Service après-après-vente
mars 13th, 2010 Posted in Brève, indices, Interactivité, PersonnelMon interview dans Libé au sujet des « digital na(t)ives » aura eu la vertu de provoquer le débat. L’adresse des trois versions de l’article disponibles en ligne1 et de ma mise au point ont été « twittées » des centaines de fois et commentées sur des forums ou des blogs divers2.
Le ton avec lequel mes propos sont reçus change énormément selon l’endroit où on peut les lire. Sur le site de Libération par exemple, la totalité des commentaires va dans mon sens ou au delà, parfois sur l’air de « il n’y a plus de jeunesse ma bonne dame » et de « de mon temps les gosses s’amusaient avec un bout de bois » (certes, mais ils n’avaient pas le choix). C’est aussi le seul lieu où ma légitimité en tant qu’observateur n’est pas remise en cause et où le caractère empirique de mes observations ne m’est pas reproché. Peut-être que cela signifie que la presse « traditionnelle » conserve une forme d’autorité que n’ont pas d’autres médias : si c’est dans le journal, c’est que ça doit être vrai, si cette personne est interviewée, c’est qu’il y a une bonne raison3. Il est intéressant de noter que ce forum de Libération n’a été actif que dans les heures qui ont suivi la publication de l’article alors que d’autres n’ont commencé à devenir actifs qu’après et le sont restés plus longtemps.
Il en va bien autrement sur Écrans.fr où mon propos est accueilli de façon moins bienveillante (et au fond pertinente), non sur le fond, mais sur ma méthodologie : « rien n’est étayé » ; « vous auriez tout aussi bien pu m’interviewer, j’aurais dit grosso-modo la même chose ». Cependant, le constat de la fin de l’aventure de la micro-informatique (et en route pour d’autres aventures, très certainement) est là aussi généralement admis mais certains y voient quelque chose d’extrêmement positif, comme un dénommé oomu qui conclut un texte assez brutal par :
« Avant, on _déconseillait_ de s’intéresser aux Zordinateurs, on méprisait, on insultait, on crachait sur l’outil et ceux qui voyait son utilité finale. Comment pouvait vous croire à une régression quand maintenant tout jeune vit avec ces outils et ne s’étonne plus si certains créent avec ? Y a beaucoup plus d’acceptation maintenant qu’auparavant. L’époque informatique actuelle est meilleure. Avant c’était tarte ».
Un autre contributeur, que je connais sous le nom de A_, reprend à son compte l’idée d’une passivité croissante face aux outils, qu’il constate sur les forums :
« Pour se rendre compte de la passivité des générations actuelles il suffit de visiter des sites communautaires d’entraide comme Clubic, commentçamarche, hardware-fr, 95% (oui au pif, parce que je le veau bien) des questions sont posées des ados dont les questions sont solubles en moins de deux minutes avec Google en prenant deux trois mots clefs de leurs messages et la première page de résultats ».
Cette observation (difficile à démontrer) m’a rappelé un de mes étudiants, bon programmeur, qui se reconnaîtra sans doute et qui travaille en permanence avec une fenêtre de discussion en direct ouverte. Pendant qu’il rédige son code, il questionne un de ses amis qui a déjà eu à résoudre les problèmes sur lesquels il travaille : « ça ne marche pas, qu’est-ce que je fais ? ». Cette méthode s’avère très efficace, l’information circule à toute vitesse, les compétences se complètent et l’expérience des uns profite aux autres. Là, on est on est vraiment très loin de l’expérience du passionné solitaire de micro-informatique que j’ai été qui s’abimait les yeux sur son Sinclair ZX81 et qui lisait et relisait le manuel du langage Basic4. Pour le coup, je pense que les jeunes gens qui ont un compte FaceBook, qui utilisent MSN ou les textos depuis leur enfance ont une approche naturelle et parfois quasiment symbiotique de ces outils, de leur manipulation technique comme de leurs règles non-écrites. Cette manière de mutualiser la compétence a un petit côté Village des damnés, récit dans lequel les enfants d’un village, nés au même moment dans des conditions mystérieuses, profitent collectivement des connaissances individuelles : lorsque l’un d’entre eux a résolu un problème, tous s’avèrent capables de le résoudre à leur tour.
On peut supposer que cette génération est en train de débarquer sur le marché de l’emploi avec une aptitude très élevée pour le travail collaboratif, non pas selon le modèle des bâtisseurs de cathédrales (tous ensemble pour créer un unique monument), modèle qui est celui de Wikipédia par exemple, mais sur le modèle de la collaboration entre individus qui se rendent mutuellement service en formant un réseau informel et amical.
Il s’agit sans doute d’une évolution positive (entraide, lien social) qui favorisera dans le monde du travail, à une échelle peut-être radicalement nouvelle du fait des canaux par lesquels cela passe, des stratégies individuelles de coopération telles que les éthologues les observent dans la nature (je cesse de t’épouiller si tu ne m’épouilles jamais, etc. — la littérature évolutionniste regorge de ce genre de choses). Seront favorisés ceux qui sauront se montrer généreux de leur temps ou de leur savoir à bon escient et en acceptant les règles qui ont cours dans les réseaux sociaux virtuels. Le fait de soigner son image publique sur Internet sera aussi une donnée très importante.
Cory Doctorow, auteur de science-fiction (entre autres) imaginait dans son roman Dans la Dèche au Royaume Enchanté une société future où la monnaie a été remplacée par la popularité sociale, qui se quantifie comme on dénombre ses « amis » sur Facebook, ses « followers » sur Twitter ou comme on estime son pourcentage de fiabilité sur les sites de vente entre particuliers.
Certains tirent de mon interview une conclusion désabusé, comme Félix Potuit, contributeur à Wikipédia, qui explique sur le « bistro » de l’encyclopédie contributive :
« L’économie libérale est parvenue à ses fins : créer des générations entières de consommateurs décérébrés. On leur branche les prélèvements automatiques sur leur compte à la naissance, et toute leur vie, ils baignent dans la pub, le bruit, le jeu vidéo, l’image de synthèse et le Red Bull, et ils payent pour ça. Ils mourront avant même de s’apercevoir qu’ils avaient un cerveau et qu’ils auraient pu s’en servir. Des poulets de batterie, exploités par une petite caste de milliardaires. Brave new world ! ».
Excessif et injuste sans doute (espérons), mais fougueusement exprimé.
Si l’on considère tous les commentaires qui ont été faits, on remarquera un fait sans doute malheureux : sauf erreur ou exception, il semble qu’aucun représentant de la génération des « digital natives » n’ait ressenti l’envie de participer au débat. J’ai évoqué un peu ces questions verbalement avec des étudiants, hier, et il m’a semblé percevoir un léger embarras, peut-être chez certains l’impression que mon propos constitue une forme de reproche généralisé — ce qui n’est évidemment pas le cas, il n’y a aucun reproche ici, mais au contraire une certaine inquiétude en constatant que les outils numériques sont de plus en plus verrouillés et rendus inaccessibles à l’amateur par l’industrie qui y trouve son compte (de même qu’elle préfère que les gens ne sachent plus cuisiner) mais aussi parce que la tendance vers le confort et la facilité est une évolution naturelle de toute technologie. Ce n’est pas parce que nous étions malins que nous programmions en Basic en 1985, c’est surtout parce qu’il n’existait rien d’autre à faire sur un ordinateur.
Le fait est que notre monde numérique va se simplifier en apparence et se complexifier en arrière-plan : traçabilité, surveillance, objets intelligents (à quand le frigo qui nous menace de procès, comme chez Philip K. Dick ?), solutions commerciales propriétaires (Apple, Nintendo, Amazon,…). Nous ne verrons qu’une toute petite partie de l’iceberg alors même que nos existences dépendront de plus en plus de solutions technologiques sur lesquelles nous n’aurons aucune prise.
C’est pour cela qu’il me semble important d’être le plus possible conscient du fonctionnement des choses, de se prendre en mains. C’est ce que j’essaie d’appliquer en tant qu’enseignant : mes étudiants ne vont pas (ou pas tous) devenir programmeurs, mais j’essaie de leur apprendre qu’il n’y a rien de magique dans l’informatique ou dans un service en ligne, qu’il est à la portée de chacun de fabriquer un logiciel ou que le micro-ordinateur est un outil fantastique avant d’être un média interactif. Dans bien d’autres domaines, nous nous faisons ou nous nous sommes déjà fait priver de notre savoir-faire. Je m’inquiète pour ce champ précis parce que j’ai un modeste recul historique, mais le problème de l’autonomie existe dans bien d’autres domaines pour lesquels je n’ai pas de compétence : bricolage, couture, cuisine…
Quoi qu’il en soit, je ne me pose pas en juge de qui ou de quoi que ce soit et je ne cherche pas à donner de leçons, j’essaie juste de comprendre dans quelle direction le monde change, depuis mon petit bout de lorgnette et en profitant de mon expérience personnelle.
En complément à ce débat, on peut écouter l’émission du 12 février de Place de La Toile (France Culture) où Anca Boboc, sociologue chez France Télécom, parle du mythe de la génération des « digital natives » et du rapport que les jeunes gens concernés ont avec la vie professionnelle et la vie privée. On y apprend entre autres que les jeunes de la génération « Y » sont souvent amenés à devenir des utilisateurs avertis des outils numériques parce que l’on croit qu’ils sont des utilisateurs avertis : « on leur met une étiquette et on les pousse à respecter cette étiquette ». Dans la première partie de l’émission, on peut aussi écouter André Gunthert qui traite de la mutation de la photo de famille.
- un fac-simile sur le présent site, une version sur le site de Libération et une autre, assortie de corrections, sur celui de Écrans. [↩]
- Par exemple : Gros Pixels, Solutions de Continuité et Veille et Analyse TICE. [↩]
- Avec mauvais esprit, je dirais que de nombreux « philosophes médiatiques » ont bâti leur carrière sur l’autorité que leur donnent les médias de masse. [↩]
- Les ordinateurs personnels ont longtemps été fournis avec un langage de programmation intégré, mais aussi avec un manuel d’apprentissage de ce langage de programmation. Aujourd’hui les choses s’acquièrent séparément puisque la programmation n’est plus du tout l’usage premier des ordinateurs personnels. [↩]
21 Responses to “Service après-après-vente”
By Christian Fauré on Mar 13, 2010
J’ai pas encore lu mais je tenais à dire que j’aime bien ces images en cinémascope qui prennent bien toute la largeur de la page :-)
By Christian Fauré on Mar 13, 2010
çà y est j’ai lu.
Juste une remarque pour dire que ceux qui sont habitués aux réseaux sociaux et à l’IM (comme ton développeur) vont avoir une grosse surprise en arrivant en entreprise.
By Jean-no on Mar 13, 2010
@Christian : mais ne penses-tu pas que les entreprises vont devoir s’adapter à ces nouvelles pratiques, du coup ? J’ai lu quelque part que la CIA lançait un Facebook interne par exemple !
By Julien on Mar 13, 2010
Bel article, j’aime bien la référence au Village des damnés mais j’ai deux critiques. Une petite d’abord : on a désormais un choix vertigineux de langages à sa disposition, dont beaucoup sont déjà installés (sous Linux ou Mac OS on en a des dizaines pré-installés, et même sous Windows on peut écrire des scripts batch ou du Javascript !) mais c’est vrai que ne plus être confronté directement à une invite du BASIC fait que ces langages sont désormais presque inaccessibles.
Le deuxième point : évite de citer Doctorow, c’est un imbécile et un écrivain exécrable qui ne vaut pas mieux que les philosophes médiatiques de ta note 2 ; c’en est même un descendant direct. Et justement, convertir la notoriété en argent est justement un problème pour l’instant non-résolu : Facebook est gigantesque mais aussi un goufre financier ; Google a touché le pactole mais en se transformant simplement en régie publicitaire ; un rappeur comme Ghostface Killah (je crois) qui a des centaines de milliers d’amis sur Myspace ne vend que quelques dizaines milliers de son dernier album…
By Jean-no on Mar 13, 2010
@Julien : sous Windows, tu remarqueras que le Quick Basic a été abandonné. C’était un langage complètement inutile mais pour moi c’est un symbole de la fin d’une époque, notamment pour Microsoft qui a connu le succès d’abord avec son portage du langage Basic sur de nombreuses machines. Note que je déteste le Basic :-)
Mais bon, ce qui change, donc, c’est qu’à une époque, on achetait son ordinateur avec un gros livre consacré au langage Basic (ou au Forth, pour une machine dont le nom m’échappe à présent). Ce n’est plus le cas : les possibilités sont à présent infinies – on peut installer Python, un compilateur C++ ou n’importe quoi sur son ordinateur en trois clics et on dispose même d’outils pré-installés, mais si on ne le sait pas déjà, on n’en profite pas forcément. La force du Basic c’est que malgré les différences entre les implémentations, le langage était tellement généralisé que des journaux grand public comme Science & Vie proposaient du code Basic…
Sur Doctorow, je n’ai pas d’avis tranché. Je n’ai pas détesté Dans la dèche au royaume enchanté, mais l’honnêteté me force à avouer que le marque-page est resté au premier tiers du livre jusqu’à ce jour. Note que chez lui, la notoriété ne se convertit pas en argent, elle est la seule monnaie, dans un monde de surabondance où on ne peut plus vieillir et où la seule chose difficile à éviter est l’ennui.
By Jean-Michel on Mar 13, 2010
Ce qui m’embête par moments ce sont ces personnes qui se définissent sincèrement comme geek, sous prétexte qu’ils passent 3-4 heures par jour sur des réseaux sociaux, des plates-formes de téléchargement. Je pense qu’on a pas forcement s’affubler d’un quelconque qualificatif excessif pour se définir au sein d’une pratique particulière. Ainsi, le basculement des termes tels que nerd ou geek s’appliquant désormais aux « branchés » est l’un symptôme de la transformation des Digital Natives en Naives. Si ces derniers opèrent avec les mêmes « armes », l’utilisation qu’ils en font est loin d’être la même.
Pour reprendre la métaphore des garagistes, prise ça et là comme contre-argumentaire à ton interview, je pense qu’il y a toute une série de choses à imaginer qui n’ont pas forcement à aller jusqu’au Tuning façon Pimp My Rid.
By Christian Fauré on Mar 13, 2010
Je partage la remarque de Jean Michel sur la différence entre geek, nerd et « branché » je crois qu’elle est très juste.
Sinon Jean No, oui çà va changer .. on attend qu’ils arrivent en masse pour gueuler :-)
By Jean-no on Mar 13, 2010
Ce que dit l’ami Laurent sur le forum d’Écrans : il va falloir nous lâcher avec les geeks. Le moindre pékin qui a un ordinateur ou une console de jeux se déclare geek. C’est une mode comme les converse ou les jeans slim et ça ne veut rien dire, si tant est que ça ait jamais voulu dire quelque chose. Les geeks c’est François Fillon, c’est Beauf 2.0.
By A_ on Mar 14, 2010
Entre poser une question et obtenir sa réponse il y a un monde :
– Avec FB/MSN/Irc c’est bien si les personnes sont disponibles et de bonne humeur, on peut obtenir des réponses à des questions faciles et pas trop spécialisés plus ou moins rapidement.
– Avec les forums d’experts ou d’entraide c’est l’inverse, il faut éviter les questions trop générales ou trop basiques sous peine de se faire jeter violemment, et surtout ne pas être trop pressé.
Le problème de cette démarche est qu’on dépend de la bonne volonté des interlocuteurs, qu’elle induit un décalage important incompatible avec un travail en entreprise, tous juste pour un devoir à la maison et casse-gueule en TP pour un étudiant. Mais surtout elle traduit une incapacité à se débrouiller seul, à lire une FAQ, lire un manuel, lire l’aide du logiciel, faire une recherche même simple sur Google.
Contrairement à votre analyse il ne se créé aucune mutualisation des compétences, mais seulement un lien de dépendances vers ceux qui savent. Il n’y a pas d’enrichissement, c’est aussi vite demandé, utilisé qu’oublié.
By Jean-no on Mar 14, 2010
@A_ : je ne sais pas si une mutualisation des compétences est effective, mais elle me semble forcée d’exister à terme, suivant les lois finalement assez mathématiques qu’étudient les spécialistes du comportement animal (dont humain). Par exemple quelqu’un qui pose constamment des questions sans faire preuve d’un savoir-vivre ou d’un respect élémentaire (sans chercher un peu, en s’adressant aux autres de manière trop cavalière et en ne rendant jamais rien à la communauté) usera rapidement la bonne volonté générale et recevra des réponses agacées puis pas de réponses du tout. Si l’on veut pouvoir compter sur les autres dans ce genre de domaines, il faut savoir renvoyer l’ascenseur à son tour.
À la rigueur, un lien de dépendance unilatéral envers ceux qui savent, comme vous dites, peut se concevoir dans le cas où « ceux qui savent » se sentent suffisamment valorisés par cette relation, s’ils en tirent un prestige symbolique, une aura d’expert…
By Alex' on Mar 14, 2010
@Christian Fauré: comme le dit Jean-no, les entreprises s’adaptent justement à ces nouvelles pratiques.
Microsoft a d’ailleurs développé une version de MSN à la sécurité renforcée, spécialement destinée aux entreprises (pour un usage interne, avant tout – mais je crois que ça permet aussi de communiquer avec l’externe).
Concernant le terme « geek » qui est aujourd’hui dévoyé, je rejoins la plupart des commentaires faits ici.
Mais j’aimerais poser une question: le geek, le vrai (pas le branché qui surfe sur la tendance) doit-il nécessairement se définir par des connaissances techniques pointues (du type programmation) ? Ou peut-il se contenter d’une culture générale en la matière, en compensant par d’autres domaines ?
J’ai l’impression que du fait de l’origine du terme – fortement liée aux progrès techniques de l’informatique – les puristes restreignent le champ de la définition à un savoir très technique.
Or, à mon sens, il peut y avoir d’autres formes de geeks, qui transportent une autre forme de savoir (voir les tentatives de magazines « culturels » qui se développent autour du jeu vidéo, comme IG Magazine).
Sinon – et pour transposer cela dans un autre domaine – ce serait un peu comme dire que le savoir que tout amateur de cinéma aurait pu accumuler en la matière est vain tant que cela ne touche pas à la réalisation technique de films…
Enfin, en tant que « digital na(t)ive », je souscris au constat dressé ici.
Et je ne pense pas vraiment y échapper, même si j’essaie d’en savoir un minimum pour demeurer libre dans mes choix.
Malgré tout, je pense aussi qu’il faut savoir garder une certaine forme de recul. Comme le fait très justement remarquer Jean-no, ce à quoi on assiste ici est un problème récurrent (qui aujourd’hui sait vraiment comment marche une voiture ? qui serait capable de faire ses propres vêtements – de qualité équivalente à ce qu’on trouve dans la première boutique du coin ? tout ça tout en ayant suffisamment de temps à côté pour son travail, sa vie privée etc.). Cela ne procède pas juste de la bêtise des gens ou de l’absence d’intérêt pour la question. C’est un problème de gestion du temps et des ressources.
Les domaines de connaissances étant nombreux et les choses se complexifiant, il est aujourd’hui impossible de savoir ne serait-ce que le minimum vital sur tout ce qu’il faudrait savoir pour agir avec son entier libre-arbitre.
Selon ses centres d’intérêt et les besoins de sa vie courante, chacun établit donc sa liste de priorités et alloue des ressources +/- importantes à tel sujet.
Votre liste met forcément en avant davantage ces questions liées aux NTIC, étant donné votre activité et vos centres d’intérêts.
Mais même si l’informatique et les TIC prennent une place croissante dans nos vies et nos sociétés, elles ne résument pas l’ensemble des questions qui se posent à nous aujourd’hui.
Dieu merci, il y a d’autres domaines d’expertise qui sont encore utiles pour réfléchir sur le monde – et dans lesquels d’autres sont alors peut-être plus compétents.
Tout ça me rappelle un échange de mails que j’avais eu avec Richard Stallman: certes, il est important de donner aux gens des pistes de réflexion sur le sujet, de nourrir leur curiosité, ainsi que de les doter des outils de base leur permettant d’exercer leur sens critique.
Mais il ne faut pas perdre de vue que leur vie est déjà bien remplie par quantité d’autres choses.
Toute la difficulté, c’est donc de définir ce bagage minimum à inculquer aux gens dans chaque domaine – bagage qu’ils amélioreront ensuite selon leurs besoins et envies.
Je trouve que le succès d’Apple résume très bien ce à quoi on est en train d’assister avec les « digital naives »: leurs produits marchent car ils offrent au grand public un accès simple à des choses qui, jusqu’alors, demeuraient trop obscures pour le commun des mortels.
La contrepartie, c’est que l’accès offert est simplifié et limité: je ne peux pas faire tout ce que je veux comme sites internet avec iWeb, par exemple.
C’est un « trade-off », comme on dit. Et je pense que ça pas mal de gens, plus ou moins consciemment, l’acceptent: entre ne pas pouvoir utiliser un outil pour exercer sa créativité à cause d’une certain degré de connaissance technique nécessaire, et la possibilité de s’en servir malgré tout en contournant la technique au maximum (avec les limitations intrinsèques que cela impliquera nécessairement), je pense que le choix est vite fait pour l’utilisateur lambda.
Il préfère de loin appauvrir son champ des possibles dans un domaine donnée plutôt que d’en être totalement exclu.
Et qui sait si après il ne fera pas l’effort de combler ses lacunes techniques – là où l’obligation d’en passer d’abord juste par la technique aurait pu le rebuter à tout jamais.
Et puis les contraintes – pour peu qu’on en ait conscience, du moins – peuvent aussi être structurantes et permettre de guider la création et d’aboutir à des choses intéressantes. Mais tout cela, André Gide le disait mieux que moi.
Tout ça pour dire que je pense qu’il n’y a pas que du mauvais là-dedans: la simplification a aussi permis d’ouvrir ces outils (certes de manière cadrée et limitée, mais c’est mieux que rien) à des gens qui y auraient peut-être été à jamais étrangers sinon, et pour lesquels la technique était clairement une barrière à la créativité (il me semble, en effet, la créativité n’exige pas nécessairement une maîtrise technique préalable pour apparaître – même si ça dépend bien évidemment des cas… et que je peux me tromper ;)).
By Jean-no on Mar 14, 2010
@Alex’ : à l’origine, le geek est quelqu’un qui a une obsession pour un sujet. On peut être un « gardening geek » ou un « cooking geek » autant qu’un « computer geek » -> l’acception que l’on retient à présent généralement du mot « geek ». Il est vrai que par extension est née une « culture geek », observée très tôt (je suis tombé sur des écrits sociologiques d’il y a trente ans qui associent passion pour les nouvelles technologies et goût pour la SF et/ou les jeux de rôles et/ou les comics et bien sûr les jeux vidéo. Quoi qu’il en soit, le mot « geek » se réfère à une passion un peu obsessionnelle (l’étymologie de geek a un rapport avec la folie), et c’est un contre-sens de l’employer pour parler de quelqu’un qui est juste consommateur de high-tech, comme François Fillon, qui se décrit comme ceci : « Je suis un vrai « geek ». Je veux essayer toutes les nouveautés. En ce moment, j’utilise principalement un iPhone 3G, un Nokia, un iPod nano et, côté photo, un Nikon D700 et un Panasonic Lumix » (il pourra se recycler comme vendeur à la Fnac ou chez Darty).
Il est amusant que le terme soit devenu « sexy », le geek archétypique étant par définition non-désirable : accaparé par des préoccupations qu’il ne peut communiquer qu’avec ses congénères, réputé avoir une hygiène de vie douteuse et préférant rêver de Red Sonja que de connaître de vraies filles.
By Jean Paul Jacquel on Mar 14, 2010
Il me semble que la question des digital natives ne peut-être écartée au seul motif d’une ignorance technologique. Aucune génération n’a vu se développer un engouement généralisé pour une technologie suivi d’une prise en main massive de la dite technologie. L’allusion à l’automobile faite dans un commentaire sur Libé me paraît convenir. Tout le monde ou presque conduit une voiture mais ceux qui savent et comprennent e qui se passe dans le carburateur ou qui peuvent situer la chaîne de distribution sont rares.
En tant que responsable d’une bibliothèque scolaire j’ai le bonheur d’observer quotidiennement les agissements des geeks qui confondent postes de consultation et organismes informatiquement manipulables. Donc je témoigne : il en existe mais ils ne représentent qu’une minorité… et c’est à eux que je m’adresse quand mon PC a des vapeurs.
Par contre je suis tout à fait d’accord pour constater que beaucoup utilisent des outils dont ils connaissent mal le mode d’emploi, la puissance et les risques. Il y a une discussion permanente sur leur rapport avec la vie privée mais l’usage même de Google ou de la wikipedia, est souvent rudimentaire.
Cette génération et celle qui vont suivre sont nées dans un environnement aux technologies spécifiques mais leur familiarité avec ces outils n’est pas une maîtrise. Je crois que les années de formation devrait leur permettre d’apprendre à tirer profit de ces instruments et d’internet en général. Ça a été le cas a de multiples reprises dans le passé. Cependant l’école, le collège et le lycée n’y sont pas du tout. Quand la technologie est présente – ce qui reste encore trop rare – la pratique n’y est pas. Internet met à disposition une masse énorme d’informations et la difficulté reste de s’y orienter. En face de cela la technique pédagogique reste centrée sur le discours professoral et et rien n’autorise, n’incite ni ne stimule la curiosité de l’élève. Et plus les usages socio-économiques du réseau changent plus le différentiel s’accroit.
C’était là (avec le plaisir de signaler que la méfiance que l’on exige face à Internet pourrait s’apprendre avec l’aide de la presse écrite ) l’objectif de mon billet sur solution de continuité – merci, au passage, de l’avoir cité. J’avoue aussi avoir été agacé de la façon invraisemblable dont votre interview s’est diffusée sur le net à l’appui, non seulement d’une conviction que je ne partage pas, mais surtout de cette forme de pensée techno-catastrophiste qui sévit fort ces temps-ci.
Un dernier mot : la traduction littérale du titre original du « village des damnés » c’est « Les coucous de Midwich ». Cela me semble amusant d’envisager les digital natives comme des coucous venant s’installer dans le nid technologique que nous leur avons préparé. Si on ajoute que ce titre et quelques allusions au cours du roman laissent entendre que ces gamins sont en fait l’avant-garde d’une invasion extra-terrestre cela permet aussi de voir en notre belle jeunesse une horde d’aliens ce qui, sans nul doute, ravirait les technos-apocalypsistes dont je parlais à l’instant.
@julien : je ne suis pas un philosophe médiatique mais un prof de base pédagogiquement mal-content d’où le blog. Je disais ça pour éviter de me faire traiter d’intellectuel. On a sa dignité, n’est-ce pas?
En plus j’aime bien Doctorow. Il écrit un peu comme ci-comme ça mais il a des idées intéressantes. Et puis il ne faut pas tout lui mettre sur le dos. Il y a aussi un traducteur qui n’est pas blanc comme neige dans l’affaire.
By Jean-no on Mar 14, 2010
@Jean-Paul Jacquel : je crois bien que je ne suis pas un techno-catastrophiste, je suis en fait surtout obsédé par la notion marxiste de la prolétarisation, c’est à dire de la privation de savoir-faire, et du drame psychologique que ça constitue et dont la philosophie comme la neurologie ont étudié le caractère néfaste : on ne peut avoir d’existence individuelle que dans la capacité à se prendre en mains (fabriquer, penser, se déplacer). Personne ne veut vivre comme un cochon qui attend qu’on lui envoie ses épluchures, alors que la « main invisible du business » (que personne ne maîtrise) ne cherche pas autre chose que des rentes, des travailleurs et des consommateurs interchangeables et des solutions automatiques et toujours moins coûteuses.
Appartenant à la génération qui a vu arriver la micro-informatique – outil d’émancipation s’il en est -, je crains de la voir transformée en un loisir exclusivement consumériste, d’où mes positions.
By Jean Paul Jacquel on Mar 14, 2010
Aïe ! Je me suis encore mal expliqué. Je vous assure que je ne vous ai jamais pris pour un techno-catastrophiste. Je voulais juste dire que j’avais vu votre interview diffusé dans toutes les directions par des gens qui, eux, le sont. Je crois que l’on appelle cela de la récupération.
Vous avez raison de dire que l’individu doit maîtriser son destin. Je pense cependant que ce n’est pas une aptitude naturelle que la société et/ou l’économie inhiberait. C’est le rôle des éducations de la développer et de l’armer. Là où, à mon sens, vous faites fausse route c’est que le problème est moins la maîtrise de l’objet ordinateur que celle de l’information. On peut très bien être initié aux subtilités de la carte graphique et limiter son horizon d’approche du monde au JT de 20h.
Appartenant à la génération qui a vu arriver la télé – remarquable outil de contrôle social entre les mains de l’État – je peux vous assurer que l’attitude de soumission du téléspectateur moyen me fait furieusement penser au cochon auquel vous faites allusion.
Voilà ce sur quoi nous ne sommes pas d’accord. Pour le reste je voudrai vous assurer que ce qui m’a géné dans cette affaire c’est moins votre propos que la récupération qui en a été faite.
By Jean-no on Mar 14, 2010
Ah mais je ne prenais rien pour moi, je me demandais à moi-même si j’étais techno-catastrophiste :-)
La maîtrise de l’information n’est pas une petite question et là, je ne suis pas complètement inquiet pour les générations à venir, ou plutôt, pas plus que d’autres générations. Je connais des gens de tous les âges qui confondent Windows, Internet, Firefox et Google, ou qui maginent que Wikipédia a un caractère officiel (je promeus ce projet d’encyclopédie mais je suis parfois inquiet en voyant ceux qui l’utilisent à mauvais escient et sans en comprendre le mode de fabrication).
Savoir installer un driver de carte graphique est sans doute une opération dont on peut se passer, mais comprendre ce qu’il y a derrière un logiciel, savoir qu’on peut en fabriquer ou en modifier soi-même, savoir qu’il n’y a pas de magie là-dedans, me semble bien plus important. Il est important aussi de savoir qu’on peut fabriquer de l’information, et pas seulement en être le récepteur passif ou le spectateur qui a eu la chance d’être là avec son téléphone-caméra au moment où une catastrophe est advenue.
La télévision a été verrouillée dès ses débuts puisqu’il s’agissait d’une industrie très lourde : créer les images, les émettre,… L’ordinateur individuel a au contraire permis de démocratiser subitement un moyen de production quasi-universel, et Internet est quand à lui devenu en un rien de temps un média lui aussi personnel : je peux créer ma chaine de télé en ligne si je veux… Sauf que les opérateurs télécom (au sens large, en incluant par exemple Apple et sa politique de diffusion d’applications iPhone) ont une tendance à vouloir maîtriser ce qui passe dans leurs tuyaux (ils veulent que ça leur coûte peu et que ça leur rapporte) et que les états ont la même tendance pour des raisons de contrôle plus politique. L’un dans l’autre, nous nous trouvons dans une période de crise et de possible diminution des libertés. Le recul de ceux qui ont observé les évolutions des médias et des technologies est forcément important, de même que la capacité à prendre le contrôle des objets « intelligents » et « communicants » qui nous environnent de plus en plus. La technologie n’est pas la seule chose qui compte mais elle n’a rien de négligeable et du reste, elle conditionne énormément l’information, sa circulation et sa réception.
By max boy on Mar 14, 2010
@A_ je ne suis pas d’accord avec votre analyse, il y a à mon avis une différence entre ne pas lire l’aide et vouloir se servir d’un logiciel pour un usage spécifique pour lequel la direction à chercher n’est pas évidente. Tous les usages relévent d’une compétence qui ne s’accquiert pas seulement dans les ouvrages et qu’il est parfois dur à assimiler.
C’est à mon avis assez comparable aux mathématiques et peut être plus visible au premier abord (beaucoup de gens prétendent être nul en maths, contrairement à l’informatique où beaucoup de gens prétendent plus ou moins à tort être fort). Par exemple vous pouvez avoir du mal à comprendre comment vous allez calculer des rapports de proportionnalité (niveau primaire, la régle de trois qui pose tant de mal à l’ancien ministre de l’éducation) et la lecture de livres (le mode d’emploi des maths en gros) ne va pas forcément vous aider. Un forum pourra alors vous aider mais encore faudra-t-il bien le cibler, et trouver des gens qui sont prêts à perdre du temps pour vous aider (et il y en a, les gens sont sympas souvent). Par contre si tous les gens du forum ne posent des questions que sur la manière résoudre des équations différentielles aléatoires à n variables (ce qui constitue aussi un problème difficile même en présence du mode d’emploi) vous risquez de vous faire jeter.
Ce qui est sur c’est que si vous voulez juste qu’on vous résolve votre exercice, les gens ne vous aideront car ils vous fourniront les pistes pour réussir. Par contre je vous rejoins sur le fait que ça n’est au final que complémentaire à d’autres outils, google par exemple.
By Alex' on Mar 14, 2010
Je suis tout à fait d’accord avec cette définition du geek; mais elle ne répond pas entièrement à ma question – qui était, si j’essaie de la simplifier et de l’appliquer à un domaine restreint comme le jeu vidéo: « celui qui est obsédé par la technologie derrière tel ou tel jeu et son moteur graphique est-il plus geek que celui qui est obsédé par les mécaniques de gamedesign, dans laquelle la technique a moins d’importance que d’autres connaissances (sur la psychologie du joueur etc.) ? »
J’ai l’impression que parmi ceux qui regrettent – à juste titre – l’emploi du mot geek à toutes les sauces, il y a une forme de repli sur les savoirs avant tout techniques.
Et il me semble que c’est aussi un risque d’appauvrissement.
By Jean Paul Jacquel on Mar 15, 2010
Merci pour cet échange de point de vue (j’ai laissé en suspens le débat hier pour cause d’activités dominicales). J’ai vraiment apprécié l’honnêteté avec laquelle vous avez commenté votre interview. Ce n’est pas si courant dans le monde du blog.
Ce qui m’a étonné au début dans notre discussion c’est la totale orthogonalité de nos propos. Nous ne parlons manifestement pas de la même chose. Est-ce votre domaine d’activité qui vous rend plus sensible aux structures et aux objets quand le mien s’adresse aux flux et à l’information en tant que communication. La raison est-elle dans notre différence d’approche idéologique (au sens positif du terme). J’ai cru un moment que le fait que nous enseignons tout deux aurait fait converger les analyses, ce ne fut pas le cas.
Je voudrais juste en conclusion vous suggérer un fait à interroger . Vous remarquez, à juste titre, qu’aucun de vos étudiants n’a réagi à votre blog. En fait, ils sortent d’un système éducatif où la parole professoral est le dernier mot, ils ont suivi une formation qui repose plus sur la connaissance que sur l’intelligence et ce qu’ils savent d’internet, des blogs, de Facebook, de Twitter ils l’auront découvert par eux-même ou par leurs pairs, éventuellement par des parents un peu branchés. Lorsqu’ils seront, comme vous et moi, considérés comme des adultes dans la structure économique où ils travailleront, alors ils utiliseront différemment ces instruments. Mais il ne faudra pas compter sur l’entreprise ou le service public pour leur donner le goût et l’habitude de la parole libre.
Merci encore pour cette intéressante discussion, je vous en laisse le dernier mot.
By Stéphane Deschamps on Juil 27, 2013
Dis voir Jean-No, tu sais où on peut écouter l’émission de France Culture, trois ans après ?
(Question, donc du geek assisté qui ne verse rien en retour)
(À y bien réfléchir et vu le nombre de fois où je tweete sur tes articles, ça commence à ressembler à l’analyse de Cory Doctorow, c’est marrant, tiens)
By Jean-no on Juil 27, 2013
@Stéphane : Non, je ne sais pas, à un moment France Culture enlève les fichiers, et là, c’est perdu.