Profitez-en, après celui là c'est fini

Femmes-objets et lieux publics

janvier 9th, 2012 Posted in indices, Les pros

La société de prêt-à-porter Etam, connue pour sa confection de sous-vêtements, diffuse des vidéos « virales » dans lesquelles trois grandes gigues en balade dans un lieu parisien quelconque jettent subitement leur imperméable et, devant un public théoriquement stupéfait, improvisent un défilé de lingerie.

Ce type d’évènement est plus embarrassant qu’autre chose :  des vidéos dites « virales » de ce genre, le web en regorge, et il faut à présent en faire des tonnes ou, plus difficile encore, avoir de véritables idées pour que l’on s’y intéresse un tant soit peu.
Un faux happening, faussement spontané, où les gens filmés font semblant de s’amuser, n’intéresse personne. À l’heure où j’écris, le défilé Etam sous la tour Eiffel a été vu 47 fois et le défilé qui perturbe une séance de promotion dans une Fnac n’a eu que 20 spectateurs. Sans vouloir me vanter, il existe une vidéo où on me voit donner un cours de Ukulélé qui a attiré en peu de temps près de 500 personnes, ce qui constitue une performance si l’on veut bien prendre en compte que je ne sais pas jouer de cet instrument, ni d’aucun autre d’ailleurs — je n’en suis pas fier, c’est au contraire une des douleurs de ma vie, je ne sais pas faire de musique et cela me rend très envieux de ceux qui ne sont pas affligés du même problème.

Ce qui m’intéresse ici c’est qu’un de ces défilés se déroule dans le musée d’Orsay. Le musée d’Orsay est un musée national parisien créé dans une ancienne gare rénovée et aménagée grâce à l’argent des contribuables, et qui a été rempli d’œuvres d’art du XIXe siècle qui font partie du trésor national et qui, à ce titre, appartiennent à tous les français.  Ajoutons que les droits de reproduction des dites œuvres sont tombés dans le domaine public, quasi sans exception. Malgré ce statut sans ambiguïté, celui de patrimoine commun, la direction du musée interdit depuis plus d’un an aux visiteurs de prendre des photos des salles d’exposition, créant une fâcheuse jurisprudence. Nous en avons déjà parlé l’an dernier. Le prétexte invoqué pour cette spoliation manifeste est que les photographes amateurs, dans les musées, ça perturbe les visiteurs.

Récemment, Christophe Girard, adjoint à la culture de la mairie de Paris qui publie dans deux jours un ouvrage intitulé Le petit livre rouge de la culture: Propositions pour une République culturelle, avait osé appeler à une généralisation de l’interdiction de la photographie dans les musées, non parce que cela gêne la visite de ceux qui ne prennent pas de photographies, mais parce que c’est vulgaire, parce que cela rappelle les allées des magasins Ikéa :

Les lois qui encadrent l’expression publique m’interdisent malheureusement d’exprimer avec franchise ce que ce genre de réflexion méprisante m’inspire. Si les gens veulent prendre des photographies sans regarder les peintures (et qui dit qu’ils ne les regardent pas ?), en quoi est-ce le problème de quiconque ? La gêne des visiteurs — notamment en cas de photo au flash —, est un argument recevable (mais discutable dans le détail). En revanche, reprocher aux gens de s’approprier leur visite, de ne pas se conformer à ce que certains considèrent comme la bonne manière de rentabiliser le prix du ticket d’entrée, voilà qui semble pour le moins tyrannique, et plus encore venant d’un élu « de gauche » qui parle de République (res publica : la chose publique) culturelle. Assez comiquement, l’auteur du billet fait un beau contre-sens en prétendant partager l’opinion de Manuel Borja-Villel, directeur du musée Reina Sofia de Madrid, qui dans une interview à un supplément du Monde exprimait son opposition à ce que les musées se transforment en entreprises commerciales, et qui disait entre autres : « Un musée, d’abord, ne doit plus se comporter en propriétaire d’oeuvres qu’il garde ou loue, mais au contraire favoriser les échanges, partager ».

Je ne pense pas que les jeunes filles qui courent en talons, presque nues, riant fort, au milieu d’une exposition du Musée d’Orsay, l’aient fait sans l’accord du musée. Elles sont filmées par plusieurs caméras, leur démonstration n’est pas spécialement discrète et n’est pour autant gênée par aucun gardien. Cette action navrante qui associe une transgression à deux sous façon Helmut Newton à la fausse jubilation des mannequins du catalogue des 3 Suisses, cette morne démonstration du manque d’imagination des professionnels de la communication, n’est vraisemblablement pas destinée à dénoncer la politique du musée d’Orsay en matière d’appropriation des œuvres par le public, d’autant que les jeunes femmes ne semblent pas porter un grand intérêt à leur visite.

Est-ce que cela aussi fera jurisprudence ? Est-ce que, comme le demande Bernard Hasquenoph sur louvrepourtous.fr le Musée d’Orsay autorise désormais les visites en petite culotte ?
Ces jeunes filles, qu’on a le sentiment de devoir plaindre, n’en sont pas moins bruyantes, et leurs rires faux tout à fait horripilants. Elles perturbent visiblement les visiteurs et en poussent même certains à sortir leurs appareils photo, pourtant interdits, rappelons-le. Je ne suis pas sûr, pour ma part, que ce soit la manière de vivre l’expérience muséale qui soit la meilleure pour tout le monde.

Cette opération lamentable m’a rappelé l’époque où j’étais étudiant aux Beaux-Arts, à Paris, et où, certains jours, l’entrée du Palais des études (et de la si belle bibliothèque de l’école) était interdite aux étudiants, car l’endroit était loué à des sociétés qui y organisaient des défilés de haute-couture. Les défilés avaient lieu le soir, après la fermeture de la bibliothèque, mais on ne voulait pas que nous gênions le passage des petits fours et des caisses de champagne.

Mise à jour du 10/01/2012 : Le musée d’Orsay affirme n’avoir donné aucune autorisation au tournage. Comme on dit : dont acte ! Mais ça restait une bonne occasion de râler contre le refus de prendre des photos au musée.
Mise à jour du 21/01/2012 : Le musée d’Orsay a exigé de louvrepourtous.fr un droit de réponse très formel. Le verbiage juridique est assez savoureux : « Dans l’article rectificatif « le musée d’Orsay (n’)autorise (pas) la visite en petite culotte » , il est notamment affirmé que « les personnes qui filment ne se voient à aucun moment signifiés qu’il est interdit de le faire au même titre que de faire des photos » et que cette action « ne rencontre de résistance de personne ». Il s’agit d’accusations graves qui sont portées à l’encontre du Musée d’Orsay. ».

  1. 18 Responses to “Femmes-objets et lieux publics”

  2. By Jean-no on Jan 9, 2012

    Et pendant ce temps-là, le Guggenheim propose gratuitement la consultation de ses plus beaux catalogues épuisés et introuvables

  3. By Thierry on Jan 10, 2012

    J’ai cliqué suite à ton article sur Femmes-objets et lieux publics. :)
    Ce que je reprocherais surtout à cette vidéo, c’est que je trouve que le Musée d’Orsay est un lieu dont la prosécogénie est incroyable, et que là on pourrait être n’importe où. C’est dommage. L’idée d’associer l’esthétique publicitaire des jeunes filles d’aujourd’hui aux représentations féminines monumentales du XIX ne manquait pas de sel.
    Sur le fond, et au-dela de ce discours de classe (« usines à souvenir, on se croirait par moments chez Ikéa ») déjà décrypté à de nombreuses reprises sur Culture Visuelle, je trouve étonnant cette vision du Musée comme un lieu qui n’aurait pas sa propre dynamique, sa propre légitimité en tant qu’objet de photographies, de par la seule interaction du lieu, des oeuvres et des visiteurs.
    Une vidéo réellement « modeste » sur un évènement social dans un lieu beaucoup plus humble (chez Agathe Gaillard) lors du vernissage samedi des photos de Raphaël Ramiatte: http://vimeo.com/34784344

  4. By Gunthert on Jan 10, 2012

    Tu as raison de rapprocher, comme Bernard Hasquenoph, cette campagne lamentable des leçons de morale à deux balles édictées à l’encontre des visiteurs du musée. Ne pas savoir reconnaître la vraie vulgarité est la meilleure preuve de l’absence de culture de ces adjoints de l’ordre commercial établi.

  5. By ab on Jan 10, 2012

    Travaillant pour le Musée du Louvre avec Incandescence, vous ne pouvez même pas imaginer ce que nous entendons lors des séances de travail avec les services concernés par les mécénats.

    Dans notre projet, on nous impose des contraintes logistiques et d’organisation simplement parce que le mardi (jour de fermeture du musée) l’espace sous pyramide devient privatif et lieu de promotion à tout va.

    Les œuvres restent malgré tout à l’écart, puisque la pyramide n’en présentent pas ou peu de façon occasionnelle, les espaces museaux étant inaccessibles.
    Et je dois admettre que ça fait une différence malgré tout.

  6. By nathalie on Jan 10, 2012

    La phrase de Christophe Girard est d’autant plus ridicule et déconnectée qu’il n’est pas dans les habitudes communes de prendre de photos chez Ikéa. Et ceux qui le font sont souvent dans une démarche de détournement du lieu, finalement assez réjouissante et créative.

  7. By r on Jan 10, 2012

    C’est vrai que c’est une drole d’idée de prendre des photos des meubles chez Ikéa, ils se sont crus au Louvre? En plus le catalogue est gratuit chez Ikea pas comme au musée.

    Ah les prolos, ils comprendront donc jamais rien à l’Art…

  8. By PCH on Jan 10, 2012

    Il me semble me souvenir que ce « préposé municipal à la culture adjointe » émarge chez un certain malletier (directeur de la stratégie branche mode et maroquinerie : http://www.christophe-girard.fr/a-propos/). Il faut que tout le monde vive, disait mon comptable. Ca n’a rien à voir, je mélange toujours tout. Mauvais esprit, certainement (le type est à gauche)… Pouah.

  9. By Artigue on Jan 10, 2012

    Bonjour, c’est grave une société privée qui se fait de la pub dans un lieu public ( enfin comme la pub sur une chaine de tv publique)…ce type de scénario devrait être interdit, ou trouver une pétition demandant réparation, voire condamnation? a moins que ce soit un montage fallacieux?????
    A bientôt
    JA

  10. By Stephane Deschamps on Jan 10, 2012

    La vraie question que tout le monde se pose, c’est : quand tu fais ton cours de youkoulélé (oui j’aime bien cette orgthographe) tu as fumé un truc ? :)

  11. By Peweck on Jan 10, 2012

    Il semblerait que le tournage se soit fait ans autorisation : « Le musée d’Orsay furieux après un tournage sauvage d’Etam lingerie » : http://www.francetv.fr/info/le-musee-d-orsay-furieux-apres-un-tournage-sauvage-d-etam-lingerie_48849.html

  12. By Jean-no on Jan 10, 2012

    @Peweck : oui oui, j’ai ajouté une note à la fin de l’article à ce sujet.
    @Stéphane : je n’ai rien fumé depuis décembre 1996 et j’ai arrêté les nicorettes en 2001.

  13. By Thierry on Jan 11, 2012

    Si le Musée porte plainte que ce soit au titre des droits du Musée d’Orsay (?), des tiers « Cette vidéo, tournée en fraude, porte une grave atteinte aux droits du musée d’Orsay mais également aux droits de tiers, dont le musée ne saurait être tenu pour responsable »
    ou de « son image et sa réputation », ce sera intéressant de suivre le procès et de lire les attendus.

  14. By sylvette on Jan 13, 2012

    En même temps, une « transgression à deux sous » pour faire de la pub pour des dessous, c’est quand même approprié non? (pardon…. je suis désolée)

  15. By Jean-no on Jan 13, 2012

    @Sylvette : ça marche. Calembour validé.

  16. By 27point7 on Jan 21, 2012

    Oui vraiment lamentable cette histoire. Si au moins il y avait eu le mec de la Redoute…
    Sinon, c’est toi qui joue du ukulélé sur la vid? J’étais pété de rire.
    ça me rappelle une chanson de bobby lapointe http://www.youtube.com/watch?v=BS0qhkjEBeI

    Mathieu 27.7

  17. By Jean-no on Jan 22, 2012

    @27point7 : j’ai peur que ce soit bien moi sur la vidéo :-)

  1. 2 Trackback(s)

  2. Jan 10, 2012: L’art n’a pas de prix (mais le musée d’Orsay doit boucler son budget) | Totem
  3. Jan 10, 2012: Etam au musée d’Orsay, ou le renouvellement en acte des publics de musée | Carpe Webem

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