Sous pression
avril 24th, 2016 Posted in Bande dessinée, indices(J’évoque ici deux livres écrits dans des humeurs, selon des perspectives et pour des raisons bien différentes, mais qui me semblent l’un et l’autre liés dans ce qu’ils racontent de notre époque. Pour les gens qui liront en diagonale, je me dois de préciser que je ne remets en aucun cas en cause le choix d’avoir ou de ne pas avoir des enfants)
Le titre de l’album d’Oriane Lassus est assez violent : Quoi de plus normal que d’infliger la vie ?
La couverture, quant à elle, montre les organes biologiques comme un bricolage un peu sale. La vie, que certains qualifient de merveilleux cadeau, de hasard heureux, de mystère précieux, enfin toutes ces choses un peu bêtes mais pas forcément fausses que l’on dit, n’est plus ici un don, mais quelque chose que l’on inflige, quelque chose qu’on subit sans l’avoir sollicité, une souffrance, une douleur, une injustice. Le propos de l’auteure est de répondre coup pour coup à l’injonction à devenir parent : « tu ne veux pas d’enfant ? Tu es sûre ? Tu changeras sûrement d’avis un jour,… »
Cette manière d’aborder le sujet m’intéresse, tant ma propre expérience est éloignée de celle de l’auteure. Non seulement cette pression est principalement subie (et je crois aussi, exercée) par les femmes, mais je n’aurai pas eu le temps de la connaître, même à petites doses, puisque je suis devenu père, sans l’avoir le moins du monde planifié, à l’âge où on entame ses études, et je me souviens plutôt d’amis de mon âge, qui sont devenus parents dix ou quinze ans après moi, qui étaient à l’époque inquiets du fait que j’aie un enfant plutôt que du contraire. Et ce sont leurs réactions à eux, leurs bons conseils, leurs sombres prédictions et leurs injonctions que j’ai parfois vécu comme une violence, même si je n’en ai pas fait grand cas et que je n’ai jamais regretté mes choix et non-choix de vie une seconde.
Ce que l’on comprend sans peine dans l’album, c’est qu’il est rageant pour une femme nullipare de constater que son absence de projet de maternité rend sa propre existence à peu près inutile aux yeux de certains ou de certaines, qui semblent se demander à quoi peut bien servir une femme qui ne compte pas procréer. On ne fait pas cette insulte aux hommes. On comprend aussi qu’il est encore plus rageant que l’on explique à une femme qui ne veut pas d’enfants qu’elle se trompe sur son propre désir et qu’elle finira bien par changer d’avis.
L’auteure évoque d’autres malédictions de la vie de femme, à commencer par les règles et les douleurs de l’accouchement.
Le réflexe qui pousse à penser que l’enfant est le but même de toute vie de couple est compréhensible : après tout, c’est bien pour la perpétuation1 que la nature a mis au point la reproduction, et donc le désir, la séduction, le plaisir ou encore l’amour. Mais la nature, toujours elle, n’interdit aux humains (mais il n’en va pas de même pour toutes les espèces) aucune de ces activités, sensations ou sentiments en dehors de la reproduction, et n’impose à personne de les relier.
Très rationnellement, on peut même constater que le monde est déjà bien assez peuplé comme ça, que sa démographie progresse d’une manière incontrôlable et qu’il gagnerait à ce que toujours plus de gens renoncent à avoir des enfants. Lorsque j’étais petit, on s’alarmait de la surpopulation. On n’en parle plus beaucoup aujourd’hui, alors même que notre nombre a doublé, que notre pouvoir de nuisance envers la planète croît plus rapidement encore, et que notre semblant de prospérité repose sur des ressources dont le nombre est fini.
Les médecins sont visiblement très mal à l’aise avec l’idée de la ligatures des trompes, qui ramène forcément à un siècle de stérilisations chirurgicales contraintes motivées un eugénisme raciste, handiphobe ou économique, mais de manière froidement comptable, peut-être est-il effectivement dommage pour notre planète que cette pratique ne soit pas plus répandue.
En sourdine, on comprend que la laideur du monde à venir est une autre raison de la non-envie d’enfant de l’auteure, qui suivant un paradoxe logique aussi étrange qu’intéressant semble se dire qu’en ne permettant pas à un enfant d’exister, on le protège. De la brutalité de l’existence, du formatage de l’école, de la prison du genre, de l’injustice sociale. Il y a peut-être face à tout cela, une forme de peur par anticipation de l’échec : puisqu’il est impossible d’être un bon parent, de protéger son enfant de tout, alors lui donner la vie devient une idée insupportable. Cela va bien au delà du point de départ du livre, qui est de contester l’obligation sociale à désirer enfanter. Le livre a donc une portée plus intéressante, il parle d’une forme d’angoisse vis à vis du monde actuel.
Hasard, j’ai lu ce livre juste avant Les séducteurs de rue, dessiné par Léon Maret d’après une enquête de Mélanie Gourarier, et publié dans la remarquable collection Sociorama chez Casterman2.
On y voit exposée une misère affective masculine effrayante : face à une angoisse de la frustration et à leur incapacité à séduire, des hommes se forment à des moyens faciles, rapides et presque scientifiques (s’appuyant notamment sur les méthodes de manipulation mentale découvertes de la psychologie sociale) pour y parvenir. Le livre est un peu à part dans la collection Sociorama, car il ne s’en tient pas aux faits objectifs mais s’intéresse aussi à l’imaginaire et aux états mentaux de ces chasseurs de zéro-six, qui sont « coachés », entraînés à l’invention de phrases d’approche, font une utilisation savante du langage corporel, et apprennent à aborder des milliers de femmes plutôt qu’à tomber amoureux d’une, ce qui, si on se fie au parcours du protagoniste principal du récit, est plutôt une bonne chose, puisqu’il est passé de l’état de voyeur-harceleur obsessionnel d’une seule infortunée à celui de gène ponctuelle pour des centaines : le préjudice est en quelque sorte dilué. Je dirais que cet album est le plus littéraire de la collection, parce qu’il ne nous dit pas tout, le lecteur n’a pas toutes les clefs pour distinguer ce qui relève, chez ces dragueurs de rue, de la rêverie collective, du fantasme, et à quel niveau on doit comprendre le fait qu’ils considèrent le film Fight Club comme un modèle3. On sait en quoi ils croient, mais rien n’indique que leurs techniques aient un effet sur autre chose que sur leur confiance en eux-mêmes, et aient d’autre utilité véritable que de créer un lien viril entre hommes unis par la même quête éperdue du piège à filles qui fait crac-boum-hue.
Confusément, j’ai l’impression que ces deux livres sont liés, qu’ils parlent d’un même monde, d’une société assez dure où l’on n’arrive pas à avoir confiance en soi, où tomber amoureux semble être une montagne si élevée que l’on préfère consommer l’autre plutôt que tisser un lien avec (pour parler des dragueurs de rue), où l’on se sent coupable de ne pas vouloir d’enfant, ou en tout cas oppressé par ceux qui trouvent un tel projet naturel, où l’on se sentirait criminel d’être parent, où toute remarque est reçue comme une insulte ou comme un ordre, où toute décision ou non-décision doit être soutenue par une philosophie, un discours militant ou un mode d’emploi4. Ces deux livres me semblent exprimer un changement de rapport au conformisme social, qui éprouve plus de difficultés à s’exercer naïvement, sans conscience de lui-même, et qui crée de la souffrance pour ceux qui y résistent autant que pour ceux qui en cherchent la recette.
- Selon que l’on soit biologiste, philosophe, poète, religieux, la nature de la perpétuation recherchée varie : celle de chaque gène, celle d’une lignée familiale, celle de l’espèce humains ou encore, du principe de la vie. Peu importe – au fond tout est vrai. [↩]
- La collection Sociorama, dirigée par Lisa Mandel et Yasmine Bouagga, rend compte d’études sociologiques sous forme de bande dessinée. Déjà parus : Chantier interdit au public, la fabrique pornographique, les personnels navigants et les séducteurs de rue. [↩]
- Je n’en dis pas plus, pour ceux qui ne connaissent pas le film. [↩]
- D’où peut-être l’attrait qu’inspire la société états-unienne, dont le talent est de ritualiser la vie en commun, ou la séduction qu’inspirent des sociétés traditionnelles (véritables ou fantasmées), qui garantissent à chacun une place qui, à défaut d’être enviable, est stable. [↩]
2 Responses to “Sous pression”
By Wood on Avr 24, 2016
Ce qui m’amuse avec le fait que les PUA prennent Fight Club comme modèle, c’est que l’homo-érotisme du film semble leur échapper complètement (eux qui sont terrifiés à l’idée que l’un des leurs puisse être gay).
By Jean-no on Avr 24, 2016
@Wood : une chose qui n’est pas dite explicitement dans le livre (par ailleurs remarquable) mais que j’ai entendu de la bouche de la sociologue auteure de l’étude, lors d’une présentation publique, c’est que tout ce délire des pick-up artists aboutit avant tout à une sociabilité de mecs qui passent surtout du temps ensemble, façon « Expendables », et agissent plus pour se faire apprécier de leurs pairs que pour séduire les femmes.