Hypatie et Catherine (hacking fictionnel)
septembre 18th, 2013 Posted in Fictionosphère, SciencesAu hasard d’une conversation sur Twitter, j’ai parlé de Sainte Catherine d’Alexandrie, personnage intéressant dont j’étais sûr d’avoir raconté l’histoire sur ce blog, mais vérification faite, non, je n’ai jamais parlé d’elle1. Même si je me suis juré de me concentrer sur d’autres tâches dans les semaines qui viennent, je prends le temps d’écrire quelques lignes au sujet de l’incroyable création de cette sainte qui a inspiré les célèbres « catherinettes », les filles de vingt-cinq ans qui signalent, par leur couvre-chef, qu’elles languissent de se marier.
Sainte Catherine d’Alexandrie m’intéresse, parce qu’elle est un exemple brillant de la manière dont le catholicisme a combattu les histoires qui l’embarrassaient, en recourant à la confusion, imposant ses propres fictions en remplacement d’autres histoires, comme le coucou qui a été pondu dans le nid du passereau s’assure d’être le seul à profiter de la nourriture en projetant à l’extérieur les œufs de ses parents adoptifs. Ici, il s’agissait de faire disparaître la légende d’une grande philosophe de l’antiquité, Hypatie d’Alexandrie. C’est ce que j’appelle du Hacking2 fictionnel.
Hypatie, née vers l’an 370 de notre ère, était la fille de Théon le mathématicien, directeur du premier musée d’Alexandrie, et a été la plus importante philosophe néo-platonicienne de la ville, qui était alors un des plus grands centres intellectuels du monde connu. On ne sait quasiment rien de ses travaux, qui ont brûlé avec la bibliothèque d’Alexandrie3, mais on sait qu’elle a étudié la philosophie à Athènes, qu’elle s’intéressait aux mathématiques, à l’astronomie, et à la philosophie en général. Voilà ce que disait d’elle, en 440, l’historien Socrate le scolastique, de dix ans son cadet4 :
elle était parvenue à un tel degré de culture qu’elle surpassait sur ce point les philosophes, qu’elle prit la succession de l’école platonicienne à la suite de Plotin, et qu’elle dispensait toutes les connaissances philosophiques à qui voulait ; c’est pourquoi ceux qui, partout, voulaient faire de la philosophie, accouraient auprès d’elle. La fière franchise qu’elle avait en outre du fait de son éducation faisait qu’elle affrontait en face à face avec sang-froid même les gouvernants. Et elle n’avait pas la moindre honte à se trouver au milieu des hommes ; car du fait de sa maîtrise supérieure, c’étaient plutôt eux qui étaient saisis de honte et de crainte face à elle.
Elle était, par ailleurs, très belle, et la légende dit qu’elle est restée vierge.
Malheureusement pour elle, l’époque était à la conquête de l’Empire romain par les chrétiens. Cent ans plus tôt, pour des raisons politiques, l’empereur Constantin avait fait du Christianisme, alors minoritaire dans l’Empire, une religion impériale. Les autres religions n’étaient pas interdites, mais dès ce moment, le nombre d’évêques n’a fait qu’augmenter et la nouvelle religion s’est imposée sans partage partout où elle était en mesure de le faire.
À l’époque de la gloire d’Hypatie, l’évêque Cyrille5, patriarche d’Alexandrie, faisait fermer les synagogues et autres lieux de culte non-chrétiens de la cité. Le préfet Oreste, qui s’opposait à ce projet, était un ami d’Hypatie, et Cyrille a excité les chrétiens contre la philosophe.
Voilà ce qui arrive, en l’an 415 de notre ère, toujours selon Socrate le scolastique :
Contre elle alors s’arma la jalousie ; comme en effet elle commençait à rencontrer assez souvent Oreste, cela déclencha contre elle une calomnie chez le peuple des chrétiens, selon laquelle elle était bien celle qui empêchait des relations amicales entre Oreste et l’évêque. Et donc des hommes excités, à la tête desquels se trouvait un certain Pierre le lecteur, montent un complot contre elle et guettent Hypatie qui rentrait chez elle : la jetant hors de son siège, ils la traînent à l’église qu’on appelait le Césareum, et l’ayant dépouillée de son vêtement, ils la frappèrent à coups de tessons ; l’ayant systématiquement mise en pièces, ils chargèrent ses membres jusqu’en haut du Cinarôn et les anéantirent par le feu. Ce qui ne fut pas sans porter atteinte à l’image de Cyrille d’Alexandrie et de l’Église d’Alexandrie ; car c’était tout à fait gênant, de la part de ceux qui se réclamaient du Christ que des meurtres, des bagarres et autres actes semblables soient cautionnés par le patriarche. Et cela eut lieu la quatrième année de l’épiscopat de Cyrille, la dixième année du règne d’Honorius, la sixième du règne de Théodose, au mois de mars, pendant le Carême.
Hypatie serait morte à l’âge de quarante-cinq ans.
De nombreux auteurs, notamment à partir du XVIIIe siècle, ont fait d’Hypatie une sainte païenne, vierge martyr du fanatisme religieux. Sa grande popularité vient sans doute du roman Hypatia, publié par Charles Kingsley en 1853 et dont le but était clairement de s’en prendre au catholicisme. Tout dernièrement, Alejandro Amenábar a consacré un film à Hypatie d’Alexandrie, Agora (2009), qui calque le cliché contemporain du fanatisme musulman sur des chrétiens et veut prouver par là que la bêtise et la cruauté n’ont pas de religion. Je n’ai pas détesté ce film, quoi qu’il lui manque, à mon goût, quelque chose — mais je ne saurais dire quoi.
Si des histoires qui veulent rendre justice à Hypatie sont courantes, la première institution à utiliser son histoire fut l’Église. Il faut dire que la fureur abominable de ces chrétiens qui se mettent en bande pour humilier, torturer, assassiner et démembrer une femme dont le seul crime est d’avoir été belle et intelligente ne fait pas spécialement honneur aux appels à la tolérance et à l’amour universel dispensés par le fondateur de leur religion.
Plutôt que de calomnier Hypatie (ce qui a été un peu fait : elle a notamment été accusée de sorcellerie), l’Église l’a chassée des esprits en la remplaçant par une sainte inventée pour l’occasion, Catherine d’Alexandrie6. Censément née vers l’an 290 (mais apparue dans les textes à partir du VI ou VIIe siècle seulement), Catherine était, selon la légende dorée, issue d’une famille noble d’Alexandrie. Éduquée à la philosophie, elle était d’une intelligence rare. Une nuit, le Christ lui est apparu en songe, et elle a décidé de lui consacrer sa vie. Elle a aussi tenté de convertir l’empereur Maxence à sa foi, et celui-ci a décidé de mettre la dévote à l’épreuve, en la faisant débattre de philosophie face à cinquante savants. La manœuvre s’est retournée contre lui : les savants, conquis par le discours de la jeune femme, décident comme un seul homme de se convertir au Christianisme. Excédé, l’empereur fait exécuter ses savants et propose à Catherine de l’épouser, ce que la jeune femme refuse catégoriquement. Elle est alors suppliciée à l’aide d’une roue à pointes, mais l’instrument de torture se brise et ses pointes blessent les bourreaux : miracle ! Mais, ainsi qu’on le remarque souvent dans les histoires de saints, Dieu veut bien faire un ou deux miracles, mais pas dix de suite : Maxence fait décapiter Catherine, qui en meurt bel et bien, cette fois. De son cou, jaillit du lait.
On voit bien le parallèle entre cette histoire et celle d’Hypatie, si ce n’est que l’intelligence du raisonnement est remplacée par la foi aveugle, et que c’est la représentante du christianisme qui est le martyr du despotisme impie et non la philosophe païenne qui est victime de l’Église.
Aujourd’hui, Catherine est la sainte patronne des étudiants, des philosophes, et bien entendu celle des filles à marier qui ont dépassé vingt-cinq ans et dont on a peur qu’elles finissent, comme on disait il y a peu encore, « vieilles filles ». L’histoire d’une grande savante, morte de n’avoir jamais voulu s’aliéner à quiconque, dieu ou mortel, a été remplacée par un conte bigot, invoqué par les parents qui ont peur de ne jamais réussir à se débarrasser de leur fille, et qui veulent que celles-ci portent un chapeau ridicule pour que leur impatience soit connue !
- En fait, je l’ai évoquée au cours de mon intervention consacrée aux scientifiques de fiction lors du colloque Sciences et Fiction, en mai dernier à la Gaîté Lyrique. Je la rapprochais du professeur Arroway (Jodie Foster) dans le film Contact : les femmes scientifiques de fiction sont souvent des martyrs de l’obscurantisme — même si, dans Contact, l’histoire se termine mieux. [↩]
- J’utilise le mot « hacking » au sens de détournement, de transformation d’un objet pour lui faire faire autre chose que ce qui était prévu. [↩]
- Le contenu de cette bibliothèque qui ambitionnait de compiler tout le savoir du monde, a sans doute éprouvé plusieurs destructions tragiques accidentelles ou intentionnelles, notamment liées à des conflits religieux. Les historiens ne sont pas fixés sur les causes et les auteurs de la ou des destructions de la bibliothèque. [↩]
- Je prends ces citations sur la page que Wikipédia consacre à Hypatie. [↩]
- Cyrille n’est pas seulement un saint, avec deux fêtes — le 9 et le 27 juin —, il est aussi un des trente-cinq docteurs de l’Église. [↩]
- Sainte Catherine d’Alexandrie est fêtée le 25 novembre. Entre 1961 (sous le pontificat de Jean XXIII) et 2002 (à la toute fin du pontificat de Jean Paul II), l’Église a officiellement douté qu’elle fût un personnage historique mais, sans doute à cause de l’extrême popularité de cette sainte, a fini par faire marche arrière. [↩]
6 Responses to “Hypatie et Catherine (hacking fictionnel)”
By Wood on Sep 18, 2013
Et moi tout ce que je connaissais de Sainte Catherine, c’était la chanson des Quatre Barbus (Taladzim boum boum, Taladzim la la), qui n’a plus rien à voir avec la légende (si ce n’est la décapitation) ni avec Hypatie…
Pauvre Hypatie… Imagine que tu consacres ta vie à la philosophie et qu’on t’annonce « tous tes ouvrages seront perdus, mais par contre tu seras assassiné de façon horrible et ça les gens s’en souviendront »
By Jean-no on Sep 18, 2013
@Wood : à la Renaissance, qui découvrait l’antiquité par des textes, c’était le Graal, de voir sa renommée survive à son œuvre, comme Phidias, Praxitèle, Apelle ou Zeuxis (c’est en référence à ça, paraît-il, que les peintres ont commencé à vouloir être connus par un seul nom, prénom ou patronyme : Léonardo, Raphaëlo, Michelangelo, Rembrandt, Rubens,…). Mais je ne sais pas si c’est le genre d’idée que les gens aimaient à la période antique.
By Sylvia on Sep 18, 2013
Je connaissais les « catherinettes », mais je ne connaissais pas du tout l’origine de cette fête et tout le reste.
Naive, je m’étonne encore de la profondeur de l’ancrage du christianisme dans notre société donc.
Merci pour ce mini cours !
By Ardalia on Sep 22, 2013
Il y a un truc qui manque au film et qui m’a aidée à très vite cesser le visionnage (en plus du doublage en français calamiteux et de l’affiche montrant un MEC) c’est qu’il n’y a pas de couleurs sur les statues dans les rues ! Ces chiens pouilleux auraient pu se renseigner un peu, flûte ! #ReconstitutionMonUc
By Jean-no on Sep 22, 2013
@Ardalia : C’est pas un monument de reconstitution historique à mon avis. Je parie que Gladiator est plus sérieux de ce point de vue.
Sur l’affiche, je n’ai vu que celle avec l’actrice principale, mais google images en référencie avec des acteurs du film, effectivement. Toujours cette peur qu’un film avec une femme en tête d’affiche ne rameute pas les foules ?
By Thierry on Mar 7, 2016
Les catherinettes sont très liées à l’univers de la mode. Ce sont depuis fort longtemps les petites mains qui célèbraient leur sainte ce jour là en jetant aux orties leur coiffe et leur virginité. Pauvre philosophe, tuée pour avoir opposée la raison à la religion, récupérée par ceux là même qu’elle a combattus, célébrée par des jeunes filles choisies pour leur coppétence qui travaillent dans l’anonymat le plus absolu