : pour vendre de l’influence, il faut comprendre au mieux ses mécanismes. Au passage, on notera que l’ONG EU Disinfolab possède en grande partie le même organigramme2 que la société Saper Vedere, qui monnaye son expertise sur les mêmes sujets. L’association à but non lucratif servirait à faire connaître les méthodes de la société vénale qui, elle, permettrait de financer ou de donner de la crédibilité à l’association ? Je ne sais pas trop quel est la manière dont ces gens voient les choses mais il n’est pas absurde de redouter un mélange des genres, voire un conflit d’intérêt : étude scientifique, activisme en faveur de la vérité et prestations de service en relations publiques sont trois domaines qu’il est risqué d’associer, quand bien même les structures (académique, associative et commerciale) sont distinctes, car les personnes ne le sont pas. Casse-tête ironique pour des gens qui se passionnent pour l’étude des liens sociaux et dont le travail revient souvent à dire que « qui s’assemble se ressemble ».

Les jolies représentations de données… Je ne suis ni statisticien ni politologue mais le découpage des utilisateurs de Twitter en quatre grands groupes d’affiliation politique (vert d’eau : droite souverainiste et manif pour tous ; vert de gris : droite souverainiste et manif pour tous ; Rouille terne : France Insoumise ; magenta : République en marche, médias et sans opinion claire) me semble un peu douteux du fait de son caractère auto-référentiel : les groupes sont observés en même temps qu’ils sont arbitrairement déterminés…

En dehors du soutien financier de Twitter et d’Open Society FoundationsDisinfoLab bénéficie d’un soutien de nature indéfinie de la part de l’Union européenne, de la part du think-tank European values (si quelqu’un peut dire en quoi consistent les « valeurs de l’Europe » en 2018… Si je me fie au site, il s’agit surtout de surveiller le Kremlin), de l’organisation Defending democracy (qui se donne pour unique mission de défendre le monde contre la Russie !) ou encore d’Atlantic Council, un vieux et puissant groupe d’influence destiné à promouvoir l’idéologie atlantiste dans le domaine politique et financier. Ce choix de partenaires n’est pas très judicieux, car la plupart n’ont pas vraiment le cœur pur, si j’ose dire, puisque ce qu’ils appellent « défense de la démocratie » est avant tout une défense du bloc de l’Ouest, et ce qu’ils appellent « mensonge » ou « propagande », c’est le point de vue du bloc de l’Est. Car à l’Ouest comme à l’Est, la Guerre froide est loin d’être terminée. Il est certain qu’il existe de nombreux médias de propagande destinés à soutenir les intérêts de tel ou tel pays, soit de manière grossière (l’agence russe Sputnik, le réseau Voice of Amerca pour les États-Unis,…), soit de manière plus fine et relativement honnête (RFI, BBC World, Al-Jazira), soit de manière plus fourbe3, et il est très probable, ou plutôt il est évident, que les réseaux sociaux sont utilisés insidieusement pour servir les relations publiques de tel ou tel État en appliquant des méthodes d’Edward Bernays ou en profitant des découvertes de la psychologie sociale quant à la manière dont le groupe contribue à façonner l’opinion individuelle.
Analyser ou étudier ce phénomène me semble aussi important que légitime, mais pour toutes les raisons que je viens de dire, EU Disinfolab peut difficilement esquiver les accusations de biais.

An Experiment on a Bird in the Air Pump, par Joseph Wright of Derby (1768). La médiation scientifique au XVIIIe siècle : un savant passait dans les villages pour faire des démonstrations de pompe à vide en asphyxiant des oiseaux (ici un cacatoès), qui n’y survivaient pas. Je ne vois pas vraiment le rapport avec l’article, je me demande bien pourquoi j’ai mis cette image.

L’étude réalisée par EU Disinfolab sur l’affaire Benalla se veut sans doute honnêtement menée, mais me semble entachée de quelques préjugés, notamment l’idée que l’activité suscitée par cette affaire sur Twitter était anormalement élevée4, et le préjugé que ceux qui se sont montrés les plus actifs étaient particulièrement « pro-Russes ». L’activité s’explique à mon avis par bien des facteurs, à commencer par le caractère tout à fait inédit de l’affaire (lancée, rappelons-le, par le journal Le Monde à parti d’une vidéo vieille de deux mois) : un proche du président qui descend dans la rue se battre, ça ne ressemble à rien de connu, d’autant qu’il le fait incognito, il ne s’agit pas de rouler publiquement des mécaniques comme Vladmir Poutine ou l’empereur romain Commode, ça ressemble plutôt à une forme de perversion. Cela posait question, et la paralysie temporaire des sympathisants du parti au pouvoir au déclenchement de l’affaire montre qu’il n’est pas nécessaire d’être un agent du KGB pour juger le fait étonnant, intrigant, consternant. La sensibilité « pro-Russe » (distincte de « à la solde de la Russie ») est explicitée par les auteurs de l’étude5, mais il est bien possible que, même en s’en défendant, l’ONG amalgame le fait de critiquer l’influence étasunienne avec une forme d’affiliation idéologique ou sentimentale à la Russie : si des médias comme Russia Today sont repris par des gens qui se considèrent anti-américains, c’est aussi parce qu’il n’y a pas beaucoup d’autres articles publiés en Français pour soutenir une telle sensibilité.
L’étude elle-même s’intéresse tout particulièrement aux comptes qui se sont montrés les plus actifs dans l’affaire, et vérifie leurs bizarreries : s’abonnent-ils à un nombre particulièrement élevé de comptes ? Quand ont-ils été créés ? Sur quel genre de sujet et à quel genre d’occasions se montrent-ils les plus actifs ? Est-ce qu’il s’agit de gens habitués à relayer les tweets de Sputnik news et Russia Today ? S’agit-il de comptes appartenant à des individus de chair et d’os ? Les personnes sont-elles identifiables par leur nom, ou bien s’agit-il au contraire de publications sous pseudonymes ? S’agit-il de comptes qui publient vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Quelles sensibilités politiques se sont montrées actives sur le sujet ? Quelles sont les particularités des comptes qui ont relayé le plus d’informations qui se sont avérées erronées ensuite ?
Tout ça est plutôt intéressant, et au fond pas si mal réalisé. La conclusion n’est pas spécialement conspirationniste : « l’affaire Benalla est un véritable sujet de discussion, et non pas un phénomène monté de toutes pièces par des réseaux mal intentionnés ».

Image tirée de The Puppet Masters, mauvais film de 1994 qui adapte un roman plutôt lisible mais pas incroyable de Robert Heinlein, publié en 1951. Dans cette histoire, des extra-terrestres prennent possession d’humains. Ce livre est considéré comme l’inspiration de moult récits paranoïaques ultérieurs dont les protagonistes se méfient de leurs semblables, soit parce qu’ils ne sont qu’apparence, soit parce qu’ils sont soumis à un contrôle : l’Invasion ds profanateurs, les Envahisseurs, etc.

Malheureusement, les relais politiques favorables à Emmanuel Macron6 et les médias de masse ont résumé l’étude d’une toute autre manière, y lisant la preuve d’une ingérence russe manifeste et d’une manipulation de masse orchestrée par tel ou tel parti. Plutôt que de lire l’étude, ils semblent s’être contentés de la première impression laissée par les tweets de Nicolas Vanderbiest avant publication et par la dépêche AFP intitulée Une minorité de comptes a inondé Twitter pendant l’affaire Benalla, qui laisse entendre une manipulation. L’AFP est revenue sur cette question avec une autre dépêche intitulée Affaire Benalla : aucune preuve d’ingérence russe sur Twitter, mais un peu tard, et puis on sait que dire « il n’y a aucune preuve de… » peut tout à fait être entendu comme « l’ennemi est tellement fourbe qu’on n’arrive pas à prouver son implication… ».
Voilà les chevaliers de l’anti-Fake News qui véhiculent eux-mêmes des informations inexactes, non parce qu’ils ont été intoxiqué par de la propagande mais juste parce que l’information correspond à ce qu’ils ont envie ou besoin de croire à un moment donné. C’est un biais auquel nous sommes tous soumis, et en ce moment peut-être plus que jamais.

Cécile Arènes, bibliothécaire, racontait récemment cette savoureuse anecdote :

expérience bizarre tout à l’heure dans le train entre Toulouse et les Pyrénées, 2h30 de retard à cause d’une panne de signalisation.

Trois dames d’un certain âge autour de moi :
– la première ne comprenait pas pourquoi la SNCF refusait de communiquer sur les travaux d’été qui retardaient les trains,
– la deuxième était persuadée que c’était une grève déguisée, 
– la dernière avait aussi une théorie bizarre que j’ai déjà oubliée.

Bref, aucune n’a cru l’explication qui nous était fournie.
Grand complot, quand tu nous tiens

Il me semble qu’un tel degré de soupçon — quand une banale annonce de la SNCF suscite des théories absurdement sophistiquées7 —, montre bien un climat général de défiance vis à vis de l’information, et sans doute aussi la sourde certitude de vivre dans un environnement de malveillance et de mensonge. Dès lors, la seule vérité, ce n’est ni ce que l’on a expérimenté ni ce que l’on a vérifié, c’est ce que l’on pense, ce que l’on croit. Pas étonnant que la religion, dont c’est le principe même, soit tellement à la mode en ce moment. Si on veut croire ce qu’on veut croire, on y arrive, et on n’a pas de mal à contredire ceux qui nous prouvent qu’on se trompe puisqu’ils font alors partie de la conjuration des aveugles ou de celle des menteurs.

Le scandale du fichage

EU Disinfolab, mis en question, a eu l’idée très curieuse d’exposer sa méthode en publiant, sans les anonymiser, les données qui ont servi à fonder son analyse, sous forme de deux fichiers Excel. Tout le monde (moi le premier) s’est jeté dessus pour vérifier s’il était cité. C’est ainsi que j’ai découvert que j’occupais la 13228e ligne (sur 55000) de la base de données, pour avoir publié 57 tweets contenant un mot-clé relatif à l’affaire Benalla :

Êtes-vous choqué par ce que je viens de faire ? Je viens de publier neuf lignes d’une base de données sans anonymiser les personnes ! Vous savez désormais que x et y ont posté cinquante-sept tweets en rapport avec l’affaire Benalla. Pour moi ce n’est pas exactement grave, cela ne nous dit pas si ces gens sont des sympathisants de Macron venus défendre leur président, si ce sont des « insoumis » ou des « les Républicains ». Enfin on peut supposer le positionnement de deux des comptes : @Infos_Juppe (un « bot » qui retweete chaque mention d’Alain Juppé) et @f_philippot (le compte officiel de Florian Philippot). Pour le reste ça ne dit rien, ce ne sont jamais que des nombres.

Comme tout le monde j’ai aussitôt ironisé, me vantant d’être un bot russe :

Je dis que « comme tout le monde » ça m’a fait sourire, mais c’est inexact car certains n’ont pas vu matière à rire, et ont commencé à évoquer le recensement des juifs sous l’occupation ou le matricule tatoué sur le bras des déportés8. En assez peu de temps, l’opinion majoritaire sur Twitter au sujet de ce fichier est passée d’une joyeuse rigolade à des invocations de la loi Informatique et libertés et à l’indignation face à ce travail intrusif.
Il n’était certes pas très avisé de la part de Disinfolab de publier le fichier sans l’anonymiser mais ce dernier n’aurait vraiment plus eu aucun sens, si tant est qu’il en ait un en l’état.
Un second fichier plus intéressant met en rapport des données qualitatives et non seulement quantitatives. Cette fois je rature les noms :

On y voit quelles personnes relaient les sites russes, ont été actifs dans les Macronleaks (la diffusion, juste avant le jour de l’élection, de milliers d’e-mails internes de six responsables de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron par Wikileaks) et combien des rumeurs absurdes liées à l’affaire Benalla ils ont diffusé. Cette liste là ne contient que 3800 comptes. Au passage, un seul compte, sur ces 3800, coche toutes les cases, c’est à dire est à la fois pro-russe, vecteur de diffusion de rumeurs et a été actif pendant les Macronleaks. J’ai voulu aller voir ce que cette personne tweetait, et j’ai découvert que je ne le pouvais pas car il m’a bloqué, sans doute il y a longtemps, car je n’ai pas le moindre souvenir de son existence.
Cette seconde liste est plus dérangeante, parce qu’elle met à l’index des comptes qui sont désignés comme source de désinformation et dont les propriétaires sont, donc, soit des naïfs, soit des escrocs.
C’était idiot de diffuser ce fichier en l’état, bien entendu, mais je ne comprends pas ceux qui s’insurgent non pas de sa publication mais de son existence : comment pensent-ils que l’on peut analyser un corpus de tweets ? Pour ceux qui l’ignorent, il est assez facile, en utilisant les outils fournis par Twitter (les « APIs ») ou non (Visibrain) de récupérer et d’analyser tous les tweets publics selon divers critères : personne, contenu, etc. Twitter est une agora, une place publique, et ce qui y est posté est réputé l’avoir été volontairement. Le règlement européen sur la protection des données (RGPD), invoqué par de nombreuses personnes pour arguer de l’illégalité du fichier ne donne pas forcément raison à ceux qui s’indignent, car s’il dit bien que :

Les États membres interdisent le traitement des données à caractère personnel qui révèlent l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques, l’appartenance syndicale, ainsi que le traitement des données relatives à la santé et à la vie sexuelle.

…Il énumère une série d’exception, notamment lorsque :

(…) le traitement porte sur des données manifestement rendues publiques par la personne concernée (…)

Un tweet n’est pas une lettre volée, une correspondance privée dévoilé, une conversation privée enregistrée, c’est un message public. Il n’est même pas étonnant qu’il soit archivé dans une base de données puisque Twitter est précisément une base de données.
Un troisième document a été présenté, par Olivier Berruyer du site Les Crises, souvent accusé de conspirationnisme :

Fichier sorti d’un chapeau par Olivier Berruyer, que EU Disinfolab nie avoir diffusé. Les données surlignées, les prénoms et noms et la localisation géographique (dont une absurde) sont le profil public des comptes, la manière que lest gens ont de se présenter eux-mêmes. Twitter ne force personne à ce qu’une seule de ses informations soit exacte, et les trolls politiques les renseignent assez systématiquement de manière mensongère — j’ai remarqué par exemple que les comptes d’inspiration clairement fasciste utilisent souvent des profils féminins (fausse photo, faux nom,… et erreurs d’accord systématiques) et/ou prétendument homosexuels, ou encore que certaines personnes se réclament de tel ou tel parti pour le décrédibiliser par des excès de langage ou des pseudo-épiphanies qu’ils font passer pour de l’honnêteté (« je suis militant Insoumis et pourtant je trouve que la France est envahie par les étrangers »). .

Là, la liste est très choquante, évidemment : des listes de juifs, voilà qui rappelle les heures sombres de notre pays, comme dit la formule. L’auteur de la capture prend le soin de signaler que les noms sont « masqués » par lui mais ne signale pas que les appartenances ethniques, sexuelles, politiques, sont mises en exergue par lui aussi. En fait, pour créer une telle image, il a fallu que l’auteur de la capture fasse une sélection parmi les profils « intéressants », c’est à dire ceux dont l’évocation va immédiatement convoquer le spectre du totalitarisme.
Dans un communiqué, EU Disinfolab affirme ne rien avoir à faire avec cette image, ce à quoi Olivier Berruyer a répondu de manière un peu absconse, en expliquant que ces données sont incluses au fichier « Visibrain » utilisé par EU Disinfolab, et que rien n’empêchait de les utiliser même si ce ne sont pas celles qui ont été diffusées auprès du public. C’est vrai, mais comme ces données sont celles que les utilisateurs de Twitter rédigent eux-mêmes pour se présenter, rien n’empêche personne de les utiliser ! Selon certains ce papier a bien été publié mais aussi vite retiré au profit des deux autres… Je n’en sais pas plus.

Dans l’histoire, il a existé bien des listes qui équivalaient à une mise à mort. Listes de juifs, de protestants, d’opposants politiques divers,…
La culture française est dans le traumatisme de fichiers, des listes, depuis des siècles, jusqu’à avoir créé la Commission Informatique et libertés au cours des années 1970, lorsque la population a découvert l’existence du projet SAFARI, porté par le ministre de l’intérieur Jacques Chirac, qui permettait de mettre des fichiers divers en relation.
L’affaire des fichiers de EU Disinfolab me semble d’une nature assez différente puisqu’il s’agit d’une récolte et du traitement de données fournies volontairement par les personnes listées. Twitter n’oblige personne a utiliser un pseudonyme en rapport avec son vrai nom, ni de rédiger une biographie fiable, ni de tweeter, évidemment. Nous sommes loin de documents de sécurité sociale ou d’état-civil, que nous sommes juridiquement forcés de compléter.
Mais bon, je veux bien comprendre l’angoisse des listes, même si dans ce cas je ne la partage pas, et que je suis même étonné des extrapolations qui en sont faites. Je ne dis pas ça parce que nous ne vivons pas sous Pinochet ou Assad, car ça c’est une chose qui peut advenir en quelques mois, ça s’est vu plus d’une fois dans l’histoire. Ce que je conteste c’est que les listes d’utilisateurs Twitter de EU Disinfolab aient la moindre utilité pour la police secrète d’une dictature quelconque..
J’ai lu des gens qui semblaient de bonne foi penser qu’il s’agissait d’une travail de recensement des opposants politiques à La République en marche, à des fins difficiles à imaginer (intimidation ? Punition ?) avec la complicité active de sociétés informatiques californiennes — on m’a ainsi fourni une photographie de Mark Zuckerberg à côté d’Emmanuel Macron pour preuve définitive que le but de Twitter est de museler les opposants politiques à l’actuel président..

Bonne illustration par Samuel Laurent du raisonnement circulaire des gens à qui « on ne la fait pas ».

Je ne sais pas si La République en marche ou out autre parti font des listes illégales, c’est très possible. Un e-mail des célèbres MacronLeaks laissait penser que La République en marche a eu l’ambition de faire un usage un peu scientifique de Twitter en termes de profilage des utilisateurs, puisque ce réseau s’y prête particulièrement :

Je n’ai pas oublié notre conversation enrichissante du mois de septembre à Bercy et si je me permets de te contacter c’est que nous allons franchir un nouveau cap crucial sous peu. Tes outils et ton expertise nous seraient d’une aide substantielle si ton emploi du temps te le permet et que tu désires toujours nous aider (…) Un robot qui pourrait aller scruter les publications en relation avec le mot « Macron » auquel on associerait une programmation afin de pouvoir qualifier les commentaires qui en sont fait. Le tout permettrait de mettre en évidence les sympathisants ou bien les principaux détracteurs.
Pierre P*, à Albane G*, e-mail du 13 janvier 2016 07:51

Choquant ? J’imagine mal que les partis concurrents, tout comme les sociétés commerciales d’une certaine importance qui soignent leurs relations publiques9, n’en fassent pas autant. Le besoin est crucial, les outils sont disponibles et le caractère illégal de la chose n’est pas si évident à établir que beaucoup semblent l’imaginer.
Le traitement d’énormes quantités de données est très à la mode, grâce à des techniques diverses d’analyse des données, grâce aux progrès en termes de puissance de calcul et de stockage, mais aussi grâce aux gigantesques bases de données que nous constituons volontairement.
Dans le domaine du numérique, le problème de ce qui est à la mode est aussi, souvent, la croyance que les commanditaires eux-mêmes ont du caractère magique des outils à disposition, et de la manière dont il est censé régler tous leurs problèmes. Supposer qu’une technologie automatisée dispense de discernement, c’est avant tout renoncer par avance au discernement, au profit d’un hypothétique gri-gri numérique.

Si Louis XIV a eu l’idée tragique de relancer les conflits religieux en France, c’est parce qu’il avait été intoxiqué par le big data de l’époque : des fausses listes de centaines de protestants ramenés à la foi catholique lui étaient fournies quotidiennement (en se déclarant catholique, on payait moins d’impôts), jusqu’à ce qu’il juge que la religion réformée était devenue à ce point négligeable que l’Édit de Nantes n’avait plus de raison d’être, menant à se révocation. Les Dragons du roi ont alors repris la route pour convertir les derniers protestants dont ils avaient les listes, non plus par des incitations fiscales, mais par la torture. Les listes peuvent tuer, et la croyance dans la quantification des opinions peut faire commettre de funestes erreurs.

J’ai l’impression que ce qui choque beaucoup de gens dans cette affaire de listes rendues publiques, c’est moins les listes elles-mêmes que le fait de les voir, et c’est moins la menace réelle qu’elles impliquent que le constat qu’on ne peut pas si aisément se dissimuler parmi la foule des usagers de Twitter…. Je dois être particulièrement paranoïaque car je n’y ai absolument jamais cru : tout finit par se voir, se savoir, Internet, comme les djinns des contes arabes, n’oublie rien.
Cette absence d’oubli me semble redoutable non pas pour cette anecdotique suspicion de fichage (anecdotique car si demain la France devient un pays autoritaire, tous les fichiers qui peuvent être utilisés contre les citoyens seront disponibles, ils le sont déjà), mais dans un cas qui ne provoque pas autant de levées de boucliers : lorsqu’une cabale est montée contre un individu unique, lorsqu’on exhume tous les anciens tweets d’une personne afin de sélectionner, parmi ses 10 ou 100 000 messages, une poignée qui, hors contexte, une fois compilés et mis bout à bout, permettront de fabriquer un personnage odieux qui pourra ensuite entre jeté en pâture au piranhas.

(d’après Richelieu, bien sûr : « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre »)

C’est ce qui est arrivé tout récemment au malheureux James Gunn, réalisateur des Gardiens de la Galaxie, dont un éditorialiste d’extrême-droite est allé chercher de vieux tweets qui faisaient de l’humour provocateur et insensible sur des thèmes aussi dérangeants que le viol ou la pédophilie. Son employeur, Disney, a alors pris la décision de le renvoyer. D’autres personnalités hollywoodiennes ont alors supprimé en catastrophe tous leurs anciens tweets, sans prendre le temps de faire le tri, se doutant que ce qui est arrivé à leur infortuné collègue pouvait leur arriver aussi, achevant leur carrière d’un claquement de doigts. Ce genre de cas, pour nous en France, est facile à juger : un talentueux réalisateur assassiné avec ses propres tweets par l’Amérique puritaine de Trump, beurk ! Mais chez nous ce n’est pas mieux, rappelons-nous la chanteuse Mennel Ibtissem, qui avait eu le mauvais goût de porter un foulard et de chanter en partie en arabe une chanson de Leonard Cohen dans une émission de télé-réalité, attirant l’attention de ceux à qui sa popularité (car elle chante assez bien) donnait des ulcères, lesquels ont réussi à la forcer à quitter l’émission The Voice pour deux tweets publiés après des attentats, immatures et ironiques comme on peut en produire à l’âge où elle l’a fait.
Ça reste sans doute inaudible aujourd’hui mais l’affaire Mehdi Meklat me semble tout aussi injuste. Ce jeune journaliste et écrivain prometteur a vu sa carrière pulvérisée parce que le tribunal populaire d’Internet a choisi de croire que son absurde personnage parodique « Marcelin Deschamps » (à la fois français-de-souche frontiste et islamophile, pour résumer), pouvait être confondu avec son auteur. Une page de son premier roman avait même été produite pour preuve de ses méfaits, comme si aucun écrivain n’avait le droit d’inventer des personnages malfaisants ! Je parle du tribunal populaire de l’Internet, mais celui-ci déborde toujours, jusqu’à Alain Finkielkraut – l’homme le moins connecté de France – qui, selon un raisonnement circulaire assez typique de sa pensée, voyait ses préjugés racistes ou du moins son refus de la « diversité rayonnante » (je reprends ses mots) confirmés par des phrases proférées dans un contexte qu’il n’a pourtant pas les moyens d’évaluer, puisqu’il n’est ni usager de Twitter ni célèbre pour sa maîtrise du second degré.
Une sélection de tweets, c’est fourbe, car ce que publie un compte Twitter s’inscrit dans un récit, on ne peut pas dire grand chose d’un tweet si on ignore celui qui précède et celui qui suit.
Il y a aussi eu l’affaire Agathe Auproux, jeune chroniqueuse de l’émission Touche pas à Mon Poste. Là je n’ai pas suivi mais c’est plutôt le fait de travailler pour Cyril Hanouna que je condamnerais, si on me demandait mon avis (humour ! Faut tout expliquer ?). Enfin elle semble avoir survécu, elle.
Il y en aura d’autres.

Des Piranhas pour faire disparaître une personne, par Eric Stanton, dans Bizarre museum #16 (image libre car copyright non-renouvelé)

Dans une attaque en masse, chaque piranha peut arguer qu’il n’a jamais donné qu’un coup de dent. C’est ce que font aussi les « haters » qui, en masses généralement spontanées (pas besoin de coterie, même si ça arrive aussi), viennent insulter, au cul de chacun de ses tweets les plus banals, telle personnalité ou tel ministre. On sent chez certains un besoin de revanche, ou une envie de faire mal, d’avoir un effet sur des personnes « en vue », d’exister en insultant, en humiliant. Et comme c’est généralement d’eux-mêmes qu’ils donnent une image piteuse et mesquine, ça ne fonctionne pas et leur colère décuple. Les femmes constituent des cibles récurrentes pour ce genre de « trolls » : en déroulant par exemple les tweets qui répondent à ceux de Najat Vallaud-Belkacem ou de Marlène Schiappa, on admire la tempérance de ces femmes face au flot d’injures qu’elles reçoivent et aux fantasmes qu’elles suscitent10.

Je m’étonne, en fait, que la publication d’une inoffensive liste de données parfaitement publiques choque à ce point tandis que je ne vois jamais beaucoup de réactions face aux attaques à mille contre un. Je ne parle pas de la défense des personnes attaquées pour ce qu’elles ont dit ou fait, mais de l’attaque elle-même : cela semble normal.
J’ai l’horrible impression de voir un lien entre les deux : la lâcheté de la foule.

Une fois tout seul et hors de l’eau, le piranha fait moins le malin (Wikimédia Commons)

Je m’en voudrais d’avoir l’air d’un donneur de leçons, et je suis certain d’avoir plus d’une fois fait partie des piranhas, des hyènes, des chiens, des loups, qui sans l’avoir décidé constituent spontanément une multitude de harceleurs ou de ricaneurs. Mais je m’impose souvent d’être l’avocat du diable, c’est presque un enjeu en terme d’estime de soi, ou d’orgeil : je déteste me voir en pleutre qui tire sa force de celle du groupe dans lequel il se cache, qui tire sa puissance non du fait d’être intelligent et convaincant mais au contraire, du fait de suivre le courant. Alors j’essaie de parler en mon propre nom, en tant qu’individu, pas en tant qu’agent sans devoirs et sans responsabilités. Et j’essaie de m’adresser aux autres en les considérant aussi comme des personnes et non comme les membres de groupes, quand bien même ce sont des adversaires. 

On parle beaucoup d’une crise actuelle de la démocratie. Je ne sais pas exactement ce qu’est la démocratie idéale et je ne sais pas à quel point ce sentiment de crise est justifié ou inédit, mais je me demande parfois si notre mode dit « représentatif » n’est pas là encore un moyen de se cacher. Bien à l’abri (des pressions extérieures mais aussi des responsabilités) dans l’isoloir, on désigne un chef à qui on délègue nos pouvoirs, afin de n’être responsable de rien mais juge de tout. On élit une personne à qui l’on pourra reprocher ce qui ne va pas — que cela soit de son ressort ou non, parfois —, et dont la statue sera déboulonnée par ceux-là même qui l’auront édifiée, une fois qu’ils se seront lassés.
Sans doute la veulerie fait-elle partie de la nature humaine, mais le courage aussi, je pense. À chacun de choisir comment il veut se voir.
Oui, bon, finalement je suis un peu donneur de leçons, là.

(nota : j’ai demandé à Cécile Arènes, Samuel Laurent et Laurent tout court la permission de reproduire leurs textes, mais il est bien entendu qu’ils ne sont pas associés à mes propos, dont ils n’ont pas été avisés.)

  1. Nicolas Vanderbiest est doctorant à l’Université de Louvain. Ses détracteurs récents se sont ridiculisés en l’accusant de mentir sur ses qualifications universitaires, car ils confondaient doctorant (préparant une thèse de doctorat) et docteur. []
  2. Gary Machado, Alexandre Alaphilippe et Nicolas Vanderbiest. []
  3. Citons par exemple AWDnews, site multilingue financé par une quelconque monarchie du Golfe, qui se fait passer pour une initiative spontanée d’étudiants européens passionnés d’information. []
  4. L’affaire Benalla a suscité huit fois plus d’activité que #balanceTonPorc et deux fois plus que #JesuisCharlie. On notera que le hashtag #fichagePolitique (qui concerne non plus l’affaire Benalla mais l’affaire Disinfolab), a quant à lui suscité plusieurs centaines de milliers de tweets. []
  5. Un russophile selon EU Disinfolab partage « publiquement et régulièrement des articles de RT et Sputnik, qui sont des médias financés par l’État russe. C’est donc une sensibilité aux narratifs pro-russes. Ce n’est pas un jugement de valeur, mais un fait quantifiable selon une méthodologie ». []
  6. Ou cherchant visiblement ses faveurs, comme Frédéric Lefebvre dans un article où il qualifie le président de nouvel homme fort de l’Europe, et dans un communiqué où il appelle à la constitution d’une commission d’enquête sur le sujet. []
  7. Rappelons le rasoir d’Hanlon, inspiré du rasoir d’Ockham : « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer ». []
  8. Celui de mon grand-père André qui nous a quittés il y a un peu plus d’un an était le 53858, ai-je lu dans un article de Libé — lui n’en parlait pas. []
  9. Je ne sais pas si la société Monsanto-Bayer fait la liste de ceux qui ne l’aiment pas — ça risque d’être une longue liste —, mais on sait qu’elle rémunère des internautes pour ébranler les critiques à l’aide d’astuces connues de longue date : « je suis scientifique, et toi ? », « je pensais comme toi jusqu’à ce que j’étudie sérieusement la question », « aucune étude ne montre de corrélation entre l’augmentation de 2000% des cancers professionnels d’agriculteurs et le glyphosate qu’ils utilisent quotidiennement », etc. []
  10. La première était accusée d’imposer le Coran à l’école primaire, la seconde est à présent accusée de légaliser la pédophilie ! Deux accusations, il va sans dire, aussi absurdes que mensongères. []

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