Profitez-en, après celui là c'est fini

Livre numérique préhistorique (1991)

juin 15th, 2012 Posted in Interactivité, publication électronique, Vintage

Depuis quelques années il n’est pas rare d’entendre « le livre sur support papier est fini », affirmation qui semble pour l’instant plus destinée à justifier des investissements industriels dans le domaine de la publication numérique qu’à décrire une situation réelle ou même un souhait véritable des lecteurs, du moins en France où les ventes de livres numériques restent extrêmement marginales. Pendant la grande époque du cd-rom culturel (1995-2000, disons), on entendait aussi beaucoup dire « le papier, c’est fini », et les bibliophiles jouaient à se faire peur en pleurant déjà sur la tombe de leur support favori, qui se portait pourtant à merveille.
L’angoisse de la disparition du livre a en fait existé dès 1991, époque à laquelle The Voyager Company a édité des e-books, comme ici Jurassic Park, best-seller de Michael Crichton sorti en librairies en 1990, soit un an plus tôt, et adapté au cinéma en 1993.

La collection Expanded books de The Voyager Company a été lancée avec ce titre et deux autres : The Anotated Alice et Le guide du routard galactique.
Ces livres sur disquette étaient vendus 19,95 ou 24,95 dollars. Pour justifier ce tarif, un soin particulier était porté sur la lisibilité du texte à l’écran, les livres contenaient une table des matières interactives et il était possible d’y effectuer des recherches et même de les annoter. Le texte pouvait être accompagné de quelques illustrations en noir et blanc (sans niveau de gris). Pour rappel, une disquette 3,5 pouces contenait 1440 kilo-octets, c’est à dire le poids d’une minute de son au format mp3 à un taux de compression banal, ou la moitié du poids de la moindre image produite par un appareil photo numérique actuel.

La disquette se trouvait dans une pochette aux dimensions d’un livre, à l’intérieur de laquelle était imprimée une notice précise. Les fichiers recouraient à la technologie Hypercard, excellent logiciel de création et de visualisation de contenus interactifs qui était installé sur tous les Macintosh depuis 1987. Hypercard permettait à n’importe qui de créer des petites applications. Au début des années 1990, le logiciel de création est devenu payant, contrairement à l’application de visualisation qui a continué à être disponible jusqu’en 2004, ce qui a sonné le glas du multimédia amateur et a permis le succès de logiciels tels qu’Authorware, Director ou encore Flash.
En 1992, The Voyager Company a diffusé The Expanded books toolkit, outil qui était constitué de deux disquettes d’instructions censées aider chacun de créer ses propres livres au format Expanded book.

The Voyager Company a publié une soixantaine de ces livres sur disquette (dont de nombreux titres de William Gibson, le pape de la science-fiction Cyberpunk), avant de passer au cd-rom avec des titres désormais classiques tels que The Complete Maus, Salt of the earth, Marvin Minsky Society of Mind, Laurie Anderson puppet Motel, The Residents freak show, etc.
L’éditeur était à l’époque très enthousiaste et se félicitait de ce que la plupart des maisons d’édition importantes envisageaient (selon lui) de publier des livres au format expanded book, tout en se montrant surpris du nombre de personnes qui considéraient que cette entreprise était destinée à détruire les librairies et le livre.
C’était il y a vingt-et-un ans.

(grand merci à Gilles Rouffineau pour avoir ressorti ces documents dont, à vrai dire, j’ignorais l’existence. Le Macintosh SE ci-dessus a été photographié hier au cours de la soutenance de DNSEP de Clotilde Marnez, justement étudiante de Gilles Rouffineau à l’école d’Art de Valence).

  1. 12 Responses to “Livre numérique préhistorique (1991)”

  2. By Nicolas Labarre on Juin 15, 2012

    Fascinant.

    Dans ce domaine comme dans d’autres, une approche historique sérieuse me semble à construire, pour bien comprendre sur quels fondements s’est créé notre « culture numérique ».

  3. By Jean-no on Juin 15, 2012

    @Nicolas : oui. Il y a des éléments connus, comme le projet Gutenberg (début des années 1970 !), et d’autres plus inattendus tels que l’importance de la diffusion des Bibles sur support numérique par des sociétés évangéliques.

  4. By tibibou on Juin 15, 2012

    Merci pour cette histoire.
    Je vais en essayer une autre. A la fin du XVe siècle un certain Gutenberg a inventé une machine qui allait faire disparaître les activités de recopie. Celles-ci ont duré un certain temps et sont devenues inutiles. Aujourd’hui, un certain internet et des éditeurs ou concepteurs de logiciels ont créé le livre numérique qui semble être appelé à renvoyer Gutenberg là où il avait relégués les copistes. Ainsi va l’histoire sans que l’on sache si elle va dans le bon sens ou non, mais elle y va…

  5. By Jean-no on Juin 15, 2012

    @tibibou : le progrès, c’est les livres qui peuvent tomber en panne, qui ont besoin de piles et dont on peut se faire imposer les conditions d’utilisation par les éditeurs :-)
    Personnellement, je crois très fort au livre numérique, mais je pense que s’il remplace effectivement le papier, ça ne sera que dans certaines niches précises comme les ouvrages périssables (manuels informatiques, livres de droit, de médecine,…). Bien sûr, si les éditeurs se mettent à produire des livres à 20 centimes d’euros, il y a des chances que certains livres disparaissent des rayonnages – Gutenberg a imposé un livre moche et austère en descendant son prix de revient à 1/180e de ce que coûtait un livre de copiste, comme le livre de poche plus tard a du son succès à un prix inférieur. Il y a une grosse différence tout de même : avec les copistes, le livre n’était destiné qu’aux abbayes les plus riches ou aux ducs et aux rois, un marché du luxe totalement absurde… Le livre numérique, lui, conserve le même public que le livre papier, c’est à dire qu’il est fait pour une diffusion de masse. Personnellement, j’ai acheté plusieurs e-books mais à ce jour, je n’ai pas pris le temps d’en lire un seul, du coup si le livre numérique remplace le livre imprimé, je doute que ce sera de ma faute :-)

  6. By Jean-LuK on Juin 16, 2012

    Mémoire numérique, mémoire de vent, tout peut s’arrêter le jour nous ne disposerons plus d’ordinateurs, tout au moins pour le plus grand nombre, ce qui n’est pas totalement utopiste. Le papier est encore l’un des moyens les plus pertinents pour conserver des données sur de longues échéances, comme l’avait démontré une étude du CEA, mais que je n’ai jamais retrouvée sur Internet…
    Photographe, je ne serais confiant pour l’avenir de quelques images auxquelles j’attache une certaine valeur, que le jour où je les aurais gravées sur un support physique type diapositive.
    Nous vivons dans une société de l’hyperfragilité, nous sommes tributaires d’une imbrication de techniques et de leur interdépendance et il suffirait que quelques-unes ne soient plus disponibles pour que toute la cybercivilisation s’effondre.
    En conclusion, il est fort probable que le livre papier possède des atouts pour survivre bien supérieurs à ceux de l’eBook.

  7. By Axonn on Juin 16, 2012

    Pour le message de fond, je ne ferai pas aussi bien que toi.

    Je tiens juste à ajouter que l’histoire de la taille sur disque est effectivement comique : j’avais proposé à des amis de leur passer Harry Potter 5 en PDF illégal. Certains avaient peur de manquer d’espace disque. Vous n’imaginez pas à quel point le texte, c’est léger par rapport aux vidéos.

  8. By Ym on Juin 16, 2012

    le premier laserdisque hewlett packard tel qu’il est mentioné sur une page de alternative media en 1981 contenait les facsimilés de la free press de la cote w.

  9. By Jean-no on Juin 16, 2012

    @Ym : l’histoire du support laserdisc reste à faire, à mon avis.

  10. By Mathieu Provansal on Juin 18, 2012

    Rappel d’un autre « ordre », lorsque est apparu le projet « publie.net » de F. Bon, en 2008 à peu près, il, mais d’autres aussi (je me suis moi-même intéressé à ce projet), se posait d’abord la question de savoir quel serait l’élément décisif du passage à la lecture principalement sur liseuse, puisque les appareils étaient là, très évolués (ajoutant à ceci la question stylistique de l’écriture en ligne). La nouvelle collection « publie papier » créée par F. Bon cet hiver (je crois) laisse rêveur, sans parler de « France culture papier »…

  11. By Mathieu Provansal on Juin 18, 2012

    Je me permets d’ajouter que ces questions étaient soulevées constamment, avec véhémence, frisant dans l’enthousiasme une espèce de propagande…

  12. By Haricophile on Juin 20, 2012

    « Le papier est encore l’un des moyens les plus pertinents pour conserver des données sur de longues échéances, comme l’avait démontré une étude du CEA, mais que je n’ai jamais retrouvée sur Internet… »

    Tu n’as pas beaucoup cherché, mais le cahier des charges du CEA est spécifique (à moins que tu n’habite dans la région de Fukushima).

    Concernant plus généralement l’archivage chercher sur des mots clés comme « papier permanent non acide archivage » ça débouche sur des liens comme https://fr.wikipedia.org/wiki/Papier_non_acide

    Je rappelle que l’industrie du papier-bois a fabriqué en masse du papier auto-destructible. Le « patrimoine » famillial comporte bon nombre de livres partant en poussière ou à l’encre effacée, dont la vingtaine(?) de volumes de « l’Encyclopédie Universelle du 19eme siècle » pleine de trésors mais devenue quasiment inconsultable.

    On a fait un peu d’effort depuis, mais ne mélangeons pas le fait que des parchemins aient traversés des siècles avec le fait que le papier de XXXXXX que nous produisons traversera les siècles.

    Sur ce point, il est à mon avis bien plus facile d’archiver à très long terme et dupliquer du numérique (non DRMisé) en transférant les support et en convertissant le format si nécessaire que du papier non prévu pour cet usage.

    Bref, tout ça pour dire qu’il y a pas mal de mythes et l’illusion que notre point de vue culturel du lieu et du moment est celui de l’univers de toute éternité.

    Si la liseuse numérique a pris plus vite dans les pays anglo-saxons, c’est qu’ils n’ont pas le même rapport culturel avec l’objet-livre, fabriqué de moins bonne qualité et assez peu réédités. Avec l’amélioration des supports, ça changera probablement rapidement, en tout cas en ce qui concerne la qualité courante (qui fait encore de la photo argentique ?)

    Il me semble qu’il y a un dalaï-lama qui a dit un truc du genre : « Ceux qui croient que quelque chose peut perdurer à l’identique de toute éternité s’exposent à de cruelles désilusions ». Enfin, c’est l’idée générale, ma mémoire fait défaut.

  13. By Jean-LuK on Juin 21, 2012

    Haricophile : Il me semble qu’il y a un dalaï-lama qui a dit un truc du genre : « Ceux qui croient que quelque chose peut perdurer à l’identique de toute éternité s’exposent à de cruelles désilusions ».

    C’est bien ce que je dis, mais en l’appliquant à l’hypertechnologie ! Si l’industrie du papier peut fabriquer du papier autodestructible, quand est-il des ordinateurs, liseuses, les formats numériques, etc. Tous n’ont une durée de vie qui ne dépasse pas une dizaine d’années ; certes, ensuite on peut renouveler le matériel, c’est même indispensable, mais combien de temps pourra-t-on le faire ?
    Nous nous reposons de plus en plus sur des technologies que nous serions bien incapables de remplacer si elles devenaient indisponibles. Il a suffi d’une inondation pour que la moitié de la production des disques durs disparaisse, mais cela peut toucher bien d’autres éléments. Les échanges internationaux nous sont devenus indispensables, les ressources s’épuisent, les conditions géopolitiques pourraient s’aggraver brutalement, les investisseurs se détournaient du financement d’éléments stratégiques, et beaucoup d’autres ; la multiplication des risques évolue de façon exponentielle et nous pourrions perdre beaucoup dans une mauvaise conjoncture. Nous ne sommes plus en mesure de revenir en arrière, c’est pourquoi le papier constitue un support d’archivage (et de consultation) plutôt pérenne et rassurant.

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