Profitez-en, après celui là c'est fini

Presse clandestine

septembre 27th, 2012 Posted in Lecture, Personnel

Je ne crois pas avoir beaucoup parlé ici d’André Lafargue, mon grand-père, né en 1917, et qui a toujours bon pied bon œil puisque chaque soir il va voir une pièce de théâtre et que chaque jour il occupe son bureau à la rédaction du Parisien où, en qualité de pigiste retraité, il écrit des critiques des spectacles vus la veille.

Il a eu plusieurs vies, dont il raconte des bribes de ci ce là : anarcho-pacifiste avant guerre, il a notamment écrit pour La Patrie Humaine et La Flèche — où il œuvrait, je viens juste de l’apprendre, aux côtés du dialoguiste Henri Jeanson (Pépé le Moko,  Entrée des artistes, Hôtel du nord,…) qui est une de mes idoles car un des plus grands auteurs de la période du « Réalisme poétique », avec Charles Spaak et Jacques Prévert ; démobilisé, ou même plus ou moins déserteur après la débâcle, il a vu le bateau qui aurait pu l’emmener en Grande-Bretagne — le pays de sa mère1 — sombrer sous ses yeux. Il a vécu à Montrouge, avec sa femme et son frère, chez le docteur Marcel Renet, qui, j’en parle plus loin, allait fonder le réseau Résistance, et le journal du même nom (emprunté au Groupe du Musée de l’Homme, qui avait été décimé). Il décrit son rôle comme « commis-voyageur », puisqu’il a passé des mois à sillonner la France à la rencontre de possibles sympathisants sous le nom de « la flèche ». Dans le journal, il signait Robert Desniaux. Pour la résistance, il était colonel — grade qui en impose mais qu’il qualifie de fictif ; arrêté en 1943, il a été déporté à Buchenwald, Mauthausen et enfin à Ebensee, mais ce n’est pas la période de son existence dont il parle le plus volontiers ; à son retour, il a couvert le procès de Nuremberg, comme journaliste ou comme interprète (sa mère était britannique), je ne sais plus trop ; le journal Résistance, qui paraissait toujours et qui l’employait, a coulé, et a fusionné avec le Matin, pour devenir Ce Matin, puis Ce Matin-Le Pays. Après la disparition du dernier titre, il est entré dans le journal concurrent, Le Parisien Libéré, devenu Le Parisien Aujourd’hui en France. Dans la presse d’après-guerre, et jusqu’à aujourd’hui, il s’est surtout occupé de sujets que certains jugeront futiles ou légers : le cinéma, le théâtre, et les arts en général, qui lui ont permis de connaître ou de rencontrer des gens comme Audrey Hepburn, Michelle Morgan, André Bourvil, Alain de Saint-Ogan, ou Michel Audiard, qu’il se vante d’avoir présenté à André Hunebelle, grâce à qui a pu commencer la carrière du futur dialoguiste des Tontons flingueurs.

Bref, une sacrée vie. Je ne connais que des petits bouts de cette histoire, car nous ne nous voyons qu’une ou deux fois par an. Mais justement, nous avons déjeuné ensemble aujourd’hui, mon grand-père, mon père et moi-même, dans la cantine du Parisien.

Une chose m’a tout à fait passionné dans son récit de la création du groupe Résistance, que je vais tenter de raconter avec autant de précision que possible. André vivait donc à l’époque avec sa jeune épouse Ameyna, ma grand-mère, et son frère Claude, chez le docteur Renet, dont Claude, médecin lui aussi, reprenait le cabinet. Ce monsieur Renet avait un projet : créer un journal clandestin. Il en a parlé à André et à Claude, qui ont été d’accord, ainsi qu’à deux autres personnes, dont le père de Claudine Auger, future James Bond Girl dans Opération Tonnerre. Le docteur Renet avait un atout : il connaissait un imprimeur, Jean de Rudder, qui acceptait de se lancer dans cette dangereuse aventure. En revanche, le docteur Renet ne connaissait personne d’autre et n’avait pas le moindre contact à Londres. Le journal est devenu un des titres les plus importants de la presse clandestine, puisque son tirage a culminé à 100 000 exemplaires.

Les survivants du groupe Résistance se revoient régulièrement… J’ai assisté à leur repas en 2006, ils étaient encore quelques dizaines à s’être déplacés. Debout : Josette Guillou-Honigsberg.

La partie étonnante de l’histoire, pour moi, c’est que c’est ce journal — cinq personnes — qui est à l’origine de la naissance du réseau. C’est grâce au journal, diffusé clandestinement, que des gens se sont signalés pour aider, participer, ont rapporté des informations, mais aussi grâce au journal que Londres s’est intéressé au groupe, l’a contacté, initié au codage des messages, a pu l’approvisionner en armes, en informations, en instructions, lui a permis de sortir de son isolement. Peu à peu, le journal a essaimé, avec Résistance de Bordeaux et du Sud-Ouest, Résistance de l’Ouest, le Lorrain, et quelques autres titres que je n’ai pas retenus : un véritable empire médiatique, finalement, qui a eu, comme d’autres journaux de la résistance (Libération, Combat, le Franc-Tireur, etc.) une vraie influence sur la conformation de la presse après-guerre. J’ai appris au passage qu’Émilien Amaury, fondateur du Parisien Libéré juste après guerre, avait clandestinement approvisionné toute la presse résistante en papier, tout en diffusant la propagande de Pétain.

Je suis assez frappé qu’un journal, deux feuilles de papier couvertes d’encre, ait pu donner une consistance à un rêve. En y réfléchissant, ça n’a rien de vraiment étonnant, bien sûr, et on connaît mille exemples du genre, dans des domaines variés, et pas toujours liés à des conditions tragiques (les fanzines qui ont servi de berceau à des genres musicaux, par exemple), mais j’en tire une conclusion qui est qu’on peut faire exister quelque chose en convainquant les autres que cette chose existe.

  1. Mon arrière grand-mère, Florence Adeline Chamier-Deschamps était britannique mais a grandi en Australie. Son père possédait un quotidien de Sydney. Cette branche de la famille, qui descend du théologien Daniel Chamier, avait quitté la France quelques siècles plus tôt, à la révocation de l’Édit de Nante. []
  1. 6 Responses to “Presse clandestine”

  2. By Ardalia on Sep 28, 2012

    J’aime assez ce récit qui contredit ce que l’école nous a fait avaler sur la marche de l’Histoire. On a l’impression d’un rouleau compresseur, d’un destin en accomplissement, par la volonté et l’effort. On aperçoit ici la place immense du hasard, un tel connaît tel type, mais pas tel autre, alors il est embauché là, il s’accroche, mais une autre vague le porte sur une autre rive, etc. Et l’histoire, comme l’Histoire est faite des entrelacs complexes de ces télescopages, de ces séparations, de ces parcours plus ou moins cahotiques. Si l’on croise une obsession, peut-être s’y retrouvera-t-on, peut-être préférera-t-on que rien ne change, pour répondre à son obsession craintive, peut-être qu’on ne saura pas quoi faire. Quels fétus de paille nous faisons, tout de même…

  3. By K. on Sep 28, 2012

    « on peut faire exister quelque chose en convainquant les autres que cette chose existe »

    C’est aussi le propos de la nouvelle de Bradbury, Le convecteur Toynbee

  4. By Taoma on Sep 28, 2012

    C’est également le propos d’Alan Moore dans son comic book « Promethea » ;)

  5. By Monique THIERRY on Déc 27, 2012

    Archives gouvernement.fr > André Lafargue ancien résistant
    :-)
    J’aime beaucoup votre grand-père.

  6. By Jean-no on Déc 27, 2012

    @Monique : merci :-)

  7. By Philippe DELORME on Juil 11, 2015

    Bonjour,

    Je suis l’un des petits-fils de Marcel RENET (Jacques Destrée. J’ai eu la grande chance de rencontrer votre grand-père il y a quelques semaines au Parisien. Il se souvient de tout et m’a parlé avec beaucoup de gentillesse de mon grand-père. j’ai pu ainsi obtenir quelques informations pour mieux comprendre les réussites et les difficultés de « Résistance ».
    Merci pour cet article.

    Philippe DELORME

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