Profitez-en, après celui là c'est fini

Nineteen eighty-four

juin 14th, 2018 Posted in Lecture

Il y a des livres qu’il faut relire de temps à autre, car ils sont capables de résonner avec chaque nouvelle période de l’histoire. Le 1984 de George Orwell (1949) est l’un d’eux. J’ai eu le plaisir d’être invité par Xavier de la Porte pour à en parler au micro de son émission l’Heure de Pointe, sur radio Nova. Une demi-heure d’émission1 ce n’est pas très long alors j’ai écrit le présent billet en complément. Je m’y suis astreint à commenter le livre et les thématiques qu’il m’évoque, sans pour autant en faire un résumé qui éventerait le contenu. Ceux qui n’ont jamais lu ce roman gagneraient à le faire, car il est plus fin et percutant que l’idée que l’on s’en fait si on ne le connaît que de réputation.

Une nouvelle traduction

Cette année, les éditions Gallimard publient une nouvelle traduction du livre, signée par Josée Kamoun (qui a entre autres traduit Philip Roth, John Irving, Jonathan Coe…), traduction qui fait un peu de bruit puisque ses partis-pris littéraires sont tout sauf anecdotiques. Alors que la traduction historique tentait de suivre assez littéralement le texte d’origine, celle-ci tente d’en restituer l’esprit, par un style plus percutant. Voici le début du roman dans sa version originale, dans sa traduction de 1950 et dans sa traduction de 2018 :

It was a bright cold day in April, and the clocks were striking thirteen. Winston Smith, his chin nuzzled into his breast in an effort to escape the vile wind, slipped quickly through the glass doors of Victory Mansions, though not quickly enough to prevent a swirl of gritty dust from entering along with him.

C’était une journée d’avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith, le menton rentré dans le cou, s’efforçait d’éviter le vent mauvais. Il passa rapidement la porte vitrée du bloc des « Maisons de la Victoire », pas assez rapidement cependant pour empêcher que s’engouffre en même temps que lui un tourbillon de poussière et de sable.

C’est un jour d’avril froid et lumineux et les pendules sonnent 13:00. Winston Smith, qui rentre le cou dans les épaules pour échapper au vent aigre, se glisse à toute vitesse par les portes vitrées de la Résidence de la Victoire, pas assez vite tout de même pour empêcher une bourrasque de poussière gravillonneuse de s’engouffrer avec lui.

On remarque que Josée Kamoun fait le choix audacieux d’utiliser le présent comme temps narratif alors que l’ouvrage d’origine, rédigé au préterit, appelait plutôt une conjugaison au passé. Il s’agit je suppose de réduire un peu la distance qui sépare le lecteur du protagoniste principal du roman. Justifié ou pas, c’est un choix assez fort. Un autre choix assez fort est de préférer le tu au vous dans la célèbre formule « Big brother is watchning you », qui devient « Big brother te regarde » et non plus « Big brother vous regarde ». J’ai du mal à avoir un avis, l’ambiguïté du « you » force à faire un choix puisque ce pronom peut assez indifféremment se traduire par un pluriel, ou au singulier par un tutoiement de familiarité autant que par un voussoiement de politesse.

La traduction de 1950 est due à Amélie Audiberti (1899-1988), née Élisabeth-Cécile-Amélie Savane. Institutrice originaire de la Martinique, elle épousé l’écrivain Jacques Auberti en 1926. Une de leurs deux filles, Marie-Louise, est aussi écrivaine.
Spécialisée dans la science-fiction, notamment pour les éditions Fleuve Noir, Amélie (parfois Amélia) Audiberti a traduit de nombreux auteurs : Olaf Stapledon, Vargo Statten, Murray Leinster, Kenneth Bulmer, et même Isaac Asimov.
(image volée sur le site de l’association des amis de Jacques Audiberti)

Dernier parti-pris de traduction qui a fait causer, les mots de la Novlangue ont presque tous été retraduits, à commencer par… Novlangue, qui devient Néoparler — traduction plus fidèle de Newspeak. Je trouve ce cas précis problématique : quelle que soit la pertinence du mot Novlangue, celui-ci existe depuis près de soixante-dix ans et est passé dans le langage courant. Josée Kamoun justifie son choix par le fait que le Newspeak est une manière de parler et non une véritable langue, mais je citerai l’appendice explicatif au roman : « Newspeak was the official language of Oceania ».
Il me semble bien que l’on parle d’une langue ou d’un langage plutôt que d’un parler — même si ces trois mots peuvent être synonymes.

La Novlangue

On utilise souvent ce mot un peu à contresens. Si l’on se fie à l’appendice à 1984, le principe de la Novlangue réside moins dans l’invention de nouveaux mots plus ou moins barbares à l’oreille et politiquement connotés que dans l’appauvrissement du vocabulaire et de ses nuances. Lorsque des médias tels que Causeur ou Le Figaro se scandalisent de l’existence d’une « novlangue féministe » en présence de l’écriture dite « inclusive », de la féminisation inattendue de noms de métiers ou de l’introduction de mots tels que mansplaining (lorsqu’un homme explique à une femme ce qu’elle pense), ils se trompent : qu’on les juge barbares ou non (tout mot nouveau semble barbare), ces mots enrichissent le vocabulaire puisqu’ils permettent d’exprimer des choses que l’on ne savait pas dire avant de disposer de mots pour les désigner.
La Novlangue n’est pas non plus synonyme de la langue de bois, pas plus que des inversions sémantiques (le ministère de la Paix pour le ministère de la Guerre, etc.), ou d’emploi de mots vides de sens (le mot « Victoire », presque comique de par son omniprésence, dans 1984), mais c’est un peu tout ça quand même, bien sûr.
J’ignore si Orwell s’était intéressé à ces auteurs, mais l’idée que le langage et la capacité à penser sont intimement lié était dans l’air du temps depuis l’hypothèse dite Sapir-Whorf, au début de son siècle, le Tractatus logico-pilosophiicus de Ludwig Wittgenstein (1921), la Lingua Tertii Imperii — une analyse de l’utilisation du verbe par le régime nazi — de Victor Klemperer (1947), ou encore la Sémantique générale d’Alfred Korzybski, véritable projet de modifier la langue non pour l’appauvrir mais bien pour étendre notre capacité à penser.
La Novlangue est l’exact opposé du projet de Korzybski puisque c’est une altération de la langue destinée à altérer la pensée.
« The Revolution will be complete when the language is perfect ».

« La fermeté, c’est l’humanité ». Il semble qu’Éric Ciotti se verrait bien à la tête du Ministère de l’Amour — qu’on nomme encore chez nous Ministère de l’Intérieur.

Les slogans du pouvoir ont été modifiés eux aussi afin de respecter un agencement visuel pyramidal, justifié par les descriptions contenues dans le livre :

War is Peace
Freedom is Slavery
Ignorance is Strength
La guerre, c’est la paix
La liberté c’est l’esclavage
L’ignorance c’est la force
Guerre est paix
Liberté est servitude
Ignorance est puissance

Je dois dire que j’ai un petit doute sur ce « est » qui passe à l’écrit mais qui, à l’oreille, peut être confondu avec un « et ». C’est particulièrement problématique avec Guerre est paix, qui sonne comme le titre du roman de Tolstoï Guerre et Paix.
Je dirais que cette nouvelle traduction est plus littéraire que la précédente, on sent moins l’anglais derrière, et l’effet général est plus percutant, plus fort. Mais elle impose aussi un parti-pris, c’est une lecture, une version singulière du roman. La traduction d’origine était plus sage mais certainement pas scandaleuse et sent nettement moins la naphtaline que bien des traductions d’autres romans de la même époque, y compris lorsqu’elles étaient dues à de grands auteurs.

Ayant-droits et adaptations

Même si certains de ces choix me heurtent (comme tout ce qui bouscule de vieilles habitudes), je ne peux que constater l’expertise et le sérieux de la traductrice. J’aurais un peu plus de méfiance envers le projet de nouvelle traduction lui-même. Gallimard sort ce livre deux ans et demi avant que l’œuvre d’Orwell n’entre dans le domaine public, et il faudrait être un peu naïf pour croire qu’il s’agit d’un hasard2. L’éditeur profite des dernières années d’exclusivité dont il dispose sur les adaptations de l’œuvre pour publier, de manière très médiatique, une traduction qui peut éclipser par avance et pour un certain temps toutes celles que des éditeurs concurrents envisageraient de sortir à partir de 2021 — mais il en sortira tout de même car plusieurs sont d’ores et déjà en chantier, semble-t-il.

Il est intéressant d’apprendre, au passage, que le revenu tiré des droits d’auteur sur l’œuvre de George Orwell est entouré d’un certain mystère. Sa veuve Sonia Orwell semble n’être jamais parvenue à obtenir de la part du comptable de la société George Orwell Productions les revenus auxquels elle pouvait prétendre, et est morte dans l’indigence en 1980 tandis que 1984 et Animal farm connaissent depuis leur parution une popularité planétaire. Au début des années 1950, Sonia Orwell a même laissé le manuscrit de 1984 partir aux enchères pour cinquante livres seulement ! Imaginez ce qu’il vaudrait aujourd’hui. Le procès que Sonia Orwell a engagé pour récupérer les droits sur l’œuvre a finalement abouti positivement, au profit de Richard Blair, le fils adoptif de George Orwell et de sa première épouse3. Il avait jusqu’ici été le modeste employé d’une société de vente de matériel agricole.

Veuf de sa première épouse Eileen, décédée en 1945, George Orwell s’est marié à Sonia Brownell en octobre 1949, trois mois avant de mourir. On pense qu’elle est le modèle du personnage de Julia dans 1984, une jeune femme pleine de vie qui apporte un peu d’espoir à Winston Smith. Avant son mariage et après la mort de son époux, Sonia Orwell a mené une existence de femme indépendante au sein des milieux intellectuels londoniens et parisiens, ayant notamment eu des liaisons avec Lucian Freud et Maurice Merleau-Ponty. Une telle liberté n’était pas si commune à l’époque. J’imagine que c’est à Sonia que George Orwell s’adresse lorsqu’il fait dire à Julia par Winston Smith : The more men you’ve had, the more I love you.

Même si cela ne lui amenait pas de revenus, Sonia Orwell protégeait assez scrupuleusement les droits moraux attachés à l’œuvre de son époux. Elle avait, par exemple, refusé à David Bowie le tournage d’un film musical adapté de 1984 (projet qui a laissé quelques traces puisque plusieurs chansons de l’album Diamond Dogs en sont issues. Elle a en revanche moins bien protégé l’œuvre d’Orwell de l’intervention de la CIA. En effet, les États-unis voyaient dans Animal farm et 1984, deux livres écrits par un socialiste particulièrement lucide à constater les dérives de son propre camp, de puissants outils de propagande contre l’URSS, la « première arme idéologique de la Guerre froide », disent certains. La CIA a favorisé la diffusion des deux livres les plus célèbres d’Orwell et a même discrètement participé, notamment financièrement, à l’adaptation animée de Animal farm (John Halas et Joy Batchelor, 1954) et au long-métrage 1984 (Michael Anderson, 1956). Il est intéressant de noter que ces deux adaptations ont vu la conclusion de leur récit modifiée à la demande de la CIA. À la fin de Animal Farm, les cochons; qui avaient emmené tous les animaux de la Ferme à se révolter contre les humains; finissent par exploiter les autres bêtes en bonne intelligence avec ces mêmes humains. Cet épilogue, qui renvoie dos à dos capitalisme et communisme, deux systèmes aussi prédateurs l’un que l’autre, était irrecevable pour les étasuniens, qui l’ont donc supprimée.

Repiblik Zanimo (1975), par « Zorze Orwell », est la première bande dessinée parue en langue créole et le tout premier album mauricien. Ce livre a longtemps été une énigme. D’abord publié sous forme de feuilleton dans un journal local sans indication quant à l’identité du dessinateur, il s’avère être une traduction tardive d’une bande dessinée libre de droits réalisée au tout début des années 1950 par Norman Pett à l’initiative de l’Information Research Department, un service secret britannique dédié à la propagande anti-communiste, dans le but d’être diffusée dans divers pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. Cet album créole n’était pourtant pas destiné à dénoncer Staline (enterré depuis longtemps) ou l’URSS mais ciblait le Mouvement militant mauricien, un parti de gauche émergent à l’époque dont le dirigeant, Paul Bérenger, était connu pour sa moustache.
(lire : Le cas de Repiblik zanimo, première BD en créole, par Christophe Cassiau-Haurie et Robert Furlong)

Le film 1984, sorti en 1956 et dû à Michael Anderson (qui réalisera vingt ans plus tard un autre film dystopique notable, Logan’s Run/L’âge de cristal) souffre de nombreux problèmes. Le personnage d’O’Brien devient « General O’Connor » pour que le public ne soit pas dérouté par l’homonymie avec l’acteur qui interprète Winston Smith, Edmond O’Brien, acteur fort mal choisi puisqu’il s’agit d’un américain joufflu que l’on a peine à associer aux descriptions de Smith faites dans le roman, un homme maigre et mal portant. L’histoire d’amour, charnelle et désespérée dans le livre, devient une bluette mièvre qui laisse à penser que le scénariste ne voit pas d’un mauvais œil la vision utilitaire et sans passion du couple qui est imposée aux membres du parti Angsoc. Au passage, la première traduction espagnole du livre a connu le même sort : sous le régime fasciste et ultra-catholique du Général Franco, s’en prendre au communisme était plus que bienvenu, mais parler de plaisir sexuel, beaucoup moins. Une nouvelle version hispanisante du livre est sortie à Cuba, régime pourtant encore officiellement socialiste, sans subir cette censure4.
À la fin du film, plutôt que d’être vaincu, de se sentir pénétré d’amour pour Big Brother, comme dans le roman, Winston Smith crie « à bas Big Brother ». On peut supposer que le message sous-jacent de cette réécriture, conformément à la mythologie américaine, est que rien ne saurait briser la volonté de l’homme seul mais déterminé…

Que les deux œuvres d’Orwell qui dénoncent la manipulation de la vérité aient pu être censurées, altérées, est plutôt savoureux, puisque la profession de Winston Smith est précisément de réformer la vérité historique pour le compte du régime.

Une seconde adaptation de 1984 est sortie en…. 1984. Réalisée par Michael Radford, ses acteurs principaux sont John Hurt (physiquement parfait pour le rôle), Suzanna Hamilton (beauté simple et émouvante) et Richard Burton (mort juste à la sortie du film). Ce film a connu des déboires, puisque son réalisateur s’est vu forcer à utiliser une bande originale du groupe pop Eurythmics (qui ignorait avoir été imposé). Ce n’en est pas moins une adaptation intéressante et fidèle à l’esprit du roman. Je ne l’ai pas vu depuis une dizaine d’années, je devrais lui redonner une chance, mais, malgré les qualités de ce film, j’ai le souvenir d’un grand ennui. Il a existe des adaptations de 1984 pour la télévision mais je n’en ai vu aucune.

En 2009, par un tour particulièrement ironique de l’histoire, le fantôme de George Orwell a révélé les possibles dérives du « numérique » : la société Amazon, qui diffusait pour sa plate-forme Kindle Animal Farm et 1984, a été contrainte par les ayant-droits de retirer ces deux romans de son catalogue. Jusqu’ici rien que de très banal, sauf qu’Amazon a réglé le problème en effaçant les ouvrages chez ses clients : les livres électroniques se sont tout bonnement volatilisés chez leurs propres acquéreurs, comme les documents à faire disparaître s’évanouissent dans les « trous de mémoire » du ministère de la Vérité dans 1984. Les clients avaient été dédommagés automatiquement, le problème n’est pas financier : la preuve avait été faite qu’avec les objets connectés les possesseurs d’un appareil n’en sont pas forcément les maîtres. Amazon a juré de ne plus jamais régler aussi mal ce genre de problème à l’avenir, et s’y est tenu depuis, mais le mai est fait, nous savons désormais que le livre numérique est bien autre chose qu’une nouvelle forme de livre imprimé. Et c’est à George Orwell que nous devons d’en avoir conscience.

S’il n’est pas erroné de penser que 1984 évoque l’URSS de Staline, et s’il n’était pas faux de qualifier d’orwelliens des régimes totalitaires communistes divers (Albanie d’Enver Hodja, Chine sous la Révolution culturelle, Roumanie sous Ceaucescu, Corée du Nord), ce roman peut aussi parler du monde capitaliste. Il parle du pouvoir :

Nous savons que jamais personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir.

Bien entendu, il peut autant (et c’est même devenu un cliché de qualifier Mark Zuckerberg, Steve Jobs ou Bill Gates de « Big Brother ») parler de nos évolutions technologiques récentes.
Le Telescreen/Telecran, dispositif qui sert à la fois de média d’information et de moyen de surveillance, n’a pas existé en URSS mais existe bel et bien chez nous aujourd’hui, dans nos maisons et même dans nos poches. De ce point de vue, 1984 peut être considéré comme un roman visionnaire. La comparaison a bien entendu une limite : si nos dispositifs numériques peuvent servir à nous espionner, si les réseaux sociaux savent tout de nous, et sont parfois sciemment étudiés pour (il suffit de regarder les brevets déposés par les Google-Amazon-Facebook-Apple-Microsoft notamment pour voir quelles possibilités ceux-ci se réservent pour l’avenir), au moins ne sont-ils pas conçus pour que nous ayons une pleine conscience d’être surveillés, ils procèdent au contraire furtivement. Le régime d’Océania, à l’inverse, place les membres du parti dans une perpétuelle méfiance envers leurs congénères, jusqu’à craindre leurs propres enfants, voire l’expression de leur visage (facecrime) ou même leurs rêves.
« If you want to keep a secret, you must also hide it from yourself ».

Le Telescreen dans le film de 1956

Le « numérique » n’est pas le seul point actuel dans 1984. J’ai été frappé à la relecture par le passage qui suit, qui évoque la manière dont le progrès est un problème pour le pouvoir : la mécanisation, qui a multiplié la productivité humaine par cent, les sciences, qui ont allongé notre espérance de vie et notre confort, tout cela pourrait garantir à chacun une existence prospère et pacifique, mais cela serait la fin des hiérarchies entre humains.

Dès le moment de la parution de la première machine, il fut évident, pour tous les gens qui réfléchissaient, que la nécessité du travail de l’homme et, en conséquence, dans une grande mesure, de l’inégalité humaine, avait disparu. Si la machine était délibérément employée dans ce but, la faim, le surmenage, la malpropreté, l’ignorance et la maladie pourraient être éliminées après quelques générations. En effet, alors qu’elle n’était pas em­ployée dans cette intention, la machine, en produisant des richesses qu’il était parfois impossible de distribuer, éleva réellement de beaucoup, par une sorte de processus automatique, le niveau moyen de vie des humains, pendant une période d’environ cinquante ans, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Mais il était aussi évident qu’un accroissement général de la richesse menaçait d’amener la destruction, était vraiment, en un sens, la destruction, d’une société hiérarchisée.
Dans un monde dans lequel le nombre d’heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de nourriture, vivrait dans une maison munie d’une salle de bains et d’un réfrigérateur, posséderait une automobile ou même un aéroplane, la plus évidente, et peut-être la plus importante forme d’inégalité aurait déjà disparu. Devenue générale, la richesse ne conférerait plus aucune distinction.

Pour sauvegarder l’inégalité, il faut donc l’organiser à coup de guerres perpétuelles contre des ennemis plus ou moins imaginaires, de privations, de peur de l’autre. Quand BFMTV me parle de méchants musulmans qui coupent des têtes dans des pays lointains et de de clandestins affamés qui franchissent les frontières, quand des éditorialistes et des politiciens racontent que la solution au chômage est d’enrichir les riches, d’appauvrir et de culpabiliser les pauvres, d’augmenter le nombre d’heures de travail de ceux qui en ont, j’ai l’impression que 1984 parle au moins autant de mon époque que de l’URSS de Staline ou de l’Allemagne nazie.
On comprend ici le profond désaccord entre George Orwell et son aîné Herbert George Wells, l’inventeur de la science-fiction telle que nous l’entendons aujourd’hui, qui semblait entretenir une foi inébranlable dans le progrès humain, ne voyant la guerre et le fascisme que comme de tristes épisodes sur le chemin du triomphe de la raison universelle5.

Nous savons que jamais personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. (monologue d’O’Brien dans le troisième chapitre de la troisième partie)

1984 et les autres dystopies

Comme il le raconte dans son essai Le fascisme prophétisé (1940), George Orwell jugeait que son ancien professeur de français Aldoux Huxley se trompait en pensant qu’une société totalitaire basée sur l’absence de frustration (sexe, bien-être matériel, drogue) pouvait être pérenne. Le meilleur des mondes, sorti en 1931, contient pourtant lui aussi des éléments qui font étonnamment écho au monde actuel, comme la notion que l’on nomme aujourd’hui « obsolescence programmée » : dans le roman, pourtant écrit à une époque qui était loin de ça (prêt-à-porter balbutiant et habitude de recoudre et réparer), les vêtements sont intentionnellement de mauvaise qualité car pour que l’industrie soit prospère, il convient que rien ne soit ni solide ni réparable, tout doit être remplacé.
En 1958, dans Retour au meilleur des mondes, Huxley avait répondu à son tour aux objections de son défunt ami en persistant à dire que le contrôle par la répression était moins efficace à terme que le contrôle par la récompense des attitudes satisfaisantes, et que la terreur est un moins bon procédé de gouvernement que la manipulation sans violence. L’histoire semble lui donner raison, mais les gouvernants savent très bien revenir à la manière forte lorsqu’ils ont l’impression que la douceur ne suffit pas, et puis l’important n’est pas de savoir laquelle des deux dystopies a ses chances de prévaloir sur l’autre, elles servent plutôt l’une comme l’autre de référence pour observer l’évolution des régimes politiques et des sociétés.

Des classiques de la littérature dystopique qu’Orwell a lus : Le Talon de fer (Jack London, 1907), qui raconte l’établissement d’un régime fasciste aux États-Unis par la grande bourgeoisie ; Nous autres (Eugène Zamiatine, 1924), comédie drolatique autant que tragique sur l’absurde cruauté d’une société qui se prétend rationnelle et réglée ; Le meilleur des mondes (Aldoux Huxley, 1931) ; La Kallocaïne (Karin Boye, 1940).

Orwell s’est intéressé à plusieurs autres dystopies, il a écrit sur le tragique et comique Nous autres, d’Eugène Zamiatine, qui a plus d’un point commun avec 1984, sur Le Talon de fer, de Jack London, ou encore sur The Secret of the league, d’Ernest Bramah, tous deux sortis en 1907. Je n’ai pas trouvé de texte de sa plume qui évoque La Kallocaïne, excellent roman publié par la poétesse suédoise Karin Boye en 1940, qui fait notoirement partie des sources d’Orwell et qui entretient plus d’un point commun avec son roman.
Il me semble qu’on ne cite jamais non plus Le Procès, de Franz Kafka (1925), comme source possible pour 1984, ce qui me paraîtrait pertinent6. Terry Gilliam a sans doute perçu un lien puisque son Brazil (1985) peut assez justement être décrit comme un mariage entre 1984 et Le Procès.

Utopie et Dystopie

Une opinion commune consiste à faire de la dystopie le contraire de l’utopie, son exacte opposé. Cela me semble erroné, et pour moi l’utopie et la dystopie ne font qu’un. Ce sont des systèmes parfaits, c’est à dire, au sens étymologique du terme, des systèmes réalisés jusqu’au bout, qui ne peuvent plus être améliorés.

Lorsqu’une théorie utopique passe à la réalisation pratique, deux éléments perturbent la perfection de l’utopie : ce qui ne fonctionne pas comme prévu, et ceux qui refusent le système. Les dystopies épousent souvent le point de vue d’une personne qui, pour une raison ou une autre, n’arrive pas être un agent heureux au sein d’un système utopique. L’individu insatisfait de son sort n’a que peu de choix : soit il détruit le système ou attend que celui-ci se détruise, comme le fait le héros de The Machine Stops (E.M. Forster, 1909); soit il s’enfuit comme le héros dans Brave new world  (Aldoux Huxley, 1931), soit il est vaincu, c’est à dire détruit physiquement ou psychologiquement, assassiné, emprisonné, rendu fou.
Je dis qu’utopie et dystopie sont synonymes mais les deux genres peuvent être distingués par les périodes qui les ont vu naître : les premières Utopies célèbres telles que Utopia (Thomas More, 1516) et La Cité du Soleil (Tommaso Campanella, 1602) sont considérée comme une réaction de penseurs européens à la découverte des Amériques et la conscience que d’autres sociétés étaient possibles, non seulement parce que les sociétés amérindiennes étaient différentes des sociétés européennes, mais aussi parce que les européens partis s’y établir se sont sentis capables de réécrire ailleurs une société différente de celle qu’ils connaissaient jusqu’ici.
Les dystopies littéraires, de leur côté, émergent à l’aube du XXe siècle, lorsque les utopies sont prises au sérieux ou même, passent à la réalisation.

Un roman autobiographique

Lorsque j’ai lu 1984, adolescent, j’en ai essentiellement retenu la question de la révolte contre l’oppression et celle de l’utilisation de la langue comme outil de contrôle. En le relisant dernièrement, bien plus âgé (j’ai dépassé de peu l’âge du protagoniste du récit comme celui de l’auteur du livre) et plus conscient de la biographie d’Orwell, il me semble que le roman a une dimension autobiographique. On dit souvent que les écrivains ne font jamais autre chose que des autobiographies déguisées, ou en tout cas que leurs livres parlent d’eux, mais cela me semble particulièrement évident ici.

Winston Smith est un homme entre deux-âges, au corps malade, qui se sait condamné par le régime quoi qu’il advienne, qui ressent le furieux besoin d’écrire tout en sachant que cela n’aidera ni son présent ni l’avenir, et qui vit une parenthèse un peu plus heureuse entre les bras d’une femme qui a la même vision du monde que lui mais qui a choisi de vivre plutôt que se laisser gagner par le seul désespoir. Mais l’anéantissement final n’en reste pas moins une certitude.

Il me semble que tout cela pourrait se dire de l’existence d’Eric Blair juste avant et pendant la rédaction de 1984.

La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre

Cette phrase me semble représentative de l’état d’esprit d’Orwell après la Guerre d’Espagne. Engagé parmi les Républicains7, il a vu son propre camp se déchirer contre tous ses principes, contre ses intérêts, jusqu’à permettre la victoire franquiste.

Lorsqu’il a raconté le putsch des des staliniens contre les autres membres de la gauche révolutionnaire sous forme d’essai dans Hommage à la Catalogne puis à la manière d’un conte dans Animal Farm, George Orwell a fait face à une gène généralisée de la part de ses camarades d’engagement socialiste, jusqu’à éprouver de vraies difficultés à publier ces écrits. Pour eux, critiquer le stalinisme — qui pourtant dévoyait tout ce en quoi ils croyaient — revenait à s’attaquer à leur propre camp, ils préféraient donc taire les dissensions, laver leur linge sale en famille, plutôt que d’exposer publiquement leurs problèmes au risque de donner des munitions au camp adverse. Pour George Orwell, au contraire, le mensonge ne paie pas, il n’épargne que l’erreur. La liberté, pour lui, ce n’est donc pas tant de de dire n’importe quoique de s’autoriser à voir ce que l’on voit, ce que l’on sait vrai. À s’autoriser, aussi, à suivre ses propres principes moraux et philosophiques plutôt que de renoncer à questionner les mots d’ordre, les réflexes grégaires et les slogans de ses amis politiques lorsque ceux-ci semblent s’éloigner de leurs bonnes intentions. Ce qui a rendu Orwell suspect pour certains est en réalité ce qui fait de lui un véritable grand auteur. Il n’avait pas peur des contradictions politiques, puisqu’il était à la fois patriote et socialiste, et même pratiquant, puisqu’il fréquentait l’église anglicane, mais non croyant. On a appris en 2002 qu’Orwell avait établi une liste d’auteurs dont la sympathie envers Staline lui semblait incompatible avec un emploi dans la contre-propagande britannique, mais il ne faut pas juger ce document de manière anachronique en ayant la période Maccarthyste en tête, il ne s’agissait ni de condamnation à mort, ni de mise à l’index, juste d’une liste de personnes à écarter d’un emploi dans un domaine sensible.
La boussole d’Orwell est ce qu’il appelait la Common decency, la décence ordinaire, idée qui signifie, selon moi, qu’on n’est pas forcé de sacrifier ce à quoi on est attaché (liens affectifs, valeurs morales ou capacité à réfléchir par soi-même) pour une cause politique, et que le bien et le mal ne sont pas si difficiles que cela à discerner.

  1. à écouter ici : Une nouvelle traduction pour le « 1984 » d’Orwell : ce que ça change. Radio Nova le 11 juin 2018. []
  2. Sur les débats qui entourent la politique de re-traductions de Gallimard, on peut lire : Illégal de traduire Hemingway, ou Gallimard, le tombeau à auteurs, par Clément Solym. []
  3. Lire : What ever happened to Orwell’s missing millions?  []
  4. Lire : Avant l’après, voyages à Cuba avec George Orwell, par Frédérick Lavoie, éd. La Peuplade 2018. []
  5. Lire l’essai d’Orwell intitulé Wells, Hitler et l’état mondial (1941). []
  6. D’autres ont au contraire opposé Kafka et Orwell, tel Milan Kundera dans Les Testaments trahis qui dénie à Orwell le statut de romancier : « Ainsi le roman d’Orwell, malgré ses intentions, fait lui-même partie de l’esprit totalitaire, de l’esprit de propagande. Il réduit (et apprend à réduire) la vie d’une société haïe en la simple énumération de ses crimes ». Mais la définition de qui a le droit légitime de produire de la littérature, selon Milan Kundera, se résume souvent à… lui-même. []
  7. Orwell combattait sur le front espagnol au sein du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, le POUM — ni staliniens, ni anarchistes ni trotskistes —, mais c’était plus par hasard que par engagement pour ce courant spécifique : il lui semblait au départ que tous les Républicains étaient réunis par des convictions proches. []
  1. 15 Responses to “Nineteen eighty-four”

  2. By bonhomme on Juin 15, 2018

    Article très intéressant, comme d’habitude.

    Sur la nouvelle traduction et en particulier sur le passage de novlangue à néoparler, je me pose une question: il y a quelques années, lorsque Bilbo le Hobbit a profité d’une nouvelle traduction, le nom francisé du personnage a été changé (de Sacquet à Bessac). Un argument donné à l’époque était qu’une traduction était, en France, considérée comme une oeuvre originale, donc protégée par le droit d’auteur et qu’il était donc nécessaire de changer les mots inventés dans ce cadre (si on ne veut pas payer les droits d’auteur). Je me demande si c’est le cas pour « novlangue » ? Je n’ai pas vu cet argument avancé dans le cas de la nouvelle traduction de 1984, mais, du coup, je me pose la question. Est-ce que cet argument est valide dans ce cas ? Est-ce que le mot « novlangue » n’a pas ce statut de création originale parce qu’il est passé dans la langue commune ou est-ce qu’il existait avant ?

  3. By Jean-no on Juin 16, 2018

    @bonhomme : j’imagine qu’il y a assez de différences majeures pour qu’il ne soit pas difficile de faire valoir le caractère nouveau de cette traduction mais effectivement, la précédente ne sera dans le domaine public que dans trente ans, ça peut être une raison à ce choix.

  4. By Vincent on Juin 18, 2018

    Merci pour cet éclairage.

    G.Orwell apparaît également dans « L’homme qui aimait les chiens » de Leonardo Padura, qui retrace les destinées croisées de Trotsky et de Ramon Mercader. Sans doute un clin d’oeil à ce mélange, vie fictionnelle, vie réelle.

  5. By Avril on Juin 18, 2018

    C’est curieux, de pratiquer une religion sans être croyant. J’ignorais ce détail. Pourquoi pas, après tout, à la réflexion, c’est probablement le cas de beaucoup de gens, surtout quand on pense à la Russie, par exemple…

    Concernant la nouvelle traduction, je ne vois vraiment pas ce que peut signifier un vent « aigre ».

    Bref, le mieux sera de relire le bouquin en anglais et il est évident que cette traduction n’est rien d’autre qu’une manip commerciale.

    Cela étant dit, sur la question de l’emploi du présent plutôt que du passé, j’ai déjà eu ce problème en espagnol mexicain où on emploie le « pretérito » y compris pour une action réalisée il y a moins de 5 minutes (ce qui n’est pas le cas en espangol d’Espagne). J’avais un texte où il était question d’un brave directeur d’un centre culture français qui « recorrió el país a lo ancho y a lo largo » dans les années 1970 (hier, quoi), et j’ai effectivement pris le parti de mettre tout cela au présent « il parcourt le pays de long en large », mais en fait c’est surtout parce que l’emploi du passé simple allié à l’expression familière « de long en large », ça ne collait pas vraiment.

    À propos des multiples interprétations de 1984, il y a aussi la version psychanalytique (comme d’habitude particulièrement tirée par les cheveux) : Big Brother = retour du père sodomisateur, Darth Vader, ta-ta-ta-tata-taaaa, il revient et il n’est pas content, toussa. Interprétation typique des années 1980 (peut-être même avant, années disco) où la politique, c’était ringard, la Révolution française une suite d’atrocités qu’il fallait bien vite enterrer, où la seule chose sur laquelle on pouvait éventuellement s’interroger, à la limite, c’était le sexe. L’interprétation Ardisson du truc, quoi : un point pour Huxley ! Ça fait 30 ans qu’on baigne là-dedans, avec une petite parenthèse dans les années 90 (Chiapas, altermondialisme, un autre monde est possible, etc.) refermée avec la guerre sainte de Bush et Blair qui s’éternise.

    Mais comme dans le cas du Vietnam, on a droit à tous un tas de films et documentaires, articles, etc. sur les soldats US et britanniques, pauvres chouchous, atteints de PTSD, tandis que les victimes ne sont jamais représentées. On a droit aussi à de vraies minutes de la haine avec l’exemple de la foule américaine exultant après la mort de Ben Laden et les titres de la presse, ce fameux 4ème pouvoir : « DEAD! », la mise en scène d’Obama assistant depuis son bunker aux opérations, etc, etc. 1 point pour Orwell.

    Ce qui est frappant dans 1984, c’est surtout à quel point les personnages sont antipathiques et veules – sauf O’brien – tous autant qu’ils sont. Zéro bienveillance dans ce bouquin.

    J’avais lu quelque part il y a très longtemps sur un support papier et donc je ne retrouve pas la source, qu’Orwell « s’amusait » à capturer des rats puis à ouvrir la cage et à leur tirer dessus au moment où ils se croyaient libres. Et qu’il trouvait qu’il n’y avait rien de pluis jouissif de voir la lueur d’espoir s’allumer dans leur regard avant de s’éteindre pour toujours.
    Ça m’a dégoûtée à tout jamais et ça donne un autre éclairage sur le bouquin que depuis je ne peux pas relire sans avoir ce détail en tête.

    Ça change tout de savoir que l’auteur est un type qui s’en prend sadiquement et avec préméditation à des bestioles sans défense et qui s’en vante en plus auprès de ses potes… Dans le même genre, on a Roger Waters.

  6. By Jean-no on Juin 18, 2018

    @Avril : Orwell avait une vraie phobie des rats, c’est connu, mais je n’ai jamais entendu parler d’un calcul quant à leur espoir de liberté, je pense que cette anecdote mérite d’être vérifiée – c’est un peu contradictoire avec le principe de la phobie, à mon avis. Les rats d’une certaine époque n’étaient pas des bestioles sans défense, les rats noirs (disparus au cours de la seconde moitié du XXe siècle) étaient parfois gros comme des lapins et attaquaient facilement.

  7. By Zlotzky on Juin 18, 2018

    Avril :
    ce serait pourtant intéressant de savoir d’où vous tenez cette anecdote sur un Orwell sadique martyrisant des rats car je n’ai jamais rien lu de tel. Orwell a souvent été l’objet de discrédit ou de récupération.
    Je ne dis pas que cela soit forcément faux mais cela mériterait d’être vérifié, pour autant que cela soit possible.

  8. By Jean-no on Juin 18, 2018

    @Zlotzky en cherchant un peu je trouve des histoires d’Orwell tuant des rats, mais sans mention de sadisme.
    Effectivement, Orwell est un mal-aimé, ou plutôt, ses positions et la récupération politique dont il a fait l’objet l’ont rendu suspect dans son propre camp.

  9. By Wellwellwell on Juin 18, 2018

    Il existe (y compris raconté par Orwell lui-même) des exemples d’une certaine violence chez l’écrivain, notamment envers ses subbordonnés en Birmanie ou ses élèves quand il a enseigné. Peut-être que cela donne d’autant plus de vérité à ses considérations sur la nature du pouvoir et de la torture.
    Détail animalier : il aurait battu un enfant qui jouait à faire exploser une grenouille avec une pompe à vélo : http://www.richardwebster.net/orwellandtheshootingstick.html

  10. By Yannick on Juin 18, 2018

    Bel article, comme d’hab. Je m’autorise une remarque. Il me semble que le choix de rendre le prétérit par le présent n’a rien d' »audacieux ». À l’heure où la maison Hachette réécrit la série du Club des cinq en substituant le présent de narration au passé-simple (https://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20170406.OBS7659/le-club-des-cinq-a-perdu-son-passe-simple-et-pas-mal-d-autres-choses-aussi.html), à l’heure ou certains éditeurs interdisent (expérience personnelle) aux auteurs l’emploi du futur historique sous prétexte ‘sous prétexte de quoi, au fond ? Que ça va tout confuser l’esprit du lecteur ?), etc. qui ne voit qu’il y a là une volonté plus globale de simplification. On va quand même pas fatiguer les gens avec un système des temps trop compliqué, si ? Déjà qui lisent pus ! Face à cette question syntaxique et stylistique majeure, les questions de rendu lexical me semblent subalternes. Ce n’est pas seulement en effet le passé-simple qui disparaît dans l’opération mais encore l’imparfait, l’un et l’autre contribuant à la vie de ce régime d’énonciation qu’Émile Benveniste a appelé histoire. Si j’osais, je dirais que cet usage du présent est une manifestation de néoparler (pourquoi ce néoparlé sur base de participe ???). Et puis finalement j’ose et l’écris car je le pense. En ces matières l’arbre du vocabulaire cache la forêt de la syntaxe. Autrement dit, certains choix de traduction font le contraire de ce que le livre (et le geste éditorial qui le met en circulation) semblent viser : un surcroit de conscience et d’activité dans le lectorat. Si les éditeurs ou traducteurs pensent accroitre la surface de ce dernier en appauvrissant le langage, ils se trompent. Ils prennent les gens pour des cons et ce faisant, il contribuent à les aliéner un peu plus. Sad*.

    * Donald Trump.

  11. By Jean-no on Juin 18, 2018

    @Yannick : apparemment c’est un vrai sujet de débat pour les traducteurs, alors je ne sais trop quoi en penser, mais ça reste contre-intuitif, d’autant que le présent narratif, quoique plus rare, existe en anglais aussi et que ce n’est pas ce qu’Orwell a choisi demployer.

  12. By avril on Juin 18, 2018

    @Jean-No : face à un mec armé d’un flingue, vos rats « gros comme des lapins » (lol, franchement !), qui plus est en cage, ne me semblent pas bien dangereux. Ce serait un ours (comme Giscard « s’amusait » à en dégommer en pleine hibernation après leur avoir balancé des grenades lacrymogènes), ce serait tout pareil, face à un flingue…

    Maintenant, j’ai lu cet article en 1983 ou 1984 (ou peut-être 1982 ?) alors vraiment, impossible de me souvenir de la source exacte. Il n’est pas impossible que ce soit de la pure propagande, je n’en sais rien. Il me semble pourtant que l’article citait une lettre d’Orwell à un de ses potes et que la partie « les laisser sortir et leur tirer dessus au moment où ils se croient libres » (ou quelque chose d’approchant) était citée entre guillemets. Il va falloir enquêter.

    Le fait d’être phobique et de capturer, torturer et tuer ce dont on a peur ne me semble pas vraiment contradictoire, je suis persuadée que des tas de psys expliqueraient par la « peur de LA Fâmme/La Mère » les types qui séquestrent, violent et tuent des prostituées. (« And you kill what you fear and you fear what you don’t understand », chanson de Genesis, tiens.)

    Ce qui est en revanche incontestable, c’est que c’est dégueulasse, surtout que tout phobique sait bien que sa peur est irrationnelle, tout spécialement quand elle concerne des bestioles parfaitement inoffensives. Moi même j’aime pas trop les araignées et chez moi il y en a des tas, y compris des veuves noires, et bien je les sors bien gentiment dans un verre. Et après je m’étends 5 minutes pour me remettre de mes émotions :-)

    De plus, Orwell serait loin d’être le seul, c’est pour ça que je citais Roger Waters. Donc, les Palestiniens, les Mexicains, le mur de Trump, tout ça, c’est terrible, mais c’est bien plus terrible pour ce pauvre chouchou qu’on lui interdise de chasser le renard à cheval déguisé en as de pique, ou qu’on condamne le fiston thatchérien de son pote tout aussi thatchérien Brian Ferry pour avoir massacré des renards après l’interdiction. Alors il se fache tout rouge, et il dit : pisque c’est comme ça, je me barre aux US, na ! C’est clair que dans le voisinnage des fils de Trump et des autres milliardaires de Long Island, il se sentira moins incompris.

    En fait, outre le sadisme, ce que je voulais souligner c’est que la pensée dite « humaniste » ou « socialiste », puisque R. Waters et G. Orwell se considèrent comme tels, est souvent bien mal représentée par des gens qui n’ont aucune logique. Quand on est censé défendre les faibles, on ne s’en prend pas aux plus faibles d’entre les fiables, les animaux. Je me sers de Roger Waters précisément pour éviter les « ah oui, mais c’était une autre époque – celle où les rats mesuraient 1m50 :-p – patati patata ».

    C’est dommage parce que j’aime vraiment 1984 et Dark Side of the Moon, mais voilà, quoi…

    À propos, Anthony Phillips avait fait un album intitulé 1984, bien plus joyeux qu’on ne pourrait le croire. Je le conseille aux amateurs de rock progressif.

    Sur la question des traductions, on va mettre tout le monde d’accord en disant que ça ne peut pas être pire que celle de Millenium (La « table à manger », les « Ce n’est pas ma place de te reprocher d’abandonner le navire », etc.). Si c’est du français, c’est déjà pas mal, allez.

  13. By Avril on Juin 19, 2018

    En y repensant, c’est forcément en 1984 que j’ai dû lire le texte dont je parle, puisqu’évidemment, cette année-là, il en a été beaucoup question, y’a eu de nouvelles éditions, des tas d’articles, etc.
    Et surtout, ça servait à dire aux gens : « Ouf, alors, quel soulagement d’avoir échappé à l’enfer communiste, les gars, hein, regardez ce qu’en disait un type qui y croyait, lui même, il en est revenu ». Et puis ça tombait rudement bien, au moment de la fameuse déclaration de Mimi : « les missiles sont à l’Est et les pacifistes sont à l’Ouest. » (ou à l’envers)

    Je trouve ça rigolo, Jean-Noël, que tu dises que tu trouves des références sur G. Orwell tuant des rats « sans mention de sadisme » : il les euthanasiait pour abréger leurs souffrances ? Il les tuait pour les bouffer ? Pour donner à manger aux pauvres ? Ah pardon, il les avait peut-être confondus avec des lapins géants/T-Rex prêts à dévorer des orphelins anglais en uniforme ? :-p

    Bon, allez, soyons sérieux, un peu, quand même.

    Évidement que c’est du sadisme. La torture qu’il décrit dans son bouquin, c’est celle qu’il a lui-même infligée à de pauvres bestioles (qui par ailleurs sont des animaux sociaux, solidaires, et extrêmement intelligents).

    Du coup, on se dit, finalement, qu’O’Brien est vraiment un brave type (et Winston est un minable). Et on comprend mieux pourquoi les Thénardier (Natachita et Periquito, mais j’en ai d’autres en réserve), récupèrent si facilement la « common decency ».

    Eviv Bulgroz.

  14. By Jean-no on Juin 19, 2018

    @avril : tuer les rats parce qu’on en est phobique est assez logique, mais les torturer, c’est à dire jouer avec leur douleur, implique à mon avis un certain self control que n’ont pas les phobiques.
    Après tout dépend des limites de la phobie en question, s’il s’agit d’une phobie au sens médical, ou juste d’une aversion.
    Il existe d’assez gros rats : par exemple celui-ci (la perspective exagère un peu sa taille). On a oublié la peur des rats, chez nous, on n’a plus la peste bubonique ni le tiphus (d’autant que les rats noirs, qui en étaient vecteur, ont quasi disparu chez nous au profit des petirs rats gris dits « norvégiens »), mais ce n’était pas forcément irationnel.
    Sur le sadisme : tuer n’est pas gentil, et c’est vrai que les rats sont des animaux fascinants, mais l’idée de tuer un animal après lui avoir donné un sentiment de sécurité est plus sadique que de le tuer dans d’autres conditions (quand bien même la bête ne s’en rendrait pas compte, l’intention est bel et bien cruelle).

  15. By Avril on Juin 19, 2018

    https://www.youtube.com/watch?v=cE-U9T1gn08

    Enjoy ;)

  16. By Yannick on Juin 19, 2018

    Plaisir partagé, notamment par Proust, garçon exquis par ailleurs: http://proustien.over-blog.com/pages/Marcel_PROUST_un_autre_homme_aux_rats_-5349571.html

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