Profitez-en, après celui là c'est fini

Un logic nommé Joe

juillet 14th, 2008 Posted in Lecture, Logique, Ordinateur célèbre, Vintage

Murray Leinster (1896-1975) est un auteur de science-fiction relativement ignoré — en France en tout cas — dont l’importance est pourtant considérable. Son œuvre commence à l’aube de l’« âge d’or » du genre, peu avant la fin de la première guerre mondiale.  Sa carrière est contemporaine de celle d’Edgar Rice Burroughs, de J.H. Rosny aîné ou encore d’H.P. Lovecraft, tous nettement plus âgés que lui. Il est un des rares auteurs de sa génération à ne pas avoir disparu à l’arrivée d’auteurs désireux de donner plus d’ambition à leur écrits, comme Asimov, Heinlein, Sturgeon ou Van Vogt. Comme ces derniers, il a d’ailleurs publié dans les revues Astounding Science-Fiction et Analog, preuve qu’il était « au niveau ».
On crédite Murray Leinster de deux grandes inventions. La première, ce sont les histoires se déroulant dans un temps alternatif/spéculatif, consistant par exemple à se demander ce que serait le monde actuel si la chute de l’empire romain n’avait pas eu lieu (Sidewise in time, 1934). Cette invention a inspiré pléthore d’œuvres (de la série dessinée What if? chez Marvel jusqu’à Kiki la petite sorcière de Miyazaki en passant par le genre steampunk, Smoking/no Smoking, Rêve de fer ou la série télévisée Sliders) et on peut se demander… ce que serait le monde actuel si Murray Leinster n’avait pas inventé les univers alternatifs1.

Le seconde grande invention de Murray Leinster, et c’est ce qui nous intéressera aujourd’hui, c’est l’ordinateur personnel. Dans A logic named Joe (un logique appelé Joe), publié en 1946 dans la prestigieuse revue Astounding, l’auteur imagine chaque foyer du futur équipé d’un dispositif informatique/télématique.
Dans son anthologie consacrée à l’ordinateur dans la science-fiction et intitulée Demain les puces (Présence du Futur/Denoël, 19862), Patrick Duvic s’enthousiasmait de la prescience de Murray Leinster, puisqu’en 1946, l’ordinateur personnel et familial était une idée complètement saugrenue. L’ordinateur, dont l’invention avait été préparée pendant la guerre par des gens comme l’américain John Von Neumann et le britannique Alan Turing, existait à peine et, comme chacun sait, n’était pas un objet léger puisque ses composants s’étalaient sur des dizaines de mètres carrés.

La définition de l’ordinateur est plus complexe à établir qu’on le croit généralement : les inventions de Charles Babbage (années 1830) ou de Konrad Zuse (cent ans plus tard) peuvent être qualifiées d’ordinateurs. On parle aussi souvent de la machine britannique Colossus (dédiée au décryptage et détruite juste après guerre sur l’ordre de Churchill afin que le public n’en connaisse pas l’existence !), mais pour beaucoup d’historiens, le tout premier ordinateur véritable est l’Eniac (1946) qui occupait une surface de 72m² au sol, qui se programmait mécaniquement (six opératrices modifiaient manuellement les branchements des ses 1500 câbles, la programmation était une activité physique !) et qui était composé de 18000 lampes à vide fragiles qu’il fallait sans cesse remplacer. Cette machine qui n’était équipée ni de souris, ni d’écran ni même de clavier, avait englouti un demi-million de dollars, était destinée au départ aux calculs balistiques et à la mise au point de la bombe A (qui a finalement dû être finie avant l’Eniac). Si l’Eniac n’est peut-être pas le premier ordinateur, c’est en tout cas le premier à avoir été médiatisé. Sa présentation à la presse, en février 1946, a été un évènement mondial. Le public était cependant loin d’imaginer une utilité civile à l’ordinateur, mais l’idée qu’une mécanique puisse effectuer certaines opérations que, jusqu’ici, seul le cerveau humain savait effectuer, a fortement marqué les esprits.
Notons au passage que le nom même de l’Eniac a eu un grand succès, de nombreux ordinateurs de fiction ont eu des noms terminés en « AC » (pour Automated Computer) : Univac, Throwbac, Ramac, Wabac, Multivac, Emerac

Dans sa présentation du texte, Patrick Duvic écrivait : Si « Un logique nommé Joe » demandait aux lecteurs de 1946 un sérieux effort d’imagination, paradoxalement elle en exige presque autant de nous pour mesurer le chemin parcouru depuis. J’ignore si la seconde édition de son anthologie, publiée en 1996, présente le texte différemment, mais aujourd’hui, les prédictions de Murray Leinster sont encore plus vraies qu’elles ne l’étaient il y a vingt ans. En effet, l’ordinateur personnel du récit n’est pas qu’un simple ordinateur, c’est aussi une machine en réseau, fournissant des services télématiques divers, allant jusqu’à la diffusion de vidéos à la demande. Application qui relevait toujours de la science-fiction il y a encore peu de temps.

Dans la nouvelle Un logique appelé Joe, l’ordinateur s’appelle donc un « logic » (en français traduit « logique »), inventé par hasard en associant, je cite : un circuit malin qui sélectionne n’importe quel circuit parmi des dizaines de millions […] On a ajouté un écran image pour que ça aille plus vite, et on a découvert qu’on venait de faire un logique.
Je trouve particulièrement savoureuse la phrase qui suit : Tout le monde était étonné et bien content.  On ne savait toujours pas ce que les logiques allaient faire, mais tout le monde avait le sien.
Pour avoir moi-même vécu la naissance de la micro-informatique populaire, à la fin des années 1970 et tout au long des années 1980, je suis étonné de la prescience de Leinster sur ce point précis. En effet, les premiers ordinateurs personnels ne servaient strictement à rien, ils ne servaient ni à faire ses comptes, ni à jouer, ni à saisir du texte. Ces fonctions avaient déjà été inventées pour l’ordinateur personnel, bien entendu, mais les gens qui achetaient un ordinateur ne l’achetaient ni pour jouer (pour ça il y avait les consoles), ni pour écrire (une machine à écrire était moins chère et plus confortable), ni pour effectuer des calculs (les calculatrices étaient bien plus adaptées), ni même pour programmer (ce qui était en fait la principale activité proposée au possesseurs des premiers ordinateurs, le manuel fourni avec les machines était généralement un manuel de langage BASIC). On achetait ces machines parce qu’on les voulait.

Continuons la description du « logique » : ça ressemble à un récepteur d’images sauf qu’il y a des touches au lieu de cadrans et vous pianotez pour avoir ce que vous voulez. L’appareil est relié au réservoir de données […]. Le « réservoir de données » dont il est question ici ressemble furieusement à notre Internet. Annuaire, visiophone, bulletin météorologique, téléviseur,… Contrairement à Internet, cependant, le réservoir de données dont il est question est centralisé, c’est un grand bâtiment et il y en a un par pays.
Continuons : Il faut aussi vos calculs et tient votre comptabilité, vous pouvez le consulter en chimie, en physique, en astronomie, il vous tire les cartes et il a, en prime, un programme « conseil aux cœurs solitaires ».

Le récit raconte l’histoire d’une de ces machines, que le narrateur baptise Joe et qui, victime d’une faille électronique indétectable se met à agir de manière indépendante. Nous avons souvent vu des ordinateurs ou des robots qui, à la suite d’une panne, se mettent à agir de manière humaine, c’est à dire, par exemple, en tombant amoureux ou en ayant des pulsions de meurtre. Ici, rien de tout ça, Joe se contente de faire ce pour quoi il a été conçu, mais il le fait avec un zèle qui se révèle dangereux. Se moquant un peu des robots de science-fiction, l’auteur explique que

Joe […] n’est pas comme un de ces robots plein d’ambition dont vous avez lu l’histoire et qui ont décidé que la race humaine est incompétente et qu’il faut l’anéantir pour la remplacer par des machines pensantes. […] Si vous étiez une machine vous auriez envie de travailler correctement, non ? Ça, c’est Joe. Il veut travailler correctement.

L’ordinateur appelé Joe entreprend alors de reprogrammer tout le réseau dans le but de répondre à toutes les questions que chacun peut se poser, sans la moindre censure, sans le moindre tabou.
En quelques heures, il désorganise totalement la société, par l’information. Il livre au curieux la déclaration fiscale de son voisin ; Il indique à la femme jalouse le nom de la maîtresse de son époux ; il suggère des méthodes criminelles impossibles à détecter ; il fournit la recette du mouvement perpétuel ; il indique aux cambrioleurs le mode opératoire le plus sûr pour commettre leurs méfaits, etc.
La société entière devient alors potentiellement omnisciente, il n’y a plus de secret, plus de vœu qui ne puisse être exaucé. Ce qui embarrasse bien le narrateur, qui ne parvient pas à échapper à une ancienne maîtresse possessive. Tout cela fait écho à des thèmes extrèmement actuels liés à Internet et aux télécommunications en général : respect de la vie privée, limites qu’il faut ou non appliquer à la circulation de l’information…

Il est pourtant impossible d’éteindre les ordinateurs pour faire cesser la catastrophe :

Les logiques on changé la civilisation. Si nous éteignons les logiques nous reviendrons à un type de civilisation que nous sommes incapables de gérer ! […] si quelque chose d’équivalent était arrivé à l’époque des cavernes et qu’on avait été obligés de ne plus faire de feu… Si on avait dû arrêter de se servir de la vapeur au XIXe siècle ; et de l’électricité au XXe… Lorsque nous voulons savoir, ou voir, ou entendre quelque chose, lorsque nous désirons parler à quelqu’un, nous pianotons sur les touches d’un logique.

Je ne vous raconte pas la fin.

  1. cependant, la primeur de cette invention ne concerne que la science-fiction classique, lire à ce sujet L’histoire revisitée : Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, par Éric Henriet, éd. Encrage 1999  []
  2. Mise à jour de mars 2013 : Un Logique nommé Joe a été édité sous forme de nouvelle indépendante aux éditions Le Passager Clandestin. []
  1. 12 Responses to “Un logic nommé Joe”

  2. By Enro on Juil 16, 2008

    Une petite typo : il s’agit d’Alan Turing et non « Turning »…

  3. By Jean-no on Juil 16, 2008

    Merci ! Incroyable d’avoir écorché le nom de ce brave homme qui fait partie de mes idoles !

  4. By Jerom on Août 8, 2008

    L’anthologie Demain… (en plus d’un titre malin) recèle d’autres nouvelles aussi intéressantes?

  5. By Jean-no on Août 8, 2008

    Oui il y a de bonnes choses. La première édition contenait le cultissime « Johnny Mnemonic », édité autrement depuis et remplacé dans la seconde édition par une autre nouvelle – mais j’ignore laquelle, je n’ai que la 1ere édition. La plupart des nouvelles, françaises ou américaines, sont intéressantes, notamment Valentina de Joseph Delanay et Mark Stiegler dont je parle sans en parler ici

  6. By david t on Nov 3, 2008

    excellent texte! (tombé dessus à moitié par hasard.)

    il me semble que cette nouvelle ferait une excellente «adaptation» en bande dessinée… :)

    il n’y a pas assez d’histoires qui parlent d’ordinateurs. (peut-être que je dis ça parce que je viens de finir la topographie interne du M.)

  7. By Jean-no on Nov 3, 2008

    L’ordinateur est un peu ingrat à l’écran, alors en dessin, sans doute encore plus, il faut trouver des biais (comme Menu ou Trondheim). Il existe quelques BDs très « cyberspace », comme Alvin Norge ou Convoi(tm), mais dans l’ensemble on n’est pas submergés !

  8. By david t on Nov 3, 2008

    tu as raison mais il me semble que cette histoire d’ordinateur qui reprogramme la société autour de lui afin qu’elle soit plus efficace se prêterait à un traitement très visuel, justement.

    et il est tellement vrai que nous ne savions pas vraiment quoi en faire, de nos premiers «micros». mon père est analyste informatique et à l’époque il ne lui serait jamais venu à l’idée de ramener un ordinateur à la maison, quel intérêt? c’est moi qui ai demandé à mes parents un TRS-80 et c’était pour faire du basic, comme d’autres jouaient aux lego. et quand mes parents ont finalement acheté un PC pour la maison, ils ont passé la nuit suivante à jouer à pac-man. bref. ce qui est malheureux c’est qu’aujourd’hui ce sont les mêmes machines au travail comme à la maison, de sorte que la frontière entre les deux n’existe plus et en fait, on travaille tout le temps et partout. ouf, je viens de m’enlever le goût du laptop pour un bon moment moi, tiens.

  9. By Jean-no on Nov 3, 2008

    La folie et le désordre qui découlent de l’activité de l’ordinateur permettraient de belles scènes dessinées ou filmées c’est vrai.
    Mon père connaissait aussi les ordinateurs et quand j’ai voulu le Sinclair ZX81, il pensait que c’était une arnaque : pas assez cher, c’était louche.
    Tu as raison, la distinction entre maison et bureau a beaucoup changé avec l’ordinateur, mais à mon avis ce n’est pas forcément désavantageux. Ceci dit je n’ai pas de patron, je ne me rends pas compte :-)

  10. By rosa on Nov 10, 2008

    Bonjour et merci cet article.
    En ce qui concerne les information sur l’ENIAC, vous dites qu’il n’aurait pas servi pour les calcules reliés à la bombe H, dans mes recherches je trouve que l’Eniac a servi à ça aussi. Pourriez vous préciser vos sources à se propos.
    De mon côté je trouve que l’Eniac aurait servi pour le calcul de Pi à la millième décimale ; pour des calculs balistiques ; pour la conception de projectiles atomiques tactiques nouvelles ; pour les calculs de mise au point de la bombe à hydrogène ; pour des recherches sur les rayons cosmiques; pour la réalisation de tunnels de souffleries supersoniques, etc… Merci de m’adier.

  11. By Jean-no on Nov 10, 2008

    Vous avez tout à fait raison, j’ai écrit « bombe H » par inattention : c’est la bombe A qui a été finie avant l’Eniac ! Je corrige l’article.

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