Profitez-en, après celui là c'est fini

Nouveau chapitre

janvier 23rd, 2023 Posted in Après-cours, Personnel | 1 Comment »

(Avertissement : les lignes qui suivent n’ont aucun intérêt ! L’information importante est que je quitte l’Université Paris 8 en août prochain)

C’est le jour de mon mariage, le 11 avril 1992, que le parrain de mon frère, Bruno Koper, m’a parlé de l’Université Paris 8 où il donnait un cours au sujet du graphisme polonais. Il m’a dit que ce serait un lieu particulièrement accueillant pour moi, connaissant mon parcours un peu atypique.

La salle A-1-175, où je donne cours depuis 1998. Cette année-là, afin de donner un peu de lustre à l’enseignement supérieur à Saint-Denis, où se tenait une coupe du monde de football, une partie de l’Université a été réaménagée, et notamment cette salle, crée quelque part dans l’ancien emplacement de la bibliothèque.

Quelques années plus tôt, en effet, au lieu d’aller au lycée général, je suis entré dans un Lycée professionnel, pour préparer un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) et non le baccalauréat — diplôme que je n’ai donc pas. J’étais malgré tout entré dans l’enseignement supérieur, ayant été accepté aux Beaux-Arts de Paris, avec beaucoup de chance d’ailleurs car l’année suivante, il devenait obligatoire d’être bachelier pour pouvoir passer le concours1.
Je n’étais pas très bien aux Beaux-Arts, trop timide pour me faire une place dans l’atelier, trop orgueilleux pour m’intéresser à l’opinion de mon chef d’atelier (Pierre Carron), je peignais chez moi et je venais surtout à l’école pour fréquenter les ateliers techniques, notamment la taille-douce, et pour le cours de morphologie de Jean-François Debord, que je n’ai jamais raté et que j’ai continué à suivre année après année. Bon, bref, je n’étais pas certain de mon avenir aux Beaux-Arts, j’avais épuisé tous mes reports du service national, j’avais une petite fille de deux ans, il fallait que je me trouve un futur.

Alors l’Université, pour devenir prof de collège ou de lycée, pourquoi pas. Je suis allé voir le cours de Bruno Koper, qui m’a fait visiter un peu les lieux. Quelques mois plus tard j’ai passé un petit examen réservé aux non-bacheliers, que j’ai réussi, et j’ai pu devenir étudiant à Paris 8. La chronologie de cette période n’est pas très claire pour moi car je ne sais plus exactement quand j’ai effectué mes vingt mois de service national2, mais une chose est certaine : un jour j’ai eu ma carte d’étudiant à Paris 8. J’y ai suivi des cours très variés : sociologie de l’art, chinois classique, scénographie, etc., et puis je me suis inscrit, un peu par curiosité3, aux cours liés aux nouveaux médias, notamment ceux d’Aline Giron, Fabien Lagny, Liliane Terrier et Jean-Louis Boissier. Par un hasard incroyable, j’avais pour voisin Jean-Marie Dallet, qui a rejoint l’équipe à l’époque et que j’ai officieusement assisté : je ne faisais que découvrir le champ des nouveaux médias en art, mais j’avais la bosse du code, apparemment, et je pouvais donner un coup de main aux étudiants pour leurs projets.

Rapidement, j’ai été intégré dans une équipe incroyablement dynamique et même assez centrale dans son domaine, et sans rien voir venir, je me suis retrouvé chargé de cours au sein du département d’arts plastiques, et collaborateur du laboratoire esthétique de l’interactivité pour des expositions (la Biennale Artifices notamment), des CD-roms, et autres projets. Internet démarrait pour le grand public et à la même époque j’avais refusé un emploi de développeur au studio Grolier (Hachette) — avoir un minuscule site de trois pages alors que presque personne ne savait que ça existait était un diplôme suffisant pour ça ! —, persuadé que ma charge de cours m’assurerait un revenu correct. Lorsque la première paie est arrivée, dix mois plus tard, j’ai assez brutalement déchanté, mais j’ai continué à donner régulièrement cours. Entre temps, j’ai obtenu un poste sérieux à l’école supérieure d’art et de design d’Amiens.

Au tournant du millénaire, j’avais une grosse activité d’indépendant, j’ai réalisé ou développé une douzaine de cd-roms, je faisais des sites web, j’assistais des artistes, etc., je gagnais un peu ma vie, donc, et j’ai commencé à me lasser un peu du revenu misérable que m’apportaient mes quelques heures hebdomadaires de cours à l’Université.
C’est à ce moment-là qu’on m’a proposé de postuler pour devenir « Maître de conférences associé », un contrat précaire (renouvelable tous les trois ans) mais correctement rémunéré, spécifiquement taillé pour intégrer à l’équipe enseignante des professionnels sans parcours académique4.
J’ai occupé ce poste, régulièrement renouvelé, entre 2001 et 2017 : seize ans. Et puis l’Université a tenté de se défaire des professeurs associés, en examinant nos cas avec un zèle nouveau. Devenu entre temps enseignant à plein temps à l’école d’Art du Havre, j’étais bien trop « professeur » pour pouvoir rester « associé » et on m’a proposé (ainsi qu’à une dizaine de personnes dans mon cas) un contrat d’enseignement et de recherche créé sur mesure, mais assorti d’une certitude : après cinq ou six ans d’un tel emploi, celui-ci ne serait plus renouvelable, car la loi Sapin de 2001 impose une alternative assez raide aux agents précaires du service public soit la titularisation d’office (impossible pour un enseignant à l’Université et c’est bien normal), soit la porte5.
Il y a deux ans j’ai signé l’ultime prolongement de mon contrat.

Une amie et collègue m’a suggéré une ultime possibilité pour pouvoir devenir Maître de conférences à part entière : postuler à la « qualification sur travaux ». Pour dire les choses rapidement, la qualification est la condition sine qua non pour pouvoir devenir maître de conférences, et elle n’est typiquement offerte (et non sans efforts) aux titulaires d’un doctorat. Mais il existe tout de même une exception pour les gens qui ont une activité importante de recherche, qui publient, sont membres d’une équipe de recherche, etc., et c’est la qualification « sur travaux », sans thèse. Qualifié, j’aurais pu candidater à des postes de maître de conférence, sans aucune certitude que ça fonctionne.

Le résultat de ma candidature est tombé ce matin, c’est non. Deux collègues du bout de la France que je ne connais pas (et tant mieux), nommés rapporteurs, ont donné leur avis : mon dossier est irrecevable.

À vrai dire je m’en doutais. En effet, je n’entrais précisément dans aucune case : membre d’une équipe de recherche, oui, mais comme membre associé ; professeur associé pendant x années, oui, mais seulement à mi-temps ; etc.

J’entame donc aujourd’hui — très précisément aujourd’hui même ! — mon ultime semestre à l’Université Paris 8. Et c’est sans aigreur. D’une part, je peux me vanter d’avoir été fermement soutenu à chaque renouvellement (et notamment lorsque l’Université a voulu faire disparaître ces postes de professionnels associés) par les divers responsables du département arts plastiques — Liliane Terrier, Manuela De Barros, Jean-Marie Dallet et Catherine de Smet, ont toute ma gratitude, notamment. Et je dois beaucoup aussi à tous les autres titulaires, qui forment une équipe soudée et toujours amicale. Je pense bien sûr aussi aux étudiants que j’ai eu au fil des décennies — des centaines —, avec qui j’ai parfois gardé le lien.
Bref, c’est terminé, et c’est normal, j’ai bénéficié de bien plus de bienveillance collégiale que bien d’autres et je n’ai pas à me plaindre, tout au contraire. Je ne serai plus désormais que professeur d’enseignement artistique à l’école d’art du Havre et c’est très bien ainsi. Le temps dégagé me permettra de terminer certains projets et de m’investir dans l’association Ateliers Geeks. Je dois avouer que je me sens d’ores et déjà soulagé d’un poids en pensant à tous les mémoires de Master dont je ne vais pas être le directeur l’an prochain, car cette partie de l’activité d’enseignant est pour moi la plus exténuante.

Concrètement, je signale aux étudiants dont je dirige les mémoires qu’ils devront impérativement soutenir lors de la session de juin-juillet, ou à défaut, se rabattre sur d’autres enseignants pour les suivre.
Si j’ai un seul vœu à adresser au département arts plastiques, ce serait que mon support de poste échoie à quelqu’un qui utilise le code informatique comme outil de création, car il me semble que cette préoccupation est loin d’être caduque.

  1. Pour être précis, il existe la possibilité d’intégrer les écoles supérieures d’art sans être titulaire du bac, mais c’est à présent un privilège rarissime. []
  2. J’étais objecteur de conscience, la durée était de vingt mois, alors que pour le service civil elle n’était que de dix mois. []
  3. À l’époque, je voulais être Vermeer ou rien (j’ai réussi !), et j’entretenais un certain mépris pour la plupart des formes contemporaines de l’art. L’idée de mélanger art et ordinateur me semblait particulièrement hérétique, mais je programmais déjà depuis longtemps, et je voyais l’intérêt de ce qu’on nommait alors le « multimédia ». []
  4. Toujours étudiant, j’ai fini par obtenir un D.E.A., soit l’équivalent d’un Master 2 actuel. []
  5. Eh oui, c’est à cause d’une loi contre la précarité des agents publics que je perds un emploi public ! []

Littératures graphiques contemporaines #12 (cycle de conférences)

janvier 17th, 2023 Posted in Bande dessinée, Conférences | No Comments »

Le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines s’est tenu avec succès en 2011-20122012-20132013-2014, 2014-20152015-20162016-2017, 2017-2018, 2018-20192019-2020 (malgré la pandémie, qui n’a provoqué l’annulation que de deux séances), 2020-2021 (en visioconférence) et 2021-2022 à l’Université Paris 8. Au fil des ans, nous avons eu le plaisir de recevoir CizoIsabelle BoinotAgnès MaupréPapier gâchéLoo Hui PhangNine AnticoThomas CadèneSingeonMarion MontaigneBenjamin RennerXavier GuilbertAude PicaultLisa MandelDavid VandermeulenGabriel DelmasLaurent MaffreIna MihalachePochepCharles BerberianGeneviève GaucklerDaniel GoossensPaul LelucNathalie Van CampenhoudtJulien Neel, Delphine MauryÉtienne LécroartClémentine MéloisThomas MathieuJean-Yves DuhooJulie MarohIsabelle BauthianBouletDorothée de MonfreidGilles RochierKekColonel Moutarde, Pauline Mermet, Tiphaine Rivière, Thomas Ragon, Laetitia Coryn, Stéphane Oiry, Sébastien Vassant, Ronan Lancelot, Héloïse Chochois, Aurélia Aurita, Gaby Bazin, Antoine Sausverd, Fred Boot, Appollo, Anne Simon, Gwen de Bonneval, Mélaka, Sophie Guerrive, Jonathan Hagard, Nylso, Jean-Philippe Garçon, Anne Teuf et Marie Dubois.

Il accueille des auteurs qui utilisent l’image pour s’exprimer, généralement aux franges de la bande dessinée (bande dessinée et vulgarisation, bande dessinée et roman, bande dessinée et arts plastiques, film d’animation, etc.), mais aussi des critiques ou des éditeurs. Pour cette douzième année, nous rencontrerons à nouveau six personnes.

Les séances se dérouleront en présentiel ou en visio-conférence.
Le programme provisoire est le suivant :

  • vendredi 27 janvier 2023 : séance d’introduction (facultative)
  • vendredi 10 février 2023 : Hélène Bruller
  • vendredi 17 février 2023 : Pascal Valty
  • vendredi 24 février  2023 Wandrille
  • vendredi 17 mars 2023 : Béhé (à la MSH Paris Nord)
  • vendredi 31 mars 2023 : Natacha Sicaud
  • vendredi 21 avril 2023 : Léa Murawiec

N’hésitez pas à consulter régulièrement cette page pour connaître les dates des interventions lorsque celles-ci seront calées.

Considérant les problèmes de jauge des salles, les séances en présentiel ne pourront a priori pas être ouvertes au public extérieur à l’Université Paris 8. Pour tout renseignement, veuillez m’écrire à l’adresse : jn (chez) hyperbate (point) fr.

L’improvisateur de tissus (1871)

novembre 26th, 2022 Posted in Design, Vintage | 4 Comments »

Le 28 juillet 1871, face à l’Académie d’Amiens, l’ingénieur textile Édouard Gand a présenté ses travaux sur ce que l’on peut considérer comme un des tout premiers exemples — sinon le premier exemple véritable — de design génératif mécanique. Sa conférence a été publiée dans la foulée, et on peut lire l’ouvrage sur Gallica1.

L’auteur commence par dire qu’il avait envisagé d’intituler la première partie de sa conférence Du droit de propager partout la science technologique. Dès sa couverture, le livre signale au lecteur que l’appareil qu’a inventé et que décrit l’auteur n’est pas breveté. Dans le texte il réaffirme que c’est tout à fait volontairement qu’il n’a pas déposé de brevet, voulant juste que la date de sa création soit enregistrée afin d’empêcher quiconque le voudrait de s’arroger le monopole de cette création et que afin les inventions futures qui en découleraient profitent à tout le monde. C’est au fond exactement la philosophie de nos actuelles licences libres2!
Mais ce n’est pas seulement par générosité qu’Édouard Gand renonce à breveter sa machine, c’est aussi parce qu’il jugerait philosophiquement illégitime de le faire, les mathématiques n’appartenant à personne :

« [le tissage étant une] branche toute spéciale des connaissances humaines se fondant sur l’application de principe déterminés, de lois générales nettement définies et pouvant, aussi bien que toutes les autres sciences pratiques, emprunter à l’art de combiner les chiffres, de très curieuses révélations, devait elle-même être considérée comme une science véritable (…) qu’à ce titre elle n’est la propriété exclusive d’aucune nation, d’aucun district, d’aucune ville, et que, conséquemment, nul centre manufacturier n’est autorisé à revendiquer le monopole d’un ensemble de notions longuement et péniblement acquises par le travail persévérant des praticiens de tous les pays. »

Il y a donc peut-être ici l’ambition d’affirmer ingénierie textile comme une science noble, puisque liée aux mathématiques. Le texte expose ensuite de manière pédagogique le fonctionnement des métiers à tisser et ce que sont les différents types de tissage (toile, batavia, sergé, taffetas, satin,…). Il démontre, avec force tableaux de nombres, que ces « armures » (c’est le nom technique) sont réductibles à des progressions arithmétiques.

Dans la représentation des « armures », les carrés noirs montrent les fils de chaîne (la longueur) lorsqu’ils se trouvent au dessus, et les carrés blancs montrent les fils de trame (la largeur) lorsqu’ils passent par dessus les fils de chaîne.

Ma faible connaissance du fonctionnement des métiers à tisser mécaniques et mon manque de familiarité pour le vocabulaire qui leur est associé (mise-en-carte, duites,…) m’empêche de bien comprendre comment le procédé inventé par Édouard Gand est mis en pratique. Je rêverait de voir ce matériel en action — il semble qu’on puisse voir cette machine au Musée des Arts et Métiers.
Je reproduis intégralement les explications qui sont données en légende sous la planche qui montre l’appareil :

Huit gros tubes T en caoutchouc (fig. 1) légèrement tendus sur le long cadre incliné G, sont passés dans des anneaux en cuivre m qui jouent ici le rôle de maillons. Ces tubes simulent les fils delà chaîne. Ils sont attachés à demeure aux barres d d’ qui forment les deux petits côtés du cadre G. Les crayons C représentent la trame dans les figures 1, 2 et 3. 11 suffit de tirer l’un quelconque des petits boulons en ivoire b (fig. 2), et de venir l’emprisonner entre deux broches p (fig. 1) du râteau R, pour : 1° tendre la corde élastique correspondante x, 2° entraîner le maillon soutenu par cette corde, et 3° enfin maintenir soulevé le tube T qui traverse ce maillon, — comme le montre la figure 2. On peut alors introduire facilement à la main un des crayons C ou D (fig. 2 et 4) sous les tubes qu’on aura soulevés ainsi. Ces crayons qui servent de duites, n’exigent point de véhicule, c’est-à dire de navette pour être transportés et placés successivement sous les angles d’ouverture V déterminés dans la chaîne par le soulèvement d’un certain nombre de tubes. Cela simplifie l’opération. D’ailleurs, la rigidité même du bois des crayons contraint les tubes si souples de caoutchouc à proproduire des ondulations très caractéristiques sur et sous les duites passées, et à rendre ainsi très apparent le mode de contexture qu’il s’agit de faire saisir par l’auditoire. Lorsqu’on a inséré un crayon , on dégage les boutons des dents du râteau, et alors les petites cordes élastiques ramènent les maillons et leur tube à leur position de repos initial. Un petit pupitre P, placé dans la partie supérieure de l’appareil, permet de tenir en vue, devant l’opérateur et le public, la carte M sur laquelle, comme je l’expliquerai dans un instant, se trouve indiquée la configuration graphique du tissu qu’on veut exécuter.

Selon l’auteur, le procédé, « basé sur la théorie des nombres premiers et des progressions arithmétiques ascendantes » offre « un nombre infini de combinaisons ». J’imagine que la notion d’infini employée ici est à prendre au sens hyperbolique et non au sens mathématique.
Il explique en tout cas que des permutations permettent d’obtenir des résultats inattendus et intéressants, tout en ne niant pas l’importance de l’expertise des professionnels du domaine, qui seuls peuvent vraiment profiter des créations du Transpositeur, ne serait-ce qu’en les corrigeant : « Parfois aussi il arrive que, parmi toutes les apparitions que donne le Transpositeur, il peut en être quelques-unes qui aient besoin d’une légère retouche de la part du metteur en carte, pour être réalisables sur étoffe ».

Je ne comprends pas totalement le fonctionnement de l’appareil, mais je me demande s’il n’entretient pas une parenté avec les erreurs d’entrelacement des trames vidéo. On dit que les travaux d’Édouard Gand ont rencontré un vif succès lors de l’exposition universelle de 1878 mais j’ignore s’ils ont eu une véritable influence sur l’industrie textile. Auteur d’ouvrages sur le tissage, toujours à l’affût des nouveautés dans le domaine, pédagogue passionné auprès d’un large public à une époque où la transmission du savoir technique relevait plutôt du secret d’atelier, Édouard Gand a été couronné de nombreux honneurs en son temps et donne aujourd’hui son nom à un lycée et à une rue d’Amiens.

Son travail rappelle, s’il le fallait encore, le lien fondamental qui lie la science du métier à tisser et les débuts de l’informatique.

  1. Édouard Gand, Le Transpositeur, ou l’Improvisateur de tissus, Paris éd. Librairie polytechnique J. Baudry, 1871. []
  2. On rappellera que le Daguerréotype, en 1839, a connu un élan généreux semblable : avec l’accord de Daguerre et des héritiers de Niepce, qui ont reçu une pension en compensation, François Arago a, au nom de l’État français, acquis les droits de l’invention de Daguerre afin de les offrir au monde et empêcher qu’ils soient accaparés, permettant le fulgurant développement de la photographie. []

Retour au monde de demain

novembre 20th, 2022 Posted in Non classé | 2 Comments »

Arte diffusait le mois dernier une série nommée Le Monde de demain, qui fait la biographie de trois artistes : le dee-jay Dee Nasty, et les deux futurs Suprême NTM, Kool Shen et JoeyStarr1.
Depuis vendredi dernier, cette série a migré sur Netflix, on ne peut donc plus la visionner gratuitement, mais elle y trouvera peut-être un second public.

Dans Le Monde de demain, on voit l’entourage familial, sentimental et amical des protagonistes, on voit le portrait des gens qui ont croisé leur route (Jean-François Bizot, Nina Hagen, Super Nana, ou même, très discrètement cité, le sociologue Georges Lapassade). L’ensemble constitue une reconstitution convaincante de l’émergence de la culture Hip Hop à Paris et en Seine-Saint-Denis au milieu des années 1980, une grande fresque où figurent Solo, Lionel D, DJ S (le troisième NTM), Lady V, Squat, Bando, Chino, les Ladies Night,…
Le résultat m’intéresse d’autant plus que, comme on dit, j’y étais, et qu’il y a quelque chose d’assez troublant à visionner une reconstitution historique de faits auxquels on a assisté et même, modestement, participé.

En 1984, armé de mon appareil « Kodak Instamatic » (et son format 28×28), j’ai pris des photographies des tout premiers graffitis sur les quais de Seine, signés par les « U3 », un groupe constitué de Bad Benny, Shuck D et surtout, Dee Nasty.

La première chose à dire sur Le Monde de demain, c’est que cette mini-série (six épisodes) est extrêmement bien scénarisée et réalisée (par Katell Quillévéré et Hélier Cisterne), y compris en faisant abstraction de son sujet et du rapport à l’exactitude historique. Les personnages sont bien construits, bien interprétés, aussi, il n’y a pas une actrice ou un acteur qui ne fonctionne pas, il n’y a pas de fautes de goût, et jamais de lourdeurs, tout se fait par petites touches : les histoires d’amour (jamais tartignoles, un vrai exploit, il faut dire que les personnages féminins sont particulièrement forts), la drogue (et notamment la lutte de Dee Nasty contre la rechute : rien n’est dit mais même ceux qui ignorent sa biographie le comprendront, je pense), le fossé qui sépare différents environnements familiaux, sociaux, mais aussi le fait qu’ils pouvaient frayer… La structure générale, qui associe chaque époque et chaque épisode à un lieu emblématique (le Trocadéro, la Grange-aux-belles, le terrain vague de la Chapelle, le Globo, Radio Nova et enfin Saint-Denis) fonctionne très naturellement. En bref, Le Monde de demain est une série hautement regardable, et elle a même, à vrai dire, le goût de trop peu.
La question, maintenant, c’est de savoir à quel point ce qui est raconté est exact. Pas exact dans les faits pris précisément — beaucoup de libertés ont été prises2 —, mais dans l’évocation des années 1980.

Les graffitis sont bien reproduits, mais avec des différences dans le format ou la localisation. À gauche, « Criminal Art » dans la sérié. À droite, une photo que j’ai pris à l’époque.

JoeyStarr, qui a été consulté pendant l’écriture du scénario, qui a pu être présent lors du tournage et qui salue l’ampleur du travail effectué, dit pourtant qu’il est déçu du résultat. Malgré son éloquence habituelle, il n’explique pas très précisément la nature de sa déception, il trouve ça « à côté de ce que ce qui se passait vraiment », il dit que « ça ne joue pas sur la bonne note » et se dit finalement qu’on « n’a peut-être pas mandaté les bonnes personnes pour le faire ». Je dois dire que je n’imagine pas ce que ça peut faire de voir sa propre existence racontée par d’autres — et même, comme c’est le cas ici, par des gens qui étaient encore à la crèche à l’époque où commence le récit. Kool Shen, lui, trouve le résultat parfait, impressionnant. J’ignore ce qu’en pense Dee Nasty, qui a participé à la bande son et qui lui aussi a fréquenté le plateau du tournage.

J’ai échangé brièvement avec Dee Nasty à l’époque, à Rennes lors d’un tournage télé, et le souvenir que j’ai de lui est vraiment proche de son incarnation dans la série.

Comme je le disais plus haut, j’ai vécu cette époque. J’ai croisé plusieurs protagonistes du récit, je n’ai connu ni Kool Shen , ni JoeyStarr3, ni Lady V, mais j’ai rencontré Bando, Solo, Dee Nasty, Lionel D, ou encore Jhonygo (qui devient ici JNB et qu’on voit sans son acolyte Destroy Man). C’est vraiment le petit monde du graffiti que j’ai bien connu, je me sentais trop timide pour aller frayer avec les bandes qui dansaient au Trocadéro ou à la Chapelle (j’y allais prendre des photos en semaine, quand il n’y avait personne mais je n’ai jamais assisté aux Free parties de Dee Nasty), je ne savais pas comment me rendre au studio où était enregistrée l’émission H.I.P. H.O.P., et je ne suis allé ni à la Grange-aux-Belles ni au Globo. Mais je suis allé chez Bando, et j’ai même vécu la même scène que les héros de la série, ou à peu près, même endroit, même chambre, même maman qui débarque et se fait rembarrer par son ado aussi bien né que mal-élevé.

Je peux en tout cas me vanter d’être un des rares possesseurs du premier album de rap français, le fameux Paname City Rapping de Dee Nasty. Mieux encore : sur ma version, le titre No Sloopy things n’a pas été rayé — ne l’aimant pas, l’auteur avait manuellement rayé cette piste sur presque tout le pressage !

Ce que je ne perçois pas forcément bien dans la série, c’est la manière dont la culture Hip Hop est arrivée au public Français. Il aurait été possible d’évoquer le New York City Rap Tour de 1982 (que je n’ai vu à l’époque que dans un sujet du journal télévisé mais qui m’avait profondément marqué) ; d’évoquer les indices de l’existence du rap chez les Clash ou dans le funk ; dans certaines scènes du film Flashdance ; ou avec le titre Chacun fait c’qui lui plait… de parler des français « découvreurs » du Hip-Hop à New York (Bernard Zekri, Laurence Touitou4, Sophie Bramly), de ses ambassadeurs passés à Paris (Futura 2000, Afrika Bambaataa, DST, ou encore la chanteuse Beside) de ses premiers enthousiastes venus de la disco ou du Funk, tels que Sidney, mais aussi les futurs chanteurs de variété Phil Barney et François Feldman, et enfin de l’année 1984, qui a vu cette culture débarquer en janvier à la télévision, avec l’émission H.I.P. H.O.P., qui improvisait tout (les Paris City Breakers, par exemple, se sont formés pour l’occasion, et Sidney apprenait à danser et à rapper au fur et à mesure qu’il l’enseignait à ses téléspectateurs), qui a fait entrer la France des banlieues dans le poste… Mais qui après onze mois était devenue pour ceux-là même qu’elle avait éduqués un spectacle mièvre, associé aux « smurf » un peu futile : Break Machine, P.N.Y., ou la publicité Kickers (sortie aussi en disque !). Si le grand public a alors pensé que la mode du Hip Hop avait fait long feu, ceux qui s’y étaient engagés en suivant Sidney rêvaient déjà d’un Hip Hop plus authentique, bientôt « conscient » et « social », un Hip Hop qui s’identifiait au South Bronx, au Ghetto, même si beaucoup de ses premiers et plus actifs animateurs étaient des (parfois grands) bourgeois parisiens — ce qui apparaît d’ailleurs assez clairement dans la série.

Autre graffiti, le Crime Time de Bando sur les quais de Seine. Dans la série (à gauche), les lettres sont nettement plus grandes qu’elles ne l’étaient. Par ailleurs le graffiti reproduit se trouvait sous l’arche d’un pont, ce qui explique que j’aie utilisé le flash et que j’aie manqué de recul. Dans la série, il n’y a que le mot Crime, tandis que je n’ai que la photo du mot Time. On remarque qu’il est daté : 1984, année où il n’y avait pas quinze tagueurs à Paris, et a priori (sauf s’il a eu un autre nom), Kool Shen n’en faisait pas partie.

Évidemment, la série est centrée sur JoeyStarr et Kool Shen, et laisse donc naturellement penser qu’ils étaient déjà installés dans le milieu du Hip Hop à l’époque. À ma connaissance, c’est un peu exagéré, ils ont longtemps été des « b-boys » parmi d’autres, avec tout de même pour caractéristique d’avoir effectivement atteint un bon niveau dans la danse, puis le tag, avant de connaître la carrière que l’on sait dans le rap. Je me souviens en tout cas que le graffiti Crime Time, montré ci-dessus, date de la fin 1984, c’est à dire d’une époque où le groupe de Bando, le Bomb Squad 2, était essentiellement composé de Bando et de Scam, accompagnés de quelques signatures totalement oubliées telles que Graf II, Kez II, TDK et Shaker. Et un peu plus tard Sign, Colt, Boxer, et enfin Mode 2, qui me semble être représenté, mais non nommé, dans la série. Je suis donc à peu près certain que Kool Shen n’a pas participé à cette fresque, que le scénario situe d’ailleurs après le service militaire de JoeyStarr, quatre ans plus tard ! Ceci dit je sais aussi que Kool Shen et JoeyStarr ont eu beaucoup de noms différents et sont effectivement parmi les premiers à avoir tenu une bombe à Paris.
Au passage, je note que Le Monde de Demain montre aussi beaucoup le personnage de Chino mais en fait une sorte de « sidekick » des futurs NTM. Même s’il les a beaucoup fréquentés par la suite, il était au départ a priori plus proche de Solo, venait d’Aubervilliers et non de Saint-Denis, et est un des tout premiers peintres à Paris. Il n’a laissé d’empreinte ni pour son talent de fresquiste ni pour sa productivité en tant que tagueur, mais il est vraiment un des tout premiers, et même un des tout premiers graffiteurs venu des cités de banlieue et non de Paris.

Les graffitis de « Chino » sur les palissades du chantier du grand Louvre, en 1985 je pense.

Les palissades du Louvre font partie des lieux qui auraient pu être évoqués, tout comme les catacombes, ou encore la boutique Ticaret. Il y a une allusion à l’Université Paris 8, où Lady V venait répéter ses pas, mais je trouve dommage que le tournage n’ait pas été fait sur les lieux car le bâtiment de l’époque existe toujours.
Même si on voit des reproductions de leurs graffitis, je suis un peu étonné que les Bad Boys Crew n’apparaissent pas plus dans la série, car ils étaient un peu l’âme des murs du fameux terrain vague de la Chapelle. Pas de place non plus pour Scipion et Lokiss, autres habitués de l’endroit (qui était plus grand qu’il ne semble dans la série), et je remarque une citations un peu anachronique de la Force Alpha(bétique), qui s’appelait en fait Paris City Painters à l’époque. Je me souviens de noms importants comme Doc, Meo, Psyckoze, le beat-boxer Sheek, le breaker Bouda, le duo de rappeurs Nec+Ultra,…
Bon, évidemment, comment faire entrer tout le monde, toute une communauté, dans six heures de programme ? Le travail accompli est déjà époustouflant.

Fred, Sno et moi, avec un mur où on a écrit le nom de notre crew, TZC.
1986 je pense.

Reste le contexte. Il aurait été possible de parler aussi des deux autres formes de graffiti de l’époque. Je pense d’une part au graffiti « traditionnel », qu’on aime bien associer à Mai 1968, qu’il soit revendicatif, politique, humoristique ou poétique (aphorismes), et que le tag a beaucoup remplacé mais qui, ça me semble intéressant d’en être conscient, n’était pas spécialement pourchassé : faire un dessin obscène ou écrire un slogan politique géant le long des voies de chemin de fer (ce que faisaient les groupuscules d’extrême-droite, notamment) ne valait à personne des amendes en dizaines de milliers de francs. D’autre part, l’époque est aussi celle de l’éclosion de ce qui allait devenir le « street art », entre rock/punk et arts plastiques, le graffiti des pochoiristes (Blek le rat, Jeff Aérosol, Miss Tic), de la figuration libre et assimilés (les Frères Ripoulin, VLP, les musulmans fumants, Jérôme Mesnager, Speedy Graffito, Epsylon point,…).

Je suis assez fier de cette photographie, prise en 1985, je pense, mais je ne saurais dire où exactement, sur laquelle figurent des silhouettes dues à trois précurseurs de l’art urbain, Gérard Zlotykamien, Richard Hambleton et Jérôme Mesnager.

Le fait que la série soit consacrée à deux rappeurs fait par ailleurs un peu oublier l’importance de l’électro-funk (on en entend, cependant !) : Herbie Hancock (pour son album Rock It! bien sûr), Newcleus, le Jonzun Crew, Cybotron, Man Parish, Time Zone, Soulsonic Force, etc. Ces artistes, bien loin des thèmes sociaux du rap, inventaient un monde futuriste et fantaisiste, musicalement autant que par l’esthétique des pochettes.
Même centré sur le Hip Hop, tant qu’à faire une peinture de l’époque, il aurait été possible d’y donner une place aux mouvements punk, rasta/ragga, à l’esthétique new wave, au monde du fanzinat (et à une certaine presse alternative : Actuel, Zoulou), à l’explosion du Funk (Prince et Michael Jackson, mais aussi Zapp ou Cameo)…
Le bruit de fond politique (Le Pen, les manifestations étudiantes,…) est bienvenu, mais je suis étonné qu’il n’y ait pas de mention du Sida, préoccupation qui n’a fait que monter pour notre génération lors de cette décennie, ni, à la toute fin, de la chute du mur de Berlin, recouvert de peintures à l’Ouest, événement qui est pourtant mentionné dans la chanson Le Pouvoir, qui se trouve sur le premier album de NTM et dont on entend un extrait à la fin de leur premier clip Le Monde de Demain :

L’année du changement, quatre-vingt-dix
Mille neuf cent quatre-vingt-neuf en a été l’esquisse
Oui, car le bloc de l’Est a explosé sous la pression
De sa jeunesse qui bouge, qui lutte, qui combat l’oppression
Le peuple en action voilà la solution

NTM, Le Pouvoir (1990)

Juste pour pinailler, je pointerais des tournures de phrases et une manière de parler un peu trop contemporaines (« relou », « sérieux !? ») — mais peut-être faut-il cela pour que le spectateur actuel se sente concerné —, et je suppute des raccourcis quant à la chronologie de l’Histoire des NTM en tant que musiciens. Ils ont l’air d’entrer dans un studio pour enregistrer leur album presque par hasard, alors qu’ils s’étaient déjà fait remarquer pour Je Rap sur la compilation Rapattitude5. Enfin bon, je ne suis pas historien de ce groupe. De même, Bando semble découvrir l’existence du terrain vague de la Chapelle grâce à un flyer de Dee Nasty, mais ce n’est pas comme ça que ça s’est passé, c’est parce qu’il y avait d’incroyables murs signés par Bando (et Saho, Skki, JayOne, Lokiss et Scipion) que le lieu est devenu ce qu’il a été.

Quoi qu’il en soit, cette série est une grande réussite. Je ne dirais pas qu’en la regardant je me sens revenu en 1985, non, mais sans doute est-ce impossible autrement qu’avec des images d’époque.

  1. Kool Shen et JoeyStarr avaient déjà fait l’objet l’an passé d’un biopic au ton apparemment différent, Suprêmes, que je n’ai pas encore vu. []
  2. La mère de Kool Shen n’était pas banquière mais prof d’anglais ; Dee Nasty a eu une carrière de galérien mais il avait malgré tout fait beaucoup plus de radios ou d’enregistrements (comme producteur notamment) que ne le laisse penser la série, et il a participé de manière très remarquée à des compétitions nationales et internationales ; j’imagine (du reste c’est précisé en introduction) que de nombreux points de ce genre sont simplifiés ou réinventés. []
  3. Pour être parfaitement exact, si je n’ai jamais échangé un mot avec lui, j’ai vu JoeyStarr une fois, en train de faire des photocopies à l’intérieur de mon université, à un jet de pierre de la cité où a grandi Didier Morville. Les NTM avaient déjà sorti son premier album, Authentik. Par ailleurs, j’ai peint avec un membre des NTM, KayOne. []
  4. Dans le quatrième épisode de la série, les héros se retrouvent dans une soirée parisienne où une femme non nommée photographie JoeyStarr. Je me demande s’il ne s’agit pas d’une allusion à Laurence « Afrika Loukoum » Touitou. []
  5. Il est d’ailleurs fait allusion à Rappatitude lors de la conversations avec Nina Hagen. []

Mobiles : publication

novembre 18th, 2022 Posted in Non classé | No Comments »

J’avais annoncé l’exposition Mobiles, qui s’est tenue à Saint-Gilles (Gard) le mois dernier et qui présentait mes dessins pris sur le vif dans les transports en commun. Ces dessins montrent généralement des personnes absorbées par la consultation de leur smartphone, car ma foi, c’est l’activité la plus commune dans ce contexte. En marge l’exposition, le centre de création qui m’a accueilli, Edit & P0llux, m’a offert l’occasion de réaliser une publication qui contient des reproductions des dessins, et un texte dans lequel je traite de mon rapport au téléphone mobile (je ne dispose toujours pas d’un tel ustensile) et au dessin. Cette publication est un fanzine de 52 pages, imprimé en trois couches Riso et relié très artisanalement à la machine à coudre.

Bonne nouvelle, vous pouvez vous procurer cette publication ! Son prix a été fixé à 1,5 euros (pour le papier, les frais d’impression et la peine : massicotage, assemblage, couture), qui reviennent à l’Association.
Le prix frais de port compris (en France métropolitaine en tout cas) est de 4 euros pour un exemplaire.

Pour obtenir un exemplaire, il faut envoyer 4 euros (et votre adresse postale) par PayPal à tesintesbat (at) free (point) fr.

Le domaine demi-public

octobre 24th, 2022 Posted in indices, Pas gai | 1 Comment »

(Contexte : soucieux d’aider les artistes à vivre de leur travail, des députés de la France insoumise proposent d’instaurer une taxe sur les œuvres relevant du domaine public. Même si la proposition a été retirée (sans explications à ma connaissance), je vais tenter de démontrer qu’elle est dangereuse à divers égards. Cette idée revient régulièrement, et est même plus ou moins appliquée dans quelques pays voisins. Il est probable qu’elle se représentera)

Les créateurs (plasticiens, écrivains, musiciens,…) vivent en grande partie de l’intérêt que leur porte le public : si personne n’achète les tableaux, les livres, les disques, eh bien leurs auteurs n’ont pas de revenus. Et pire, ce public et cruel, versatile, infidèle, il se lasse même de ce qu’il a un jour adoré et attend parfois qu’un artiste soit enterré pour avoir envie d’y revenir. Cette cruauté existe tout autant dans les circuits que les contempteurs de l’Art contemporain nomment « art subventionné » puisque les commissions dotées par le Ministère de la Culture ou les régions autant que les institutions muséales, elles aussi, se fatiguent un jour de tel ou tel artiste autrefois soutenu. Car si Francis Picabia faisait remarquer, avec raison, que le public n’est pas très audacieux et n’apprécie que ce qu’il connaît déjà, il n’en reste pas moins vrai que ce même public finit par s’ennuyer de ce qu’il a trop vu.

Georges de La Tour, Rixe de musiciens. .L’auteur est mort il y a 370 ans, j’ai le droit d’utiliser cette image sans demander la permission. Pour l’instant.

Pire encore, pendant des siècles, des millénaires, les artistes ont même dû se battre pour être reconnus comme auteurs légitimes de leurs propres œuvres : la notion d’appropriation frauduleuse (plagiat, contrefaçon,…) n’était pas inscrite dans les lois, et les artistes ne pouvaient rien faire d’autre que d’en appeler au public pour que l’on reconnaisse que tel poème, telle chanson, était bien de leur invention et pas d’un confrère qui se les était appropriés. Pour des œuvres telles qu’une fresque ou un tableau, ce n’est pas tant le plagiat qui posait problème que les secrets de fabrication ou les éléments stylistiques — et ça reste vrai, du reste : un artiste qui a du succès sera imité (parfois avec talent) en proportion de sa popularité, et la diffusion massive des œuvres de ses plagiaires et admirateurs finira par rendre son style banal. L’apparition de procédés de diffusion et de reproduction mécanique (imprimerie, estampe, phonographe, etc.) a permis de nouvelles formes artistiques mais a aussi produit des tensions et occasions de captations. Rappelons-nous qu’il y a deux siècles et demi on pouvait avoir écrit un authentique best-seller sans rien gagner dessus1 et en restant dépendant de la protection de puissants mécènes. Un peu plus tôt, à la Renaissance, des artistes se sont intéressés à la gravure en taille-douce, qui leur permettait de diffuser leur travail en série et de manière autonome, sans dépendre exclusivement de leurs commanditaires. Ils ont aussitôt été confrontés à la contrefaçon, qui n’était pas illégale : selon Vasari, Albrecht Dürer est venu de Nuremberg pour poursuivre un artiste italien qui s’attribuait sa signature et diffusait des gravures dans toute l’Europe. Le plaignant n’avait obtenu de la justice de la sérénissime république de Venise, pourtant en pointe sur la question, qu’une faveur : son plagiaire ne pourrait plus utiliser le monogramme « AD ». Dürer a ajouté à ses estampes de la série La vie de la vierge cet avertissement : « Malheur à qui voudrait nous assaillir et s’emparer et s’emparer du labeur et de l’invention d’autrui ! ».

Le ministre de la « transition numérique » souhaite apparemment recourir aux fonds publics pour soutenir les NFT. Créés pour permettre de conférer une forme artificielle de rareté aux œuvres immatérielles (par essence copiables à l’infini), les NFT (non fungible token) sont des certificats de propriété inviolables et stockés de manière décentralisée. Ils souffrent tout de même de deux défauts : d’une part leur maintien exige une consommation électrique délirante (on dit que le Bitcoin, très populaire monnaie qui s’appuie sur ce même principe du Blockchain, consomme autant de courant électrique que la Suisse entière !), et d’autre part, ils ne certifient qu’eux-mêmes, car rien ne garantit que celui qui commercialise le NFT soit aussi le créateur ou le légitime propriétaire du fichier qui y est associé.

De tout temps, donc, il s’est trouvé des artistes pour avoir la très légitime sensation d’être les derniers à profiter de l’argent que rapportait leur travail. C’est en partie ce contexte qui a fait naître la notion d’artiste (distinct de l’artisan), et qui a abouti, au XVIIIe siècle, à la notion anglo-saxonne de copyright et à la notion française de droit d’auteur. Deux notions qui ont évolué avec le temps et avec les défis posés par chaque nouveauté technique — jusqu’à la numérisation et au peer-to-peer, et bientôt au pillage d’œuvres existantes par le deep learning —, qui ont ensuite suscité des dispositifs juridiques ou techniques tels que la surveillance du réseau ou les certificats de propriété en blockchain (NFT). Enfin, le monopole des détenteurs de droits d’auteur a été étendu, au delà de leur mort, à leurs héritiers, et plus généralement aux ayant-droits, groupe qui peut concerner d’autres personnes que la descendance des créateurs.
Lorsque le droit d’auteur a été créé, des dispositifs limitant ses effets ont été proposés pour l’usage (liberté d’informer, fair-use, liberté de panorama) ou pour la durée, avec le célèbre « Domaine public » : passé un nombre déterminé d’années, les œuvres appartiennent à la communauté entière, et si vous voulez publier un roman de Balzac, imprimer un poster à partir d’une peinture de Vermeer ou mouler une reproduction d’une statue Assyrienne, vous en avez le droit le plus strict. Enfin vous en avez le droit pour l’instant, car, avec les meilleures intentions du monde sans doute, quelques députés ont proposé que les œuvres du domaine public soient soumis à une taxe de 1% :

APRÈS L’ARTICLE 4 , insérer l’article suivant :
Il est établi une taxe sur les bénéfices tirés de l’utilisation commerciale et à but lucratif d’une œuvre ne faisant plus l’objet d’une protection au titre du droit d’exploitation reconnu à l’auteur ou à ses ayants droit mentionné aux articles L. 122‑1 à L. 122‑12 du code de la propriété intellectuelle. 
Son taux est fixé à 1 %.

Exposé sommaire
Le but de cet amendement est d’augmenter les aides à la création artistique par la mise en place d’un prélèvement sur l’utilisation commerciale lucrative des œuvres qui appartiennent au domaine public.
Cette mesure ne heurtera pas l’utilisation gratuite et libre des œuvres non soumises aux droits d’auteurs.
Pour ce faire, cet amendement établit, au profit de la création artistique, une taxe sur les bénéfices tirés de l’utilisation commerciale et à but lucratif d’une œuvre ne faisant plus l’objet d’une protection au titre du droit d’exploitation reconnu à l’auteur ou à ses ayants droit mentionné aux articles L. 122‑1 à L. 122‑12 du code de la propriété intellectuelle. Son taux est fixé à 1 %.

Amendement n°I-CF897, Déposé le vendredi 30 septembre 20222

L’idée (temporairement abandonnée, donc) semblait généreuse : demander à Molière, Berlioz et Vélasquez, par delà la mort, de venir assister les artistes d’aujourd’hui, peut-être bien qu’eux-mêmes eussent caressé favorablement cette idée. Du reste, le premier à avoir suggéré un tel projet est bien un écrivain, et pas n’importe lequel, c’est Victor Hugo soi-même :

L’écrivain en tant qu’écrivain n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public (…) Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes écrivains vivants ?

Victor Hugo, « Actes et Paroles IV, Depuis l’exil 1876-1885 », Société d’Editions littéraires et artistiques, Paris, 19293.

Alors 1%, me direz-vous, qu’est-ce que c’est ? Une paille ! Ça semble bien symbolique pour les payeurs, mais la manne récoltée peut être considérable pour ceux qui en bénéficieraient.
Mais quelles sont ses implications ?
Tout d’abord, cela soulève une question presque philosophique, car on met subitement un prix sur ce qui jusqu’ici n’en avait pas. « L’esprit humain » dont Victor Hugo fait le légataire universel des écrivains doit s’acquitter de droits de succession. Il ne peut plus disposer à sa guise de l’art du passé, il doit passer à la caisse. Peu importe que ce soit un pour cent ou dix, c’est un changement radical, on franchit un seuil. Et on sait que les portes ouvertes prennent le vent, alors si le principe de la taxe venait un jour à être acquis, le montant de la dite taxe pourra (pour de grandes et belles raisons bien entendu, on en trouve toujours) passer à deux ou à trois pour cent, pourquoi pas.
Mais bon, laissons cette question de principe de côté, oublions la philosophie des « communs », qui ne touche pas toujours les gens lorsqu’il est question de Culture immatérielle (on comprend mieux le problème lorsque certains aimeraient privatiser des cours d’eau, des nappes phréatiques ou le littoral), et passons aux questions pratiques.

Tout d’abord, qui sont les payeurs ? Ce sont les personnes qui exploitent lucrativement des œuvres. Cette mention est un peu vague, nous allons le voir, mais elle frappe l’imaginaire et on voit un méchant exploiteur qui exploite, qui gagne de l’argent, forcément, sur le dos de quelqu’un d’autre. Et c’est sûr : quand Gallimard vend un roman de Milan Kundera en poche, un certain pourcentage du prix de vente, disons 10%4, revient à Milan Kundera, mais quand c’est un recueil de nouvelles de Guy de Maupassant, eh bien même si le livre a coûté le même prix à imprimé et est vendu au même tarif, aucun droit d’auteur n’est versé à quiconque et tout ce qui serait allé à un éventuel auteur ou à ses ayant-droits échoit à l’éditeur. Donc en vendant cent Maupassant, Gallimard gagne plus d’argent qu’en vendant cent Kundera.

Et lorsqu’un éditeur publie un roman patrimonial, c’est souvent en illustrant celui-ci avec des peintures contemporaines de l’auteur (Friedrich pour Goethe ; Manet pour Zola ; Renoir, Vallotton ou Lautrec pour Maupassant ; Boucher ou Fragonard pour Choderlos de Laclos ; etc.) ou et relevant elles aussi du domaine public : pas de photographe ou d’illustrateur à rémunérer.

On notera tout de même plusieurs points. Tout d’abord, les éditions de classiques de la littératures sont utiles, puisqu’elles nous permettent de les lire. Ensuite, si aucun droit d’auteur n’est versé, l’auteur décédé ne perd pas pour autant son droit moral, inaliénable chez nous, qui garantit un respect et de son nom (on n’a pas le droit de publier un ouvrage de Zola en écrivant qu’il est de quelqu’un d’autre) comme de son œuvre, qu’il est défendu d’altérer, sauf mention très claire (« librement adapté de… », « édition abrégée », etc.). Puisque les classiques sont aussi souvent des livres étudiés au programme du collège, du lycée, ou à l’université, les éditeurs sont amenés à leur adjoindre préfaces, postfaces, appareil de notes ou cahiers scientifiques, ce qui, lorsque cela est bien fait, n’est pas un travail négligeable ni inutile. L’éditeur d’œuvres patrimoniales a tout intérêt à soigner son édition, car avec les œuvres relevant du domaine public, il se retrouve potentiellement concurrent de l’ensemble de ses confrères. En effet, et c’est bien normal, une œuvre du domaine public ne peut pas être soumise à une quelconque forme d’exclusivité (mais sa traduction peut l’être, selon la date de décès de son auteur, tout comme les textes additionnels — enfin il y a des astuces, ne vous demandez pas pourquoi certaines nouvelles éditions et retraductions sortent miraculeusement au moment où les auteurs arrivent dans le domaine public !).

Le jugement du pape Formose, par Jean-Paul Laurens. En l’an 897, le cadavre du pape Formose a été exhumé afin que ce dernier réponde (tacitement) des accusations portées à son encontre. La suite (condamnation, profanation du cadavre, ensuite jeté dans le fleuve) a marqué les esprits de l’époque et il a finalement été décidé qu’on n’intenterait plus de procès aux défunts à l’avenir. Cette image et l’anecdote historique n’ont pas de lien direct avec le reste de mon billet.

Alors certes, un éditeur commercial peut bien subir une taxe de 1%.
Mais que faire des autres usages que la simple réédition littérale ? Si une dessinatrice de bande dessinée choisit d’adapter Zola, comme l’a très bien fait Agnès Maupré dernièrement avec Au Bonheur des dames, que se passera-t-il ? Le 1% perçu sur le prix de vente au nom de l’auteur décédé est-il retranché des droits d’auteur de l’autrice vivante ? Et l’oeuvre finale, qui est d’une nature mixte, appartient-elle bien à Zola, ou appartient-elle aussi à la personne qui a fait l’adaptation dessinée, et puisqu’évidemment oui, comment répartit-on la chose ? Un pour cent pour le mort, et le reste pour le vivant ? Pareil pour un film, une série… À partir de quand est-ce que notre taxe est appliquée, et à qui exactement ? Quand un artiste visuel décide de produire une œuvre inspirée d’une peinture, comme Pasolini dont le court-métrage la Ricotta tourne en partie autour de la reconstitution d’un tableau du Pontormo, que fait-on ? Est-ce que chaque peintre qui en cite un autre devra réserver 1% du prix de la vente de son oeuvre à la taxe proposée ? Est-ce que c’est valable si la citation est anecdotique, ou si elle est particulièrement éloignée de l’œuvre d’origine, et donc, à partir de quel cran on considère qu’une œuvre du domaine public fait l’objet d’une appropriation justifiant l’application de la taxe ? Est-ce que des éditeurs ou des créateurs peu scrupuleux effectueront sciemment des modifications artificielles à des œuvres patrimoniales afin que les œuvres gagnent le statut d’œuvre originale et échappent à la taxe ?
Bien entendu, pour un artiste non plus 1% du prix de vente ne sera pas douloureux financièrement, mais comment ça se passe en pratique ? Qui collecte ? Des sociétés d’auteurs ? Comment ? Ou bien les artistes seraient dispensés ? Et en quel honneur ? Ou alors on applique d’office une taxe de 1% à toute œuvre originale vendue, considérant (à raison) que toute création est par essence dérivée de celles qui ont précédé ? Chaque fois que l’on crée un dispositif de ce genre, on crée dans le même mouvement une usine à gaz administrative et juridique, forçant les payeurs à connaître et appliquer les règles eux-mêmes, ou à vivre dans une inconfortable illégalité. Ce genre de chose ne pose pas de problèmes aux monstres de l’édition qui ont des services juridiques à occuper, mais pour un artiste ou pour une petite structure éditoriale qui tente de naître, j’imagine que cela pourra être rédhibitoire. Il existe un modèle : celui de la Sacem, la société des compositeurs et éditeurs de musique, organisation privée (mais à but non lucratif) fondée il y a plus de cent-cinquante ans et qui bénéficie d’un monopole de fait sur la collecte et la redistribution des droits d’auteur musicaux en France. Une partie de cette collecte est directement liée aux listes de titres diffusés que déclarent les radios, les discothèques, les sociétés de streaming, ou encore à des relevés (titres joués, étendue du public) réalisés dans les salles par des agents de la Sacem. Mais une partie des sommes est forfaitaire, et ne fait pas le détail des titres effectivement joués. On peut consulter les barèmes sur le site de la société d’auteurs : pour une école de 300 élèves, il faudra verser 150 euros par an ; pour une PME de 20 salariés, ce sera à peu près pareil ; pour un café, au moins le double ; etc. En pratique, pour échapper aux poursuites, il faut payer pour tout, y compris si, par extraordinaire, on choisit de ne jouer que de la musique libre de droits. Et ce n’est pas tout : afin de compenser un hypothétique manque à gagner lié à la copie privée, les sociétés de droits d’auteur collectent une taxe sur tous les supports numériques. Quand vous achetez une clef USB ou un disque dur, ce sont plusieurs euros qui sont ainsi ajoutés à son prix de vente !

Le Pauvre Poète, par Carl Spitzweg (1839).

Les sommes collectées par la Sacem posent un problème tout simple : à qui les droits collectés (plus d’un milliard d’euros annuels en tout) sont-ils reversés ? Une partie (~15%) sert à assurer les frais de fonctionnement de la société. Une partie finance des bourses, des prix, des projets divers. Une partie atterrit dans la poche des compositeurs des œuvres jouées et dont la diffusion a été déclarée précisément. Mais pour ce qui reste, c’est à dire pour les sommes forfaitaires, la répartition sera proportionnée à l’audience présumée des artistes à tel ou tel moment. Ainsi, si votre beau-frère, sociétaire ou non de la Sacem, joue ses propres compositions dans une fête de votre village, l’argent versé sous forme de forfait par la collectivité ira, pour l’essentiel, aux compositeurs des titres de Johnny Hallyday, puis à David Guetta, à Mylène Farmer, à Jul, à Florent Pagny, Patrick Bruel, et une poignée d’autres. Les artistes qui ne sont que peu diffusés seront une multitude à se partager le reste, c’est à dire qu’ils ne percevront rien. Le compositeur-interprète véritable — votre beau-frère, donc — ne percevra en pratique aucun des droits d’auteur perçus à l’occasion de sa propre prestation.
Sur un tel modèle, comment serait reversé le 1% « domaine public », lui aussi forfaitaire puisqu’il n’est pas question de détailler les droits des auteurs du domaine public, qui ne seront pas les bénéficiaires des sommes ? Ne fera-t-il qu’augmenter les revenus de ceux qui en ont déjà ? Si oui, on ne peut pas dire que cette taxe soit apte à améliorer le sort des artistes sans le sou, ruinant un peu son ambition sociale de départ. Et si non, qui décidera des artistes qui auront le droit d’être tributaires d’aides ? Qu’est-ce qui empêcherait le dispositif de se transformer en combine ?

Cet amendement au projet de loi de finances a heureusement été abandonné, donc. Nous n’aurons pas à nous poser ces questions pour l’instant. Mais cela finira sans doute par advenir, et peu importe que le projet soit à l’avenir poussé par la gauche ou par la droite, avec des intentions affichées différentes (bien-être des artistes, réduction du budget du ministère de la Culture,…) mais un même résultat : le rabougrissement du domaine public. Car le groupe France Insoumise n’est pas seul à avoir ce genre de projet, il suffit de se rappeler l’influence passée de la société Disney (qui n’est pas ancrée à gauche) sur des textes juridiques de 1976 et 1998 portant sur l’allongement du copyright des sociétés.

Le HMS Terror du Captain Back en péril dans les régions arctiques en 1837 (peinture de William Smyth)

Le capitalisme actuel, l’« ultra-libéralisme », comme on dit, se gargarise d’une mythologie : il se voit libre, aventurier, inventif, astucieux, innovateur, audacieux, explorateur, autant de qualités qu’on aime placer sous le mot « entrepreneur ». Il y a parfois une histoire vraie derrière les légendes, et c’est déjà arrivé de celle-ci. Il est déjà advenu que de sémillants chefs d’entreprise explorent des territoires de l’industrie ou des services où jamais les autres n’auraient voulu s’engager, je pense spontanément à Steve Wozniak, qui avait tenté de convaincre son employeur Hewlett-Packard de commercialiser l’Apple I mais avait essuyé un refus car, selon le président de sa compagnie, il était absurde d’imaginer que des particuliers eussent un jour l’absurde envie d’avoir un ordinateur chez eux5. Mais ce capitalisme des grands espaces sauvages et de l’aventure, s’il peut être à l’origine de grands succès, de ruptures, n’est parfois qu’un joli conte, et du reste, l’histoire vécue par Wozniak le prouve : si lui et Steve Jobs voulaient innover, ce n’était pas du tout le cas des géants de l’Informatique à l’époque. Et même les innovations véritables peuvent être le fruit d’impostures, car entre deux inventeurs, celui qui l’emporte est souvent celui qui a su commercialiser l’idée de l’autre (Steve Jobs, encore lui, allant chercher les principes du Macintosh au Xerox Parc,…), celui qui a su déposer le brevet avant l’autre6, celui qui avait les meilleurs avocats, voire celui qui employait des espions ou des gros bras, celui qui n’a pas hésité à copier ses confrères, spolier des concurrents, exploiter des employés plus doués que lui7

Un cas d’école : en octobre 2022, Photoshop transforme en noir les calques correspondants à certaines couleurs du nuancier Pantone, car cette société lui réclame plus d’argent. Ainsi, si l’on ouvre un fichier photoshop vieux de vingt ans et que ce dernier contient une couleur problématique, celle-ci sera remplacée par du noir. Ceci n’est possible que parce que les utilisateurs de Photosphop ne possèdent pas le logiciel, mais y sont juste abonnés, et que celui-ci ne cesse de voir changer ses fonctionnalités, et pas nécessairement pour un mieux, du point de vue de l’utilisateur en tout cas.

Si le capitalisme veut être libre de conquérir des marchés, libre de licencier des employés, d’échapper aux régulations, il semble nettement plus timoré quant à ses revenus.
Il me semble que des indices concordants prouvent que le monde capitaliste est non seulement moins innovant qu’il ne le fait croire, mais qu’il est même assez soucieux d’établir des rentes, d’imposer des abonnements indépêtrables et d’asseoir des monopoles, autant de dispositifs qui lui permettent d’éviter au mieux les aléas liés au risques de la nouveauté et de la concurrence.

Le rentier et sa femme, par le génial Jean-Jacques Grandville (1840)

La propriété intellectuelle — droits d’auteur (toujours moins lié aux auteurs, qui comme les saints valent moins vivants qu’une fois morts) mais aussi brevets (dont on ne cesse de vouloir étendre l’empire) — tient une belle place dans ce « libéralisme » de rente qui nous impose une synthèse particulièrement défavorable des deux idéologies ennemies d’hier, le Communisme et le Capitalisme.
Il y a quelques années j’ai publié dans le magazine Jungle Juice une modeste nouvelle à ce sujet, sous le titre Gzouinnnngnngnn. En espérant qu’elle vous distraie…

  1. Souvent, l’écrivain faisait éditer son livre par un imprimeur qui avait ensuite tout loisir de rééditer l’œuvre sans jamais rien donner de plus à l’auteur. L’auteur n’était pas payé par cet éditeur-imprimeur mais recevait un certain nombre d’exemplaires qu’il pouvait vendre de son côté. Je raconte ça un peu vite, car selon les lieux (France, Angleterre), la clandestinité des publications liées à la censure (faux imprimeurs hollandais, genevois, etc.) ou encore les diverses questions liées aux privilèges corporatistes (libraire, imprimeur, colporteur), tout ça est bien plus compliqué que le résumé que j’en fais. On comprend en tout cas les auteurs qui, comme Restif de la Bretonne, étaient leurs propres imprimeurs. []
  2. Parmi les noms de signataires je connais : Clémentine Autain, Manuel Bompard, Aymeric Caron, Sophia Chikirou, Éric Coquerel, Alexis Corbière, Raquel Garrido, Rachel Keke, Danièle Obono, Mathilde Panot, Thomas Portes, Adrien Quatennens, François Ruffin et Danielle Simonnet. Le premier signataire en est David Guiraud. La proposition était, à vrai dire, dans le programme présidentiel de Jean-Luc Mélenchon : « Instituer un « domaine public commun » pour financer la création nouvelle, constitué d’une redevance sur les droits patrimoniaux des créateur·ices à partir de leur décès et d’une taxe sur les usages exclusivement commerciaux des œuvres qui ne sont plus soumises à droits d’auteur ». []
  3. Cité dans Financer la création culturelle par l’instauration d’un domaine public payant : le renouveau contemporain d’une notion ancienne, par Jocelyne Cayron et Alexis Albarian.
    Pour en savoir plus sur ce serpent de mer qu’est la « taxe Hugo », on peut lire cette page maintenue par l’association Wikimédia France. []
  4. En poche on dit que les droits d’auteur tournent autour de 5% du prix de vente hors-taxes, mais tout dépend du contrat, les auteurs importants peuvent négocier plus. []
  5. Au moment de lancer l’Apple I, Jobs et Wozniak ont réalisé que ce dernier avait un devoir de loyauté envers Hewlett-Packard, il est donc allé proposer son ordinateur à son employeur… On retient souvent qu’Hewlett-Packard a laissé filer une opportunité laissant les mains libres à Jobs et Wozniak, mais selon le témoignage de Wozniak, ça va plus loin, il aurait supplié sa société de commercialiser l’appareil, sans succès. []
  6. Qu’on pense au conflit juridique qui a opposé Elisha Gray et Graham Bell, qui ont déposé chacun un brevet pour le téléphone le même jour !… L’un des deux seulement a emporté la timbale. []
  7. L’Histoire du « génial » Thomas Edison est emblématique, puisque, passé le Phonographe, le « plus grand inventeur américain » n’a plus inventé grand chose lui-même, a essentiellement fait améliorer par ses employés des inventions dues à d’autres dont il s’est attribué ensuite tout le mérite. Avec la « guerre des courants », menée contre le courant alternatif, ou son acharnement à défendre « son » invention du cinéma, il a même freiné la technologie et la création artistique. []

Exposition : « Mobiles »

septembre 27th, 2022 Posted in Brève, Personnel | No Comments »

Cette semaine, le tiers-lieu Edit & P0llux, de l’association TNTB1, organisatrice depuis 2010 du festival d’arts numériques Databit.me2, m’invite à exposer les dessins que je réalise (essentiellement) dans les transports en commun et qui représentent (généralement) des voyageurs en pleine consultation de leur smartphone. Pendant les jours qui précèdent le vernissage de l’exposition, nous mettrons au point une petite édition Riso avec ces dessins, mais aussi un texte inédit au sujet du smartphone, de la mobilité et de l’immobilité3.

L’exposition se tiendra du 1 au 19 octobre. Vernissage samedi 1er octobre à 19h00.

Edit & P0llux
1 rue de l’Hôtel-de-ville
30 800 Saint-Gilles

  1. TNTB, pour T’es in, t’es bat. []
  2. À Saint-Gilles, dans le Gard. []
  3. Non non, je n’ai toujours pas de Smartphone moi-même. []

Quelques mondes virtuels

septembre 22nd, 2022 Posted in Fictionosphère, Interactivité au cinéma, Réalité truquée au cinéma | 4 Comments »

Le fameux « Métavers »1 dont on parle beaucoup en ce moment et que certains aiment présenter comme le futur d’Internet n’est pas exactement une nouveauté, ni comme sujet de récits spéculatifs, ni même comme objet concret, si j’ose dire, puisqu’il a existé d’authentiques mondes virtuels connectés dès les années 1970.

Le désormais célèbre « selfie » de Mark Zuckerberg dans son Métavers Horizon Worlds (publié le 16 août 2022 sur Facebook). Dans le Métavers, tout sera possible, comme par exemple de faire tenir la Tour Eiffel et la Sagrada Familia sur une même photo.

L’énumération qui suit est chronologique. Elle ne prétend pas être exhaustive, et ne contient d’ailleurs pas que des « mondes persistants », juste quelques jalons de l’Histoire de ce concept, et quelques exemples qui me semblent, très subjectivement, intéressants à retenir.

Je ne cite ni Philip K. Dick, ni William Gibson, ni Tron, ni Matrix, ni eXistenZ, ni Ghost in the Shell car ces références (toutes également estimables) sont presque trop attendues, et que je dois être un rien snob. Je n’évoque pas non plus les grands jeux bien connus tels que World of Warcraft ou Second Life, je me concentre sur des univers virtuels un peu plus oubliés2.

The Machine stops (E. M. Forster, 1909). Dans cette étonnante nouvelle, due à un auteur plus connu en littérature générale qu’en science-fiction3, les humains vivent dans des alvéoles individuelles et ne se fréquentent qu’à distance.

L’adaptation BBC de The Machine Stops dans la série Tales of the unknown, en 1966.

On ne peut pas parler d’un monde virtuel, mais plutôt d’une dystopie confinée et connectée, environnement qui, cent-dix ans après l’écriture de la nouvelle, nous est devenu pour le moins familier.

Pygmalion’s Spectacles (Stanley G. Weinbaum, 1935). Cette nouvelle4 est parue dans la revue Wonder Stories alors que le cinéma muet disparaissait pour de bon et que le tout premier vrai film technicolor venait de sortir5. Dans le récit, un scientifique annonce avoir inventé un système de cinéma total, où le spectateur assiste au film grâce à des lunettes spéciales. Son ouïe et sa vue sont stimulées, mais aussi ses sens du goût, de l’odorat et du toucher. Mieux, le récit s’adapte interactivement aux actions du spectateur !

« (…) a movie that gives one sight and sound. Suppose now I add taste, smell, even touch, if your interest is taken by the story. Suppose I make it so that you are in the story, you speak to the shadows, and the shadows reply, and instead of being on a screen, the story is all about you, and you are in it. Would that be to make real a dream?»

La solution technique décrite est un peu farfelue (elle met en jeu une solution chimique liquide qui est placée dans les lunettes et excitée par électrolyse), mais elle amène l’auteur à une question qu’on n’a pas fini de se poser : quand l’illusion est indiscernable de la réalité, est-elle toujours une illusion ? Une illusion satisfaisante a-t-elle autant de valeur que le réel ? Et bien sûr, comment savoir si ce que nous nommons le réel n’est pas une illusion ?

L’Invention de Morel (Adolfo Bioy Casares, 1940). Un homme, réfugié sur une île déserte du Pacifique voit débarquer des touristes. Il épie leurs actions, puis finit par tenter de communiquer avec eux, sans succès. Les actions de ces touristes se répètent régulièrement, et le fugitif commence à se demander s’il n’est pas victime d’hallucinations. Il finit par découvrir que l’île abrite une ingénieuse machine, construite par un amoureux éconduit, Morel, qui fait vivre éternellement le souvenir d’une semaine passée avec un groupe d’amis, et notamment, avec la femme dont il était amoureux.

L’adaptation ORTF de l’Invention de Morel (1967)

On notera une idée proche dans Le Château des Carpates (1892), de Jules Verne, où le souvenir d’une femme aimée est reconstitué par la magie de l’enregistrement phonographique et d’un système de projection. L’Invention de Morel a inspiré d’autres auteurs, et des artistes tels que Masaki Fujihata, qui en a tiré une œuvre, Morel’s panorama.

The Nursery (The Veldt, dans le recueil L’Homme illustré, par Ray Bradbury, 1950). Dans une maison automatisée, deux enfants passent le plus clair de leur temps dans une pièce appelée la nurserie, qui peut simuler les lieux qu’ils veulent. Leurs parents s’inquiètent de les voir fascinés par des scènes macabres de lions dévorant leurs proies en Afrique.

L’adaptation télévisée de The Veldt dans la série The Ray Bradbury Theater (1989). Il en existe une autre adaptation dans le film L’Homme illustré, de 1969.

J’imagine qu’ici Bradbury s’en prend au téléviseur, qui commençait à entrer massivement dans les foyers de son pays, mais la « nurserie » est restée un modèle en fiction : celui des réalités virtuelles auxquelles on accède non pas avec un casque, mais depuis une salle dédiée.

Simulacron 3 (Daniel F. Galouye, 1964). Dans ce roman brillant, des scientifiques créent un monde entièrement simulé, dont les protagonistes sont des Intelligences artificielles qui ignorent leur nature. L’expérience permet de prédire des succès politiques ou commerciaux, mais ceux qui la mènent éprouvent un certain vertige lorsqu’ils se demandent s’ils ne sont pas, eux-mêmes, les éléments d’une simulation.

The Thirteenth floor (1999), seconde adaptation de Simulacron 3.

l’Imagicon (George Henry Smith, 1966). La nouvelle In the Imagicon est parue la même année dans la revue étasunienne Galaxy (février) et dans son pendant français Galaxie (#29, en septembre), où le texte prend le titre Un univers pour Dandor. Il a été publié à nouveau en français, cette fois sous le titre Dans l’Imagicon, dans Histoires de mirages (grande anthologie de la science-fiction).
Ici, nulle description technique, on voit qu’une personne dénommée Dandor peut passer d’un monde gelé, misérable et dévasté, à un monde d’abondance, de confort et de volupté.
Mais au fait, quel monde est le vrai ?

Maze War (1974). Avec le succès de Pong, sorti en 1972, le jeu vidéo cessait d’être un passe-temps de programmeurs ayant accès à des ordinateurs, mais pour autant, on a continué à développer des jeux originaux dans les laboratoires universitaires. C’est le cas de Maze War, un « first person shooter » à la manière de Duke Nukem, dont l’action se déroule dans un labyrinthe en perspective rudimentaire. La première version du jeu, en 1973, tournait sur un ordinateur Imlac PDS-1, machine « low-cost » qui à l’époque coûtait tout de même la bagatelle de 8 500 dollars, ce qui reviendrait à 50 000 dollars actuels !

Si j’inclus ce jeu à ma liste, c’est parce que la version de 1974, développée pour un mini-ordinateur Dec PDP-10 (plusieurs millions de dollars actuels et là encore réservé à un usage professionnel) permettait à huit personnes de jouer en même temps. Leurs interactions étaient limitées (se tirer dessus !) et ce n’était pas un monde persistant, mais c’est bien la première brique de l’histoire des « jeux vidéo massivement multi-joueurs ». Si la première version à plusieurs participants de Maze War ne pouvait fonctionner que pour des personnes dont les terminaux étaient reliés au même ordinateur, des passionnés ont rapidement créé une version capable de fonctionner via Arpanet — l’ancêtre de notre Internet.

MUD1 (1978). MUD signifie « Multi user dungeon ». Ce jeu, inspiré de Zork (1977), lui-même inspiré de Colossal cave adventure (1976), est un jeu textuel d’aventure, inspiré des jeux de rôle de type Donjons et Dragons (1974). Sa particularité, parmi les jeux de rôle programmés, c’est que, comme son nom l’indique, il était multi-utilisateurs.

Après sa version 3, sortie en 1980, le jeu MUD conserve la mémoire des parties. C’est aussi à cette époque que MUD deviendra accessible sur Arpanet, puis plus tard sur des réseaux grand public tels que Compunet au Royaume-uni et Compuserve (à l’époque distinct d’Internet) aux États-Unis.

La salle des dangers (The Uncanny X-Men, Chris Claremont/Walt Simonson, 1983). La Salle des dangers (The danger room) est le lieu d’entraînement des X-Men depuis leur création, en 1963. Ce n’était à l’origine qu’un gymnase amélioré où les super-héros mutants pouvaient s’exercer au combat parmi des obstacles, puis des dispositifs robotiques capables de s’adapter à leurs mouvements.

Times Square simulé dans la salle des dangers.
All new X-Men, 2013

Après avoir été complètement détruite, la salle des dangers a été reconstruite à l’aide d’une technologie fournie par le peuple extra-terrestre Shi’ar : l’holographie en lumière solide, qui permet de modifier l’espace mais aussi de faire apparaître des antagonistes artificiels tangibles. À partir de là, la salle des dangers permet toutes les simulations, et des simulations concrètes. L’ordinateur qui contrôle la salle se révèle être devenu conscient, et en 2005, dans la série Astonishing X-Men, il se donne même une apparence physique (féminine) et prend le nom de Danger.

Habitat (LucasArts, 1985). Cet environnement virtuel en 2D, aux graphismes rudimentaires, mettait en contact des personnes équipées d’ordinateurs Commodore 64 et discutant sur le réseau Quantum Link — un réseau distinct d’Internet qui deviendra par la suite America OnLine.

Chaque personne était représentée par un « avatar », mot emprunté à l’Hindouisme que Habitat a été le premier système à l’employer pour décrire la représentation d’un utilisateur.

Convoi™ (Thierry Smolderen, Philippe Gauckler, 1990). Le monde de Convoi™ est un jeu massivement multijoueurs dont le gagnant remportera une somme considérable. C’est aussi un espace de convivialité et même, de complots politiques.

La série a quatre tomes : Convoi (1990), Les prisonniers de Convoi (1991), Les joueurs de Convoi (1993), Le Ciel de Convoi (1995).

Snow Crash (Neal Stephenson, 1991). Baptisé Le Samouraï virtuel en France, ce roman cyberpunk (ou post-cyberpunk) humoristique, parfois assez bouffon, regorge d’idées brillantes. Il se situe dans une Amérique où l’État a été remplacé par une myriade d’entités autonomes, entre sociétés capitalistes et mafias. Le roman a participé à populariser le mot « avatar » pour décrire une identité virtuelle (le mot existait déjà dans le jeu Habitat, ce que Stephenson ignorait) et c’est là qu’est né le nom « Métavers » pour décrire les mondes persistants. On y croise aussi des coursiers sur planche à roulettes motorisée, et un virus informatique qui utilise la langue des Sumériens pour… (lisez-le donc pour en savoir plus !).
Depuis des années il est prévu que ce roman ait droit à une adaptation en film ou en série, mais les différents studios qui en ont eu le projet (Touchstone, Paramout, Amazon Prime, HBO) semblent chaque fois finir par renoncer.

Le Cobaye (1992). Ce film, dont les producteurs ont tenté de faire croire qu’il était l’adaptation d’une nouvelle Stephen King, parle d’un jardinier simple d’esprit qui découvre la réalité virtuelle en participant à une expérience destinée à augmenter les facultés intellectuelles des chimpanzés.
En un rien de temps, il devient non seulement intelligent mais aussi dangereux, puisqu’il veut se venger de toutes les personnes qui l’ont maltraité au cours de sa vie — et la liste est longue !

Sorti alors qu’Internet commençait à atteindre le grand public aux États-Unis, ce film propose une vision assez naïve des vertiges du « numérique » et du sentiment de puissance qu’il offre.
On retiendra le système de maintien du corps des virtunautes, un gyroscope géant qui permet des mouvements à 360°.

Wild Palms (Bruce Wagner et Oliver Stone, 1993). Une mini-série qui a souvent été comparée à Twin Peaks, du fait de son esthétique soignée et de son univers mystérieux, mais dont le sujet est sans doute plus proche de celui du Videodrome de David Cronenberg ou du Congrès de Futurologie de Stanislaw Lem6.

Il y est question des rapports qui lient politique, sectes religieuses (l’église de Scientologie semble nettement visée par cette fiction) et médias de masse. Le monde virtuel de Wild Palms relève de ce que nous appelons à présent la « réalité augmentée » : les acteurs de sitcoms peuvent évoluer dans notre salon, grâce à une technologie très convaincante et à une drogue qui nous fait croire que nous pouvons toucher les personnages qui sont projetés parmi nous. Cette interpénétration entre réel et virtuel donne au Sénateur Kreutzer l’ambition de devenir lui-même une créature virtuelle omniprésente.

VR.5 (1995). Cette série a pour héroïne Sydney Bloom (Lori Singer), fille d’un informaticien et d’une neurologue, qui découvre par hasard que lorsqu’elle se trouve au téléphone avec quelqu’un tout en évoluant dans un espace virtuel, elle parvient à se connecter à l’inconscient de la personne et même, à agir sur la réalité tangible, tout en n’ayant que peu de contrôle de la réalité virtuelle, qui fonctionne plutôt comme les rêves.

Un peu comme dans Le Cobaye, on retrouve ici l’idée que les mondes virtuels peuvent chambouler le monde actuel.
La série n’a eu que treize épisodes et n’a été diffusée en France que sur la chaîne privée Canal Jimmy, mais on peut en visionner les épisodes sur Archive.org.

Cybertown (1995-2012). Cybertown (qui a fusionné avec Colony City, projet similaire de Sony, en 1996) permettait à ses utilisateurs de discuter sous forme d’avatars, en 2D ou en 3D. Ce monde virtuel avait sa propre monnaie et son système immobilier.

Lorsque CyberTown a disparu, ses utilisateurs l’ont recréé. Cette image montre la version « revival » de CyberTown, et non la version d’origine (dont les captures disponibles sont de très mauvaise qualité).

Le site est devenu payant en 2002 mais cela ne l’a pas empêché de continuer d’exister près de dix ans.

Active Worlds (1995). Sorti deux mois après Cybertown, Active Worlds est sans doute le plus ancien monde virtuel en trois dimensions accessible via Internet à être toujours en activité.

The Palace (1995). Lancé par Time Warner Interactive, The Palace est une interface de chat en deux dimensions. Chaque utilisateur est représenté par un avatar dont il peut changer l’apparence et déplacer sur l’écran.

Le Deuxième monde (Canal+ Interactive, 1996-2002). Authentique environnement virtuel en trois dimensions, le Deuxième monde permettait à ses utilisateurs de se déplacer et d’interagir dans une réplique de Paris. Ils pouvaient exercer des métiers (rémunérés dans une monnaie locale, l’écu), louer un appartement ou même posséder une concession pour redessiner des quartiers à leur guise.

Au début de l’année 2002, Canal+ a définitivement fermé le site, laissant les « bimondiens »7 à la rue. Certains ont tenté de créer un second deuxième monde baptisé Lutèce, mais projet a fait long feu. Un an plus tard sortait Second life.

Avalon (Mamoru Oshii, 2001). Mamoru Oshii est à la fois réalisateur de films d’animation et de films en prises de vue réelles. Dans le domaine de l’animation, on lui doit entre autre Ghost in the Shell (1995) et sa suite Ghost in the Shell: Innocence (2004). Avalon est un jeu vidéo illicite auquel on joue en reliant directement son cerveau au réseau, et qui crée un phénomène d’addiction chez ses joueurs.

Tourné en Pologne avec des acteurs polonais, en polonais, et presque constamment soumis à un filtre plus ou moins sépia, ce film a une esthétique forte, et une ambiance étrange, mais est (je crois que je ne suis pas seul à le penser) assez ennuyeux.

Les Enfers virtuels (Iain M. Banks, 2010). Dans ce roman du « cycle de la Culture », la technologie a permis de réaliser une promesse divine : la damnation. Plusieurs civilisations de l’Univers recourent à des simulations informatiques où ils transfèrent, dans un but punitif, la conscience de personnes condamnées à des tourments éternels. Les « personnes » qui se trouvent dans ces enfers ne sont plus vivantes, mais les tortures qu’elles subissent n’en sont pas moins douloureuses que si elles l’avaient été. Des activistes opposés à ce traitement se rendent volontairement sur un serveur infernal afin de prouver son existence, qui est niée par les civilisations galactiques qui l’utilisent. Ils y découvrent un monde d’épouvante.

Zendegi (Greg Egan, 2010). Zendegi est le nom d’un monde persistant administré par une iranienne revenue des États-Unis. Le roman parle à la fois d’intelligence artificielle (comment, dans un monde virtuel, distinguer une personne véritable d’un automate particulièrement bien fait ?) et de l’avenir de l’Iran et de la révolution islamique.
Ce n’est pas le roman le plus célèbre de son auteur, mais je le trouve vraiment réussi, intelligent, comme tous les livres de Greg Egan, mais aussi assez sensible.

L’Oasis (Player One, par Ernst Cline, 2013). Au milieu du XXIe siècle, le monde est devenu chaotique : réchauffement climatique, pauvreté, guerres,… Les gens se réfugient dans un monde virtuel en ligne, l’Oasis, dont le créateur a décidé de léguer son immense fortune à la personne qui parviendra à résoudre des énigmes qui réclament une solide culture geek.

Le roman a été adapté au cinéma par Steven Spielberg en 2018 sous le titre Ready Player One.

San Junipero (Charlie Brooker, Black Mirror, 2016). Ce lieu imaginaire — qui tire son nom de Junípero Serra, le saint apôtre de la Californie —, est un monde virtuel que l’on peut visiter, mais où l’on peut aussi rester, en y téléchargeant sa conscience après sa mort.

Il s’agit donc d’une sorte de paradis virtuel. San Junipero est sans doute l’épisode le plus émouvant de la série Black Mirror, à égalité avec celui réalisé par Jodie Foster (Arkange). Black Mirror a exploré l’idée de la réalité simulée et du téléchargement de conscience dans plusieurs autres épisodes, notamment White Christmas, USS Callister et Hang the DJ.

Virtual revolution (Guy-Roger Duvert, 2016). La ville de Paris en 2047 ressemble (visuellement) au Los Angeles de Blade Runner et les trois quarts de sa population sont connectés en permanence à des mondes virtuels, les Verses. Un certain nombre de joueurs sont assassinés, et une enquête est menée à la fois dans le monde virtuel et dans le monde réel.

Un cas assez rare de film cyberpunk français !

The Orville (2017). Dans la série The Orville, le « simulateur environnemental » est un lieu où chacun membre de l’équipage d’un vaisseau d’exploration galactique, peut aller pour oublier un temps qu’il se trouve dans le vide spatial. Les simulations sont hyper-réalistes et les objets ou les personnes qu’on y trouve sont tangibles.

Ce lieu du vaisseau est une astuce scénaristique plutôt futée pour évoquer la vie intérieure de chaque membre de l’équipage. Un même dispositif existait aussi dans Star Trek New Generations (cf. commentaires).

Kiss me first (2018). Dans cette série britannique, une jeune femme passe tout son temps dans un jeu en réalité virtuelle nommé Azana. Elle rencontre un jour une bande de jeunes gens qui ne jouent pas mais qui semblent connaître des secrets sur ce monde virtuel.
Elle devient leur amie, mais ce qui se passe dans l’environnement virtuel commence à avoir des implications tragiques dans le monde actuel.

On peut voir cette série sur Netflix, qui l’a co-produite avec Channel four.

Alt-Life (Joseph Falzon, Thomas Cadène, 2018). Josiane et René constituent le « couple témoin » d’un univers virtuel qui, si l’expérience est concluante, a vocation à accueillir toute l’humanité.
Peut-on vivre sans corps ? Aimer ? Est-on blasé lorsque presque tout est possible ?

Un second tome, où les deux protagonistes découvrent ce que devient leur monde à présent qu’ils n’y sont plus seuls, est paru en 2021.

Upload (2020). Dans cette série, il est possible à une personne qui va mourir de télécharger sa conscience et sa personnalité pour continuer à vivre dans un environnement virtuel. L’idée est désormais classique, mais son intérêt ici réside dans les enjeux sociaux qui entourent cet au-delà : les personnes fortunées vivent dans le luxe, tandis que celles dont on ne paie plus l’abonnement à la société Horizen n’existent plus que quelques minutes par mois, et dans des conditions déplorables.

Nathan n’est pas encore mort quand sa fiancée le pousse à accepter d’être téléchargé… Assomé par les antalgiques, il trouve dommage de ne pas lire le contrat avant de le signer, mais on le convainc en lui rappelant que c’est comme n’importe quel contrat-utilisateur que l’on signe sans lire.

Envoyé dans le luxueux environnement Lakeview, Nathan Brown est en contact avec Nora, un « ange », qui, depuis un call-center, a pour mission d’assister les clients du service lorsque leurs interlocuteurs artificiels ne suffisent plus. Tous deux enquêtent sur l’accident plutôt suspect qu’a subi Nathan, dont une partie des souvenirs a été effacée.

Je m’arrête ici, la liste est sans fin, mais n’hésitez pas à ajouter en commentaire des univers virtuels qui vous ont marqué.

  1. Essayons une définition : le Métavers serait l’interconnexion, via Internet, de divers mondes virtuels persistants. Un « monde persistant », c’est un environnement virtuel qui continue d’exister et d’évoluer même si on n’y est pas connecté. []
  2. L’honnêteté me force par ailleurs à admettre que je ne connais rien aux jeux multi-joueurs, les ayant toujours évité, par peur d’y passer tout mon temps. []
  3. E. M. Forster a produit d’autres récits de science-fiction, mais ils sont perdus car l’auteur a brûlé ses travaux de jeunesse, sans doute pour qu’on ne retienne que ses écrits « sérieux ». []
  4. La nouvelle est inclue au Projet Gutenberg. []
  5. Le premier court-métrage technicolor en prises de vue réelle est La Curraracha, avec Judy Garland, sorti en 1934. Le premier long-métrage, Becky Sharp, sort l’année suivante. []
  6. Le Congrès de Futurologie, de Stanislaw Lem, sorti en 1971, a été adapté par Ari Folman sous le titre Le Congrès en 2013. []
  7. Voir le site asso.bimondiens.com, désormais dédié à entretenir le souvenir du Deuxième monde. []

DICRéAM et Métavers

septembre 17th, 2022 Posted in Les pros, Personnel | 1 Comment »
Une réunion de commission dans le Métavers, d’après le logiciel de prompt-art Crayion.

Je ne suis pas artiste moi-même, je n’ai donc jamais demandé d’aide pour réaliser une quelconque œuvre, et, sauf erreur (j’admets que je ne connais pas forcément le détail du financement des projets artistiques auxquels j’ai collaboré), je n’ai participé à aucune œuvre aidée (développement, production, diffusion) par feu le Dispositif pour la Création Artistique Multimédia et Numérique (DICRéAM) du Centre national du cinéma. J’ai en revanche fait partie de la commission d’acquisition d’œuvres de design du Centre national des arts plastiques, et d’une commission du centre national des lettres chargée d’attribuer des résidences et de subventionner des festivals littéraires1 et j’ai pu apprécier le sérieux et l’engagement des différents participants à ces groupes (participants qui sont, il faut le dire, bénévoles).

DICRéAM in the Metaverse (toujours par le logiciel Crayion).

Tout ça pour dire que je ne connais pas spécialement le DICRéAM, ou plutôt, je le connais d’abord de nom. Je rappelle son objet tel que décrit sur la page dédiée du site du CNC : c’est un « (…) laboratoire favorisant le dialogue entre les différents champs de la création contemporaine (arts visuels, arts vivants, littérature, jeu vidéo…) à travers son soutien à des projets qui interrogent de façon expérimentale la question de l’écriture et des usages numériques. ». Cette description, confirmée par la liste des projets soutenus pendant vingt ans, a l’avantage d’être très ouverte et de n’exclure a priori ni pratiques, ni supports, ni profils (artiste, société de production, lieu,…). Et c’est évidemment la seule bonne approche pour le domaine de la création numérique, qui ne cesse de se transformer, au gré de l’apparition d’outils ou de problématiques.

Digital art in the metaverse, par Crayion.

Le domaine de la création numérique n’a jamais été aussi divers qu’aujourd’hui puisque les nouveautés à la mode (disons, aujourd’hui, le blockchain et l’Intelligence artificielle, et bien sûr, on en reparle plus avant, le Métavers) ne se suppléent pas à d’anciennes pratiques ou à d’anciennes préoccupations esthétiques ou philosophiques, elles s’y additionnent : Je n’étais pas né quand Manfred Mohr a commencé à programmer des images, et il continue de le faire aujourd’hui, toujours en langage Fortran, paraît-il. À côté, des artistes se passionnent pour les appareils mobiles, la robotique, les capteurs, le réseau,…
Même les domaines de la création numérique qui disparaissent apparemment corps et biens finissent par être réexaminées sous l’angle de l’Histoire (ou de la restauration d’œuvres), et par inspirer des formes à venir. C’est par exemple le cas du cd-rom.

Qui se souvient de The Palace ? Sortie en 1995, cette interface de chat plaçait les participants aux discussions sur un décor, avec un avatar personnalisé. C’est en gros le principe du Horizon Worlds de Facebook.

Un sujet à la mode et au potentiel sans doute passionnant, est la question des mondes virtuels persistants. Ils ne constituent pas une nouveauté, on peut même parler d’un serpent de mer qui, au même titre que la 3D stéréoscopique au cinéma, qui poursuit un but proche, est régulièrement présenté comme l’évidente étape suivante, mais qui ne convainc jamais durablement le public. On se souviendra de l’enthousiasme de nombreux artistes pour Second Life (2003), aujourd’hui quelque peu déserté. On a oublié le Deuxième monde, lancé par Canal+ en 1997. On n’évoque plus très souvent le VRML, l’équivalent en 3D virtuelle du langage HTML, lancé en 1994, et qui eût dû être l’avenir du web.

Quand la 3D était le futur des interfaces (Jurassic Park).

Avant d’acquérir un semblant de réalité, les mondes virtuels ont inspiré (et n’ont cessé de le faire) la science-fiction, depuis Simulacron 3 il y a bientôt soixante ans, jusqu’aux innombrables fictions récentes telles que la réjouissante série Upload, en passant par la visionnaire bande dessinée Convoi™ (1990), par Thierry Smolderen et Philippe Gauckler.
Admettons-le, d’un point de vue technique, le domaine a beaucoup progressé depuis le Sensorama de Morton Heilig (1956). Grâce à la puissance des machines, les casques de réalité virtuelle sont légers, leurs images sont actualisées de manière très dynamiques, ils ne collent pas une migraine et un mal de mer immédiat à ceux qui les utilisent. C’est un progrès, mais aurons-nous pour autant envie de les utiliser intensivement un jour ?

Le Deuxième monde (1997-2001).

C’est en tout cas ce moment de relative maturité technique qu’a choisi Mark Zuckerberg pour annoncer la fin programmée de Facebook au profit du Métavers Horizon Worlds, qui devrait porter toutes les fonctions des réseaux sociaux dans un environnement virtuel (à l’aide notamment des casques Occulus, acquis par Facebook). Dans le monde idéal de Zuckerberg, nous allons pouvoir avoir des réunions de travail sans avoir à souffrir de nous tenir physiquement dans la même pièce, et en décidant si nous voulons avoir l’apparence d’un tigre, d’un hot-dog ou d’une licorne. Le mot Métavers/Metaverse n’appartient pas à Facebook, il était déjà présent dans l’excellent roman Snow Crash (1992), par Neal Stephenson2, mais la société Facebook a été renommée en Meta, ce qui indique de manière plutôt explicite la direction que Zuckerberg souhaite donner à ses services.

Losing money in the metaverse, par le logiciel Crayion.

Facebook/Meta a investi treize milliards de dollars dans le Métavers. Microsoft travaille à un portage en 3D de son application de réunions Teams. Samsung travaille sur un projet du même genre. Les sociétés de jeu vidéo comptent tirer parti de leur expertise dans le domaine des mondes persistants (Fortnite, Animal Crossing, TheSandbox, etc.). Et la liste n’est pas terminée, le métavers est un sujet « chaud », l’objet de spéculations, d’espoirs, il ne lui manque plus qu’une chose, un rien du tout, une broutille : que le public s’y intéresse, ce qui n’est pas forcément le cas pour l’instant, en dehors du domaine du jeu vidéo.
Je peux me faire des idées, mais il me semble que ce nouvel environnement peinera à démarrer tant qu’il n’existera pas un standard ouvert et libre sur lequel pourront se développer les initiatives commerciales, sociales et créatives. On sait la manière totalitaire avec laquelle Facebook a fait passer sous son contrôle toute une partie des échanges et de la production sur Internet, remplaçant en partie les forums, l’e-mail, les blogs, le chat, etc.3 Qui voudrait de la même chose à trois-cent soixante degrés ?

DICRéAM R.I.P.

Arrivés à ce moment de mon texte, vous comprendrez sans doute ma consternation et celle de nombreux acteurs du monde de la création numérique en apprenant, il y a dix jours, que le CNC supprime le DICRéAM, mais aussi le Fonds d’aide aux Expériences Numériques4, lesquels sont remplacés par le Fonds d’aide à la création immersive, dont la première présidence est assurée par Jean-Michel Jarre, musicien bien connu mais aussi, nous dit-on, « pionnier des metavers ». Confier une commission à une personne mondialement célèbre est, certes, une manière de montrer l’importance que l’on veut y accorder, ne serait-ce que médiatiquement, mais encore faut-il que le projet soit bon.
Le communiqué de presse insiste lourdement sur la notion de Métavers, qui, je cite, « présente des opportunités sans précédent ».

Il est vrai que Jean-Michel Jarre collabore avec la start-up Perpignanaise VRrOOm, qui met au point sa propre plate-forme destinée à la tenue d’événements tels que des concerts de Jean-Michel Jarre.

Nous perdons donc un dispositif plutôt généraliste et ouvert au profit d’un fonds restreint à la question de l’immersion, destiné à soutenir des projets relevant « de la Réalité Virtuelle, de la Réalité Mixte et des Narrations Interactives ». La dotation du fonds est de 3,6 millions d’euros. S’il s’agit d’aider les créateurs français à résister à l’emprise de Facebook5, 3,6 millions semble un peu misérable, à tel point que c’est plus ou moins le montant des impôts scandaleusement bas dont s’est acquitté Facebook en France en 2021. S’il s’agit de participer à la popularisation d’un projet pour l’instant bancal porté par la société de Mark Zuckerberg, c’est encore plus piteux et c’est beaucoup trop cher payer.

Si comme moi et comme bien d’autres vous jugez qu’il aurait été avisé de consulter un peu les artistes avant de les priver de deux dispositifs ouverts à divers types de créations et de remplacer ces derniers par une commission au sujet restreint, allez donc signer la pétition lancée par Grégory Chatonsky, en cliquant ici.

  1. Commission à laquelle je n’ai quasiment pas participé, pour des questions d’incompatibilité d’emploi du temps. []
  2. Snow Crash, en français Le Samouraï virtuel, a par ailleurs participé à installer l’usage actuel du mot Avatar, même si l’auteur a découvert qu’il n’en était pas l’inventeur, le mot était déjà employé dans le jeu Habitat, en 1986. []
  3. Au passage, je remarque que les artistes plasticiens n’ont pas réussi à faire grand chose d’intéressant avec Facebook : cette plate-forme est trop contraignante, jamais l’affirmation de Marshall McLuhan « The Medium is the message » n’a sans doute été si vraie. Cela augure mal des possibilités du métavers Horizon Worlds pour les créateurs. []
  4. Je ne sais pas grand chose du Fonds d’aide aux expériences numériques, mais son objet semble assez proche de celui du fonds confié à Jean-Michel Jarre. On peut donc dire que l’événement n’est pas tellement la fusion de deux dispositifs, mais la disparition de l’un d’entre eux. []
  5. Je cite cet audacieux raccourci historique par Jean-Michel Jarre, qui explique qu’il y a une chance historique à ne pas laisser passer : « Nous avons inventé internet dans l’Hexagone et en Europe et puis nous l’avons laissé filer de l’autre côté de l’océan. Il ne faut pas reproduire la même erreur avec le métavers aujourd’hui ». []

French connexion

septembre 13th, 2022 Posted in Non classé | No Comments »

(la faute du titre est, bien évidemment, intentionnelle)

Bertrand (Denis Podalydès) dans Effacer l’historique

Le cinéma français du XXe siècle a proposé peu de films liés aux questions numériques, même sous forme d’allusion. Je peux citer des exemples un peu épars tels qu’Alphaville1, l’Ordinateur des pompes funèbres, Le Passage, et quelques films dont une séquence met en scène un ordinateur (Les sous-doués 1 et 2, par exemple). Si je devais dégager un point commun à tous ces films, c’est que l’informatique y tient un rôle assez négatif, elle est présentée sans doute un peu naïvement comme ou outil de destruction de la poésie, de l’amour, ou de la vie.
Au XXIe siècle, je peux citer au moins deux fictions qui se déroulent dans le monde du jeu vidéo (G@mer et Elle, de Paul Verhoeven). Au delà, on ne peut en tout cas pas dire que chaque grand sujet de l’Histoire de l’informatique (l’emploi ; le hacking ; l’informatique personnelle ; l’Intelligence artificielle ; etc.) ait donné lieu à une foule de productions cinématographiques en France. N’hésitez pas à me signaler en commentaire des références qui me manqueraient à ce sujet.

La harcèlement scolaire en ligne, dans Effacer l’Historique.

Le réseau, et notamment les possibilités sociales et politiques amenées par Internet ont en revanche suscité plusieurs fictions2. Dans la série SœurThérèse.com (2002-2011), une religieuse utilise Internet pour échapper à la vie conventuelle puisque c’est par l’entremise de son site web qu’elle est contactée pour mener d’improbables enquêtes policières. Beaucoup moins anecdotique, le visionnaire 8th Wonderland, sorti en salles en 2010 (mais présenté en festival deux ans plus tôt) prédisait le mouvement Anonymous, l’épopée Wikileaks, ou les formes de mobilisation en ligne que nous connaissons à présent3. Le Minitel, enfin, a été évoqué par plusieurs fictions : 3615 père Noël en 1989, Des lendemains qui chantent en 2014 et la récente série 3615 Monique, mais n’ayant à ce jour rien vu de tout ça, je n’ai rien à en dire. Toujours au chapitre des fictions récentes, je peux citer le film Connectés, un thriller qui se tient pendant un apéro en visio-conférence, mais qui ne va pas plus loin que son prétexte et que je ne mentionne que pour l’anecdote4. Je peux en revanche citer Big Bug, de Jean-Pierre Jeunet, ou encore Virtual Revolution, de Guy-Roger Duvert, qui auront des articles dédiés.

En deux ans sont sorties de belles satires où le réseau, le téléphone mobile, les plate-formes numériques de services, etc., constituent un sujet central :

Selfie, sorti au début de l’année 2020, est un film à sketchs réalisé par Thomas Bidegain, Marc Fitoussi, Tristan Aurouet, Cyril Gelblat et Vianney Lebasque. Les différentes séquences se recoupent et nous offrent un portrait à peine forcé du monde connecté : Une famille dont le cadet souffre d’une maladie grave est propulsée dans le monde des influenceurs et ne vit pas très bien les hauts et bas de sa célébrité ; une professeure de français qui s’acharne sur un youtubeur qu’elle juge ignorant, et finit par développer une forme d’amitié à son égard ; un homme qui, face à la pertinence des prescriptions de l’algorithme d’un site de vente par correspondance développe un respect superstitieux des recommandations qui lui y sont faites ; un jeune homme qui enchaîne les rencontres par Internet en espérant voir sa note monter suffisamment pour que la collègue de bureau dont il est amoureux daigne porter les yeux sur lui ; enfin, les convives d’un mariage, isolés et sans connexion, qui apprennent néanmoins qu’il est désormais possible de savoir tout ce que l’on veut sur qui l’on veut, pourvu que les secrets de la personne soient cachés en ligne, et qui paniquent bien avant que leurs secrets soient dévoilés5.

Dans Selfie, Fred (Maxence Tual) et Stéphanie (Blanche Gardin) n’arrivent pas à apprécier la guérison de miraculeuse de leur fils depuis que les internautes se désintéressent de leur famille.

Effacer l’historique, sorti pendant l’été 2020. Réalisé par Benoît Delépine et Gustave Kervern, le film met en scène trois amis, qui se sont rencontrés sur des ronds-points lors de l’épisode des gilets-jaunes, et qui sont complètement démunis face au tour kafkaïen que prend leur existence numérique. Une femme est victime de chantage à la sex-tape ; une seconde cherche à assurer la survie de son activité de transport (de type Uber/Lyft) : elle a besoin d’effectuer des courses pour voir sa note remonter, mais ses faibles évaluations l’empêchent d’avoir des clients pour améliorer les choses ; Enfin, un père surendetté dont la fille est victime de harcèlement tombe amoureux d’une téléconseillère.

Marie (Blanche Gardin), victime d’un maître-chanteur (Vincent Lacoste), dans Effacer l’Historique.

Le trio décide de se défendre, en allant plaider sa cause à la source, et en se faisant aider d’un pirate informatique qui vit caché dans une éolienne (Bouli Lanners).
Au passage, on croise notamment Jackie Berroyer, Benoît Poelvoorde et Michel Houellebecq.

Les deux Alfred, sorti en juin 2021. Réalisé par Bruno Podalydès, le film avance de quelques pas dans le futur pour nous dépeindre une société « startupisée » et « ubérisée », où les salariés font du trampoline et se font offrir « des bombecs » au bureau mais n’ont pas le droit d’avoir d’enfants, et où les les gens qui se veulent « leurs propres patrons » sont les esclaves prolétarisés des services qui organisent leur activité.

Séverine (Sandrine Kimberain), aidée par Arcimboldo (Bruno Podalydès), essaye désespérément d’être identifiée par son véhicule autonome.

On notera un petit jeu de marabout-bout-de-ficelle entre ces trois films qui entretiennent non seulement un lien thématique évident — l’aliénation permise par les technologies dites « sociales » —, mais ont aussi des acteurs en commun, puisque Blanche Gardin figure aux génériques de Selfie et d’Effacer l’Historique6, et que Denis Podalydès tient un rôle principal dans Effacer l’Historique et dans Les deux Alfred. Ces trois films forment en tout cas un bel ensemble, un condensé d’époque et une réflexion pertinente sur les dérives qui se mettent en place, mais aussi sur l’état d’égarement, d’absence totale de contrôle, de ceux qui en sont victimes. On retrouve ici le double-sens du « net » de Internet : c’est le réseau qui relie les gens, mais aussi le filet qui enserre.
Si Selfie s’en tient à un constat grinçant, Les deux Alfred et Effacer l’Historique nous offrent une solution, en nous rappelant cette évidence : ce sont les liens sociaux forts (amis, amours, famille) qui peuvent nous aider à surmonter notre détresse face à un monde où l’on se trouve facilement victime des systèmes et des personnes qui donnent un prix (et un coût) à tout.

Je n’ai pas grand chose de plus à dire de ces films, si ce n’est qu’ils méritent tous les trois d’être vus.

Des protagonistes de la série Détox s’inscrivent dans un camp de déconnexion, où elles fréquentent des youtubeurs, des Instagrameurs, etc. On les électrocute lorsque leur main cherche machinalement un téléphone dont on entend la sonnerie et une des épreuves qu’on leur impose est une course de cross au cours de laquelle des personnages en forme d’icônes de services web les agressent.

Mue par les mêmes intentions, la série Détox (Netflix) est moins convaincante, le sujet (s’imposer de renoncer très temporairement à son téléphone mobile) devient rapidement un simple prétexte à une comédie familiale, et si propos il y a, celui-ci se perd dans un ensemble un peu brouillon.

  1. J’apprends le décès de Jean-Luc Godard le jour de la publication de cet article ! []
  2. Je note au passage des productions non pas françaises mais francophones assez originales, où le réseau joue un rôle important : Thomas est amoureux (Belgique, 2000), dont le héros est un agoraphobe confiné dont les rares fréquentations se font en visioconférence, et Bedwin Hacker (Tunisie, 2002), improbable thriller saharien tournant autour de l’hacktivisme. []
  3. 8th Wonderland n’invente cependant pas tout, on pensera notamment aux actions du duo d’artistes The Yes Men et avant cela, du collectif RTMark. []
  4. Les films Adieu les cons (Albert Dupontel, 2020) et 8, rue de l’Humanité (Danny Boon, 2022) font référence au hacking pour le premier, et à la vidéo en ligne pour le second, j’aurais pu les citer aussi, pour une scène ou deux plutôt que pour le propos général. []
  5. À rapprocher du roman Simili-Love, où les données universelles sont d’abord commercialisées, puis totalement libérées, aboutissant à un effondrement généralisé des structures sociales et politiques, au profit d’un consortium de services numériques, ou, plus ancien, à la nouvelle Un Logic nommé Joe, par Murray Leinster, où la société est détruite par la disponibilité absolue et universelle de l’information. []
  6. Toujours avec Blanche Gardin, je suis curieux du film #Jesuislà, sorti en 2020, qui évoque apparemment Instagram. []