Profitez-en, après celui là c'est fini

L’art, la vie, et les petits oiseaux

octobre 22nd, 2011 Posted in Images, L'art et moi, Les pros, Mémoire

J’aimais le dessin. J’hésitais à m’inscrire dans la modeste académie des Beaux-Arts de ma ville, pas certain que ce qu’on y faisait m’y intéresserait mais un ami m’avait promis-juré que c’était vraiment bien, et comme j’admirais son habileté, je l’ai accompagné pour une séance d’essai gratuite. Les professeurs de dessin étaient un couple âgé. Elle, aimable comme une porte de prison, et lui, semblant sorti d’une gravure second empire, avec une barbiche et une moustache blanche, une haleine chargée d’une forte odeur de pizza et un air de jubilation constante. Il semblait aussi jovial que son épouse était morgueuse, comme s’il existait un lien de cause à effet entre ces deux humeurs.
Ou peut-être était-ce un jour comme ça, je ne les ai jamais fréquenté après.

Dessin d'après carte postale, sans petits oiseaux (gauche), avec petits oiseaux (droite). Ce n'est pas le dessin dont je parle - je ne l'ai pas conservé - mais une (rapide) reconstitution de mémoire.

Le cours consistait à choisir une carte postale touristique et à la recopier au crayon.
Ceux qui étaient inscrits depuis plusieurs années faisaient exactement la même chose, mais à l’aquarelle, au fusain ou à l’huile. Pas vraiment convaincu de l’intérêt de l’exercice mais assez discipliné, j’ai fait ce qu’on me demandait sans protester. J’ai choisi une carte-postale représentant un quelconque château, et je l’ai reproduite. Le résultat était correct, je pense, et c’est d’ailleurs ce qu’a pensé le chef de l’atelier, qui a observé attentivement mon travail en se lissant la moustache et m’a dit « c’est pas mal, c’est pas mal… », puis s’est tourné vers moi d’un air malicieux en me disant : « mais on peut rendre ça plus vivant, il y a un truc… ». Il a saisi mon crayon et a dessiné trois petit « V » dans le ciel. Des oiseaux.
Je n’y suis jamais retourné.

à gauche, un extrait de la (nouvelle) série V. La ville est une photographie, artificiellement animée par une nuée de petits oiseaux et placée derrière un premier plan en 3D, flouté pour simuler une profondeur de champ. À droite, une image extraite de la série Life after people où les oiseaux servent à la fois à donner de la vie à un décor statique, à fournir des indications spatiales (les oiseaux partent vers l'horizon) et à montrer la disparition des humains, puisqu'il s'agit d'un stade sportif tel qu'il serait des décennies après la disparition de l'humanité : envahi par des végétaux et des animaux.

Ça m’amuse de voir aujourd’hui que, dans les décors en 3D calculée, souvent assez factices, on recourt souvent au même artifice (bien plus intéressant en animation qu’en dessin cependant) : on fait passer des nuées d’oiseaux dans le ciel pour donner un peu de vie à des univers statiques et limités. Même George Lucas s’est servi de cette astuce pour donner un peu de vie aux derniers films de la série Star Wars ou aux versions révisées des anciens films, sauf que ce ne sont plus des oiseaux qui encombrent les cieux de Tatooine et Coruscant, mais des vaisseaux spatiaux.

Cela me rappelle un dessin de Pierre Bonnard, qui était exposé à la galerie Claude Bernard quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts. Ce dessin, un dessin modeste et sans doute passablement inconnu, représentait un enfant sur une balançoire. Le crayon léger, vibrant, irrégulier, rendait parfaitement la sensation de lumière et de vie. Aucun artifice, juste l’envie de transmettre un petit moment de bonheur, et le talent pour le faire.

Le dessin en question doit aujourd’hui se trouver dans un tiroir sombre d’une collection privée quelconque, et je n’en retrouverai sans doute jamais de reproduction. En guise d’illustration, je ne résiste pas au plaisir d’afficher ici un tableau de Pierre Bonnard, sa Salle à manger à la campagne (1913).
Les rendus 3D progressent, et certains films sont même visuellement extraordinaires (tout le début de Wall-E, par exemple), ou soutenus par des scénarios impeccables et une belle animation, mais je pense que nous sommes encore loin du jour où on saura transmettre un regard chargé d’affect et de vie comme ont su le faire les plus grands peintres.

  1. 5 Responses to “L’art, la vie, et les petits oiseaux”

  2. By Ksenija on Oct 22, 2011

    Oh ! Jean-no, c’est vraiment superbe comme texte et images. Merci pour cette belle ouverture de journée.

  3. By Smolderen on Oct 22, 2011

    Mon copain Dominique Bertail est revenu de Shanghaï avec plusieurs livres d’un prodigieux dessinateur chinois (je ne sais plus exactement le siècle, ni le nom) qui l’avait frappé parce qu’il dessinait des oiseaux avec de grands yeux kawaï en forme de soucoupes. En feuilletant ses livres, on s’est rendu compte que ce (merveilleux) dessinateur ne montrait jamais aucun oiseau en vol. Il montrait les volatiles au repos, sur le rebord d’une fleur-trompette, d’un caillou ou d’un brin d’herbe plié. Tout était dans l’équilibre parfaitement lisible des forces, la position extrême du centre de gravité flottant quelque part en dehors de la page, entre le soleil et la lune : légèreté de ces petites boules de plumes en suspension sur un château d’allumette virtuel d’une absolue fragilité.

  4. By Jean-no on Oct 22, 2011

    @Thierry : bigre, ta description donne furieusement envie de voir.

  5. By mrbbp on Oct 22, 2011

    C’est intéressant cet exemple de Bonnard qui était aussi un photographe… images qu’il utilisait dans ses peintures…

    ps:(ça n’a rien à voir) j’adore Bonnard, son travail sur le cadre (la photo…) et ces pespectives trichées pour amener en une seule image une ambiance, une composition intimiste.
    Je suis baba devant ses femmes au tub, et ses scènes intimistes.
    J’aimerais avoir ce talent…

  6. By francesca on Jan 22, 2012

    Dans « blood simple », le premier film des frères Cohen, l’assassin (je cache son nom) reviens du lieu du crime en voiture. Devant lui, le plan rebattu de la route américaine, ruban gris sur fond plat. Mais une nuée d’oiseaux traverse le ciel puis, une seconde plus tard, leur ombre portée traverse la route.
    Mon corps a pensé « l’ombre comme une conséquence de nos actes ». Mon corps a pensé, pas ma tête.
    Les grands artistes transforment le « truc » en symbole.

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