Profitez-en, après celui là c'est fini

Toujours sans mobile

octobre 25th, 2019 Posted in indices, Interactivité, Les pros

On me demande souvent ce que cela fait de vivre sans téléphone mobile. Je ne peux que partiellement répondre à la question, puisque je n’ai jamais eu de téléphone de ce type. Je n’ai pas renoncé à un état pour revenir à un autre, et cela m’interdit de comparer les deux expériences, avec et sans, de même qu’un aveugle de naissance ne peut expliquer la différence entre la vue et la cécité. Néanmoins je peux témoigner de la manière dont mon quotidien, dont mon expérience du monde est graduellement de plus en plus affectée par le fait de ne pas disposer de téléphone mobile puisque le monde semble de plus en plus configuré pour ceux qui disposent d’un mobile, et de moins en moins accueillant pour ceux qui n’en ont pas. «Tout le monde» en a un, comme on me l’a rappelé en utilisant une variante tordue de l’argument «Mange tes choux de Bruxelles, pense aux petits africains qui n’ont rien» :

Puisque tout le monde a un téléphone mobile, il existe de nombreux cas où personne ne s’attend à ce que l’on n’en ait pas. Réserver un taxi, un restaurant, une chambre d’hôtel1, sont des actions en théorie plutôt simples qui peuvent se révéler difficiles, voire impossibles pour une personne qui ne dispose d’aucun numéro de téléphone mobile. Il faut dire que cet appareil, en dehors des différentes fonctionnalités qui justifient son existence (téléphoner, bien sûr, mais à présent aussi utiliser Internet, écouter de la musique, prendre des photos2 et s’orienter), est aussi devenu une pièce d’identité, un justificatif de domicile et un outil de paiement. Il est accueilli dans ces fonctions avec plus de confiance que ne le sont la carte d’identité, la carte bancaire ou les factures d’EDF. Dans un monde de services un peu complexe, parfois un peu confus, il semble que le téléphone mobile soit devenu une étoile du Nord, un repère, le meilleur moyen pour identifier, contacter, harceler, localiser et tracker (ou parfois traquer) une personne.
Un autre cas de ce qui distingue les non-utilisateurs de portable des autres est le rapport à la ponctualité. Beaucoup de gens sont visiblement habitués à annuler, reporter, décaler des rendez-vous à la dernière minute : on envoie un SMS contrit qui annonce un imprévu, et cela suffit. Les gens avec qui je suis amené à travailler, ou mes amis, sont ici forcés de s’adapter à moi : si l’on m’a dit dix-neuf heures, il faudra que ce soit dix-neuf heures. J’avoue que je trouve parfois amusant l’état de vertige dans lequel certains de mes contacts professionnels se sentent plongés en se voyant forcés de composer avec ma curieuse inexistence sur le réseau GSM : ils sont subitement sans filet. Enfin ils s’habituent et finissent par faire avec, et par constater que si je ne suis pas joignable par téléphone, je ne suis pas injoignable sur Internet, bien au contraire.
Je leur demande souvent : «comment faisiez-vous avant ?» Et aussi, «comment ferez-vous après ?» et ce n’est pas une question en l’air : les tensions géopolitiques qui entourent la question du contrôle des ressources nécéssaires à la fabrication des téléphones mobiles et de leurs batteries (Coltan, lithium,…), et le monopole chinois sur ces minerais autant que sur les usines qui fabriquent les smartphones, laissent penser qu’une crise, voire une catastrophe sont tout à fait envisageables dans le domaine3.
Au chapitre de la prévoyance, je mentionne souvent une autre conséquence de l’habitude du mobile : les parisiens qui organisent des soirées oublient souvent d’indiquer le code d’entrée de leur immeuble, habitués qu’ils sont à ce que leurs invités les appellent depuis la rue lorsqu’ils trouvent la porte close. Sur ce point, je m’adapte en me montrant prévoyant à la place de mes hôtes et en les interrogeant par avance sur le sésame qui me permettra d’entrer. Et si j’ai négligé d’être prudent, il ne me reste plus qu’à attendre en embuscade qu’un résident ou un autre invité à la même adresse franchisse le seuil protégé en me laissant me glisser à sa suite. Il m’a récemment semblé noter un retour du code de porte dans les e-mails d’invitation, sans doute motivé par la lassitude de devoir répondre constamment au téléphone pendant que l’on prépare des toasts ou que l’on accueille ses premiers convives.
Mais tout cela, ce sont de petits tracas anecdotiques et sans grande importance, d’autant que l’on peut discuter, informer de sa situation. Plus graves sont les cas où l’accès à des services, y compris des services relativement importants, est empêché par l’absence de téléphone mobile.

Il y a quelques semaines, mon quartier est devenu éligible à une connexion à Internet par la fibre. Je l’attendais depuis bien longtemps et j’ai accepté l’offre de l’opérateur le plus cher, qui était aussi le seul à me jurer que je garderais mon numéro de téléphone fixe : l’opérateur historique Orange.
Ils n’avaient pas eu de mal à me trouver. En fait, un démarcheur a sonné à ma porte de bon matin, quelques heures plus tard le même jour une démarcheuse téléphonique m’a appelé, suivie, toujours au téléphone, d’un troisième démarcheur qui, lui, s’est avéré représenter Sosh, l’opérateur « discount » d’Orange. Trois personnes représentant Orange le même jour, donc, mais surtout, ai-je après, trois concurrents, ou plutôt trois personnes de sociétés sous-traitantes ou de filiales différentes qui se disputent ma signature : celui ou celle qui l’emportera aura une prime. L’un d’eux m’a même proposé de jouer un tour à un de ses confrères en n’allant pas récupérer la « box » qui m’attendait dans un point retrait, afin d’être raccordé plus rapidement avec une autre « box » identique, du même opérateur. Les joies de la concurrence : des sous-traitants de l’opérateur autrefois monopolistique se tirent dans les pattes, au détriment les uns des autres, et au risque de désorienter totalement la clientèle.
J’ai choisi comme je l’ai pu, j’ai signé, mais pour que mon dossier sont véritablement complet, on m’a demandé un numéro de téléphone mobile. Juste pour pouvoir m’envoyer des SMS m’informant de l’avancement de ma commande, « au cas où il y aurait une annulation du rendez-vous », par exemple. Impossible de satisfaire la demande, puisque je n’ai pas de zéro-six.
J’ai eu au téléphone une conversation kafkaïenne qui ne m’a rien rappelé d’autre que le sketch des croissants avec Fernand Raynaud («vous n’avez pas croissants ? Bon, tant pis, alors je ne vais pas prendre un café, je vais prendre un chocolat. Et deux croissants») : «je n’ai pas de numéro de téléphone mobile – très bien, pouvez-vous tout de même m’indiquer votre numéro de téléphone mobile ?».
Je remarque de plus en plus souvent que les gens qui ne me connaissent pas, et c’était le cas ici, sont soupçonneux envers ma situation. Ils ne croient pas que je n’ai pas de téléphone portable, ils sont convaincus que je refuse de leur donner mon numéro de téléphone portable, que je suis juste cachotier. Qui, au monde, serait assez fou pour ne pas avoir de téléphone portable ? «Ok, tu n’as pas de téléphone portable, mais peux-tu me donner ton numéro quand même, juste en cas d’urgence ?».

Je racontais tout ça dans un précédent article.

Après de longues tractation, une responsable appelée à la rescousse de mon cas avait fini par prendre le dossier en mains et m’avait dit : «Ne vous inquiétez pas, nous validons votre demande sans numéro de téléphone mobile». Bonne nouvelle, mais les documents que j’ai consultés par la suite m’ont montré comment elle avait réglé la question : elle avait saisi mon numéro de fixe, qui commence par un zéro et un un, en remplaçant le un par un six. J’imagine que le formulaire ne prévoyait pas la possibilité que je n’aie pas de zéro-six et que cette astuce lui a semblé tout résoudre. Mais ce fut une erreur.

Le 11 octobre dernier, un technicien Orange (je pourrais m’amuser à écrire « un agent orange », mais je me retiens, car ce monsieur restera la personne compétente de toute cette histoire) est venu installer la fibre chez nous. Il avait deux rendez-vous différents dans la matinée, puisque j’avais fini par accepter (sans être sûr de bien comprendre ce que je faisais) deux offres de deux commerciaux différents chez le même opérateur. Tout s’est passé au mieux : installation propre, plus qu’à brancher, ce que j’ai fait le soir-même. Et tout à fonctionné, même le numéro de ligne fixe qui a pu rester le même.
Le débit de la connexion était incomparablement plus rapide qu’avec l’ADSL, quoique bien en deça des promesses que l’on m’avait faites, et en fait, inférieur au débit annoncé par les offres discount des différents opérateurs. Mais ce n’est pas bien grave : enfin j’ai la fibre.

Onze jours plus tard seulement, le 22 octobre, coupure. Je n’étais pas là. Nathalie, pensant à une panne, a suivi les instructions, redémarré la box, lu le manuel en long et en large, mais rien de mieux ne s’est produit. Hier, je suis rentré et j’ai cherché à comprendre à mon tour. Je suis allé vérifier l’état du câble à l’extérieur de la maison, mais je n’ai vu aucun problème apparent.
Privé de fibre, je parviens tout de même à me connecter en tirant, par wifi, sur la connexion de mon frère et voisin. Depuis chez lui, j’ai appelé Orange, et puis j’ai interpellé l’opérateur historique sur les réseaux sociaux. J’ai obtenu des réponses diverses et plus ou moins intelligibles. Dans un premier temps on m’a soutenu que j’avais résilié moi-même mon contrat, ce que je savais être faux. Puis on m’a raconté qu’un autre opérateur s’était chargé de résilier ledit contrat. «Une résiliation de niveau deux», m’a-t-on répété à plusieurs reprises comme si j’étais censé savoir ce que cela signifiait. J’ai alors appelé SFR, mon ancien opérateur, qui m’a plutôt bien renseigné : ils considèrent que je les ai quittés le 11 octobre et même, que nous avons soldé tous nos comptes. Bon.

Pour finir, Orange m’avoue que la résiliation émane d’Orange. On a résilié mon contrat parce que l’on avait tenté de me joindre sur mon téléphone mobile un jour et que l’appel s’était révélé impossible à faire. Et c’est bien normal que l’on n’ait pas pu me joindre par ce biais, rappelez-vous : une responsable chez Orange avait pris l’initiative de transformer mon zero-un en zéro-six, m’attribuant donc un numéro absurde, qui ne m’appartient pas et n’appartient peut-être à personne. Cet appel impossible avait rendu mon contrat suspect, provoquant son annulation sans autre forme de procès. Pourtant il était possible de me joindre grâce à mon numéro de fixe (qu’Orange connaît bien puisqu’ils le gèrent depuis 1989, mais qui désormais sonnera dans le vide puisqu’on vient de me le couper !), ou par deux adresses e-mails, celle que je leur ai fournie et celles qu’ils m’ont attribué. Mais non, pas de portable, pas de contrat.

J’ignore comment je vais m’en tirer, si je vais m’en tirer, si je dois chercher un opérateur moins stupide, je sais juste qu’il m’arrive la pire chose qui se puisse dans ce monde peudo-rationnel : je ne rentre dans aucune case et il n’existe pas de processus permettant de gérer mon cas.

À présent, c’est l’accès à mon compte bancaire en ligne qui impose une double authentification, et demain, les impôts, la sécurité sociale, les transports4 ?… On m’a suggéré de saisir la justice pour signaler que je suis victime de discrimination et de vente liée : rien ne justifie que l’accès à tel ou tel service soit désormais conditionné à la possession d’un téléphone mobile, surtout si ce téléphone mobile n’est en rien lié au service. Et rien ne justifie que je sois forcé de disposer d’un appareil que je ne souhaite pas utiliser. Enfin pour certains, c’est un peu égoïste ou irresponsable de ma part d’y rester réfractaire.

Chaque année au début du mois de février, pour la « journée mondiale sans portable »5, des journalistes me contactent pour que je vienne témoigner de mon expérience de non-utilisateur de mobile. L’an dernier, cela n’est pas arrivé : une journaliste qui s’y était prise un peu tard a pourtant désespérément tenté de me joindre un jour pour le lendemain, mais impossible car comme elle me l’a expliqué, elle n’avait pas réussi à se procurer mon numéro de téléphone mobile.

  1. Anecdote : j’ai une fois dû passer par un site de réservation parce que, contacté en direct, l’hôtel refusait ma réservation. Or il s’est avéré que le site, qui en plus prend une commission, propose des tarifs inférieurs pour la même chambre : pour l’hôtel qui m’a finalement accueilli, refuser ma réservation en direct aura été une vraie mauvaise affaire financière ! []
  2. Anecdote : je racontais que je n’avais pas de téléphone à un collègue qui me répondait que, à la réflexion, il se passerait lui aussi volontiers de téléphone, sauf pour une chose : la photographie.
    «- Il me faudrait un appareil qui ne serve vraiment qu’à prendre des photos »
    – Ben… Un appareil photo, par exemple ?
    – Ah oui, tiens! ».
    []
  3. Lire : La guerre des métaux rares, par Guillaume Pitron, éd. Les Liens qui libèrent, tout récemment réédité en poche. []
  4. On parle de remplacer tous les titres de transports en commun parisien par le téléphone. []
  5. Amusant : la journée mondiale sans portable émane de l’écrivain Phil Marso qui, sauf confusion sur la personne de ma part, m’avait embauché pour son fanzine rock au milieu des années 1980, alors que j’étais adolescent. Il était le grand frère d’un camarade de classe. Je l’ai totalement perdu de vue. []
  1. 7 Responses to “Toujours sans mobile”

  2. By Wood on Oct 25, 2019

    Réponse à l’anecdote 1 : il m’est arrivé exactement l’inverse : j’avais réservé une chambre via un site bien connu dont le nom commence par B et se termine par ooking et le réceptionniste de l’hôtel m’a dit : « ah, si vous nous aviez contacté en direct au lieu de passer par ce site, vous auriez payé moins cher ! » Il répercutent la commission qu’ils ont à payer au site sur le prix de la chambre quand ils la vendent via ce site.

  3. By Jean-no on Oct 25, 2019

    J’imagine que chaque hôtel a sa gestion du truc, mais un réceptionniste me racontait, sur le même site, que non seulement il ne repercutait pas mais que pour je ne sais quelle raison il était incité à faire régulièrement des promos qu’il ne faisait pas normalement, et la preuve est que j’avais payé genre 30 euros alors qu’en théorie sa première chambre était quinze euros au dessus.

  4. By toto on Oct 25, 2019

    J’aime beaucoup cet article.

    Je suis entiérement pour un retour a moins de télèphone portable. Je suis content qu il y ai encore des gens comme cela.

    Ce besoin de demander de plus d informations non essentielles est de plus en plus désagréable. En fait bien souvent il ne s agit que d un luxe.

    Ce qui est assez fou c est que ces outils sont venu pour compléter les moment ou l organisation par en vrille mais aujourd hui cela le suplemte en créants des attentes qui son de faux besoins créant par la meme des sentiments d insécurités compléments infondé.

  5. By Francis on Déc 13, 2019

    Ce que tu ne dis pas c’est la (ou les) raison pour laquelle tu n’as pas de téléphone mobile ?

  6. By Jean-no on Déc 15, 2019

    @Francis : au fond, cette question est bizarre ! On devrait se demander pourquoi avoir un objet plutôt que pourquoi ne pas l’avoir, non ?

  7. By Francis on Déc 16, 2019

    À mon sens, pour certains objets, non (les livres par exemple). Pour d’autres, oui (la télévision par exemple).
    Mais pour un smartphone, avec toutes les fonctionnalités qu’ils permettent aujourd’hui, il serait surprenant qu’il n’y en ai pas au moins cinq ou six dont tu aurais réellement (efficacité, gain de temps, d’argent, etc.) le besoin dans ta vie quotidienne, tant personnelle que professionnelle.
    Oui, tu réussis à t’en passer (puisque c’est le cas), mais à quel prix/temps perdu/sacrifice à certains moments ?

  8. By Jean-no on Déc 21, 2019

    @Francis : j’ai une vie numérique assez intense, mais l’ordinateur, la tablette et les wifis que je capte en passant me suffisent !
    Les seules fois où le mobile me manque, c’est pour les cas non prévus, pour les services qui n’acceptent pas qu’on n’ait pas de mobile – applis de réservations SNCF ou de banque en ligne, par exemple.

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