Profitez-en, après celui là c'est fini

Écrire avec ChatGPT, c’est tricher ?

décembre 12th, 2024 Posted in Études, IA, Lecture | No Comments »

Il fallait bien que ça finisse par arriver : les étudiants se mettent à produire des devoirs écrits que l’on a du mal à ne pas soupçonner d’avoir été réalisés à l’aide de ChatGPT (ou équivalent), voire uniquement par ChatGPT, sans un gramme de décision véritable de la part de la personne qui signe le texte.

Et c’est un peu triste, car c’est la démonstration d’une double inconsidération : inconsidération du pseudo-auteur vis-à-vis de ses propres capacités à penser et à écrire, et inconsidération envers les destinataires du texte, qui se voient condamnés à la lecture d’une prose certes bien rédigée et bien orthographiée — et c’est parfois un soulagement —, mais plutôt plate, consensuelle, dénuée d’engagement personnel. L’auteur ne comprend pas son texte (quand il l’a lu !), lequel a été produit par un logiciel qui ne comprend lui-même ni la question qu’on lui pose ni sa propre réponse, et s’appuie pour le générer sur une moyenne de textes préexistants. Le lecteur n’est alors plus vu comme un enseignant capable d’apprécier une pensée, de donner des conseils, mais juste comme le consommateur d’une série de caractères qui ne lui apprennent rien, ne lui disent rien, ne bousculent rien, mais ont comme vertu d’être impossible à attaquer, malgré leur indigence fondamentale. Une perte de temps pour les enseignants que certains résoudront bientôt, je le prophétise (sans risque, car je suppose que ça arrive déjà), en laissant ChatGPT se charger de leur fournir des résumés voire des évaluations des textes en question. Dans le cadre estudiantin, et au delà, un texte ne devrait jamais être un simple prétexte à évaluation, c’est l’évaluation qui doit être le prétexte à produire le texte. Un texte, c’est un message adressé par une personne à une autre, ou à plusieurs autres, ou à la postérité. Pour apprécier un texte que l’on lit, il me semble qu’on a besoin de penser qu’il nous est destiné, que quelqu’un a eu envie de nous le faire lire, que quelqu’un veut nous dire quelque chose. Ou que l’auteur a envie de se dire quelque chose à lui-même, puisque l’on écrit souvent pour soi — pour se souvenir, pour mettre en forme ses idées.
Les étudiants manquent souvent d’assurance vis-à-vis de l’écriture, et ce manque d’assurance va jusqu’à manquer totalement d’estime pour leurs propres capacités. Et cela ne date pas d’hier ou de l’IA. Je me souviens d’un étudiant, il y a vingt ans, qui m’avait rendu un texte intégralement copié-collé. Quand je le lui ai fait remarquer, il ne s’est pas vu comme un tricheur attrapé, non, ce qu’il avait fait lui semblait logique et même respectueux de ses lecteurs, il m’avait dit cette chose terrible : « Il y a écrit exactement ce que je pense mais je n’aurais jamais été capable de le dire aussi bien par moi-même ».

L’école de la République1 est sans doute en partie fautive, ici, car dans son fonctionnement même, elle est souvent amenée à inhiber les écoliers, à sanctionner l’originalité et à décourager le progrès. Et bien sûr à faire passer l’orthographe pour la première et la plus importante valeur d’un texte. Or, et c’est un grand secret qui vaut pour l’écriture, le dessin, la musique, l’orthographe, la prise de parole publique, etc., on peut toujours progresser2.
Mais, ainsi qu’on l’apprend, notamment en école d’art, pour progresser, il faut faire. Et donc pour écrire bien, il faut écrire3.

Lors du séminaire d’automne de l’Andea4, Anthony Pillette, artiste et collègue de l’école des Beaux-Arts de Marseille, très intéressé par le potentiel des Intelligences Artificielles génératives, a évoqué une charte d’utilisation des IA génératives en école d’art qu’il a participé à élaborer, avec Sophie Abraham, à l’occasion d’une résidence en Nouvelle-Zélande — pays où la question de l’appropriation culturelle (amplifiée par l’utilisation d’IAs) est l’occasion de fortes tentions entre populations d’origine maorie et celles d’origine européenne. Si je me méfie un peu des chartes de ce type, qui pourraient contrarier la vocation exploratoire de l’Art et des études en Art, ou encore soutenir une version stérilisante du copyright, je dois dire que ce texte me semble plutôt pertinent. On peut résumer cette charte aux trois points qui suivent :

  • Les créateurs qui recourent aux IA génératives doivent être honnêtes quant à l’origine de leur production, et pédagogues quant au processus.
  • Les utilisateurs d’IA génératives doivent être conscients des limites et des possibles biais (préjugés culturels, racistes, sexistes) intrinsèques aux outils et aux « datasets » qui les ont nourris, et doivent faire en sorte de les combattre (ou, ajouterais-je, de les utiliser d’une manière qui les fasse apparaître5 )
  • Les utilisateurs d’IA génératives doivent connaître les techniques et les savoir-faire que leurs outils remplacent. En effet, on peut demander à Midjourney d’imiter l’aquatinte ou le Polaroïd, mais il serait dommageable d’en venir à prendre ces techniques comme de simples effets, comme des filtres — sur ce dernier point on notera une propension assez spontanée des étudiants en école d’art à contrebalancer l’usage croissant d’outils numériques par le retour volontaire à des pratiques artisanales, manuelles, ouvertes à l’accident et à la surprise : sérigraphie, photographie argentique, etc.

Si cette charte a d’abord été pensée pour les Intelligences Artificielles génératives dédiées à la production visuelle, elle peut tout à fait s’appliquer à la production textuelle.

Les Large Language Models (LLM) ChatGPT, Claude AI ou Gemini ne doivent pas forcément être traités en ennemis par les enseignants, pas plus que les calculatrices ou les gommes, mais il faut que ces outils soient utilisés intelligemment et honnêtement. Je me souviens avoir physiquement souffert en tentant de déchiffrer certains mémoires universitaires dont la syntaxe était incompréhensible et dont l’orthographe m’a parfois donné envie de me crever les yeux. Et en souvenir de ce calvaire — désormais terminé puisque je n’ai plus de poste à Paris 86 —, je recommande aux étudiants de ne pas hésiter à utiliser ChatGPT pour tout ce qu’il sait faire (et qu’il peut même faire très pédagogiquement) : vérifier la syntaxe d’une phrase, trouver des synonymes, corriger l’orthographe…

Les enseignants — que j’encourage à tester cet outil eux-mêmes pour le connaître —, ne vont pas tarder à identifier le style ChatGPT : listes à point powerpointesques, propositions prudemment conditionnelles, propos consensuels et affirmations péremptoires jamais attribuées (ChatGPT ne fournit pas de bibliographie !).
Avec un peu de chance, l’ineptie de la production littéraire des LLMs mal utilisés réhabilitera un peu l’originalité, le sens, le style7, la personnalité, la surprise, la déception, et le plaisir d’écrire ou de lire, de même que les illustrations lisses produites par défaut par Midjourney confèrent une valeur nouvelle aux dessins malhabiles, imparfaits et aux accidents. On peut imaginer que les formes courtes gagnent en valeur : mieux vaut un propos concentré sur un feuillet qu’un pensum de dix pages.

Mais il peut aussi se passer quelque chose d’inversement terrifiant : que tout texte à écrire ou à lire ne soit vécu que comme une formalité, une corvée, et qu’un jour des humains de chair et d’os se mettent à écrire spontanément comme ChatGPT, ou à ne s’attendre à lire que des textes écrits à la manière de ChatGPT.
Que nous nous mettions à vivre et à penser comme des bots.

  1. Ce que j’appelle l’école ici ce ne sont ni les enseignants ni les programmes, c’est toute la culture scolaire (dont les acteurs sont les enseignants, mais aussi le rectorat, les parents d’élève, le discours politique, le discours médiatique, etc.), qui repose sur une tradition de l’évaluation comme piège, de la faute comme stigmate et non comme occasion de progresser, du travail comme corvée, et du plaisir de lire ou de faire comme objets de suspicion. []
  2. J’ai entendu parler récemment de collégiens qui avaient trouvé une utilité neuve à ChatGPT : ils lui soumettent la leçon qu’ils doivent apprendre, puis demandent à la machine de proposer des questions pour évaluer s’ils ont compris ou retenu ce qu’ils devaient apprendre. []
  3. Une évolution à prévoir dans le rapport des enseignants aux étudiants : que tout ce qui est écrit sans fautes d’orthographe, voire tout texte, soit l’objet automatique d’un soupçon, et que ce soupçon lui donne un arrière-goût désagréable : au lieu de lire simplement, on essaie de traquer des indices de la validité du soupçon. []
  4. Association des écoles d’Art territoriales et nationales. []
  5. Comme le fait par exemple Albertine Meunier, qui s’amuse des « hallucinations » des IAs ou des images que l’IA se refuse à produire. []
  6. J’ai toujours une charge de cours dans mon université, pour animer le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines. []
  7. Lors d’une discussion à l’Université du Havre, le poète oulipien Frédéric Forte racontait qu’il s’était amusé à confier à ChatGPT le début de ses poésies. Si la suite proposée par le robot ressemblait trop à ce que l’on entend vulgairement par « poésie », Frédéric en déduisait qu’il avait fait fausse-route et que le début de son poème était bon à jeter. []

Comment j’ai presque rencontré Vera Molnár

décembre 7th, 2024 Posted in Cimaises | No Comments »

Cela fait un an que Vera Molnár nous a quittés, comme on dit. Un an pile aujourd’hui. Quand j’ai sorti mon livre <=280 (280 programmes et les 280 images qu’ils produisent), je l’ai naturellement dédié à cette artiste, et à quelques autres pionniers du « code créatif » ou amis qui m’ont inspiré ou aidé d’une manière ou d’une autre. Ce que j’apprécie dans le travail de Vera Molnár c’est qu’il est à la croisée du code créatif, puisqu’elle a très tôt utilisé la programmation ; de l’art optique/cinétique, puisqu’elle a fait partie du Groupe de recherche d’art visuel (Julio le Parc, François Morellet,…) ; et enfin, d’une certaine radicalité esthétique et conceptuelle, tournée vers la géométrie, héritière du Bahaus mais plutôt éloignée des formes les plus séduisantes ou décoratives d’abstraction ‒ plus proche du travail de Max Bill que de celui de Victor Vasarely, quoique amie de l’un comme de l’autre.
J’ai eu plusieurs occasions de rencontrer Vera Molnár, chaque fois manquées. Elle avait notamment été invitée par des collègues de mon université mais s’était jugée un peu trop âgée pour se déplacer, quoiqu’elle fût toujours très active comme artiste, et cela n’avait su se faire.

Julien Gachadoat et Vera Molnár

Je suis terriblement jaloux de Julien Gachadoat qui a travaillé avec elle peu avant qu’elle ne décède !
Je suis aussi jaloux d’Audrey Desanti, ex-étudiante de l’esadhar, qui s’est chargée d’éditer le livre Pas froid aux yeux (2021).
J’apprends que je peux aussi être jaloux de François Belsoeur, lui aussi ancien étudiant de mon école, et à présent co-fondateur de l’excellente galerie Hatch, qui a travaillé avec Vera Molnár en 2010 sur le livre d’artiste Transformations, étanche.
Bref, je suis très jaloux de plein de gens.

Je comptais enfin rencontrer Vera Molnár à l’occasion de l’expo commémorant son centenaire au Centre Pompidou, et j’avais un exemplaire de mon livre <=280 tout prêt à lui être remis, en mains propres. Elle est malheureusement morte trois mois avant, le 7 décembre 2023, à 99 ans et 10 mois. Elle n’était donc pas éternelle, malgré ce qu’on savait de son activité : quelques semaines avant sa mort elle se penchait sur les possibilités de l’Intelligence artificielle ou des NFTs, et on dit qu’elle semait la panique dans sa maison de retraite en réquisitionnant des verres pour tracer des cercles…
L’expo du centenaire a été maintenue et est devenue une exposition hommage.

Ce que j’ai trouvé particulièrement intéressant dans l’exposition Parler à l’œil, ce sont les carnets de travail de Vera Molnár.

Je rêvais d’assister au vernissage alors j’ai écrit à une personne de l’institution avec laquelle je venais de travailler, en réactivant Le Bus, de Jean-Louis Boissier, pour une exposition commémorative des mythiques Immatériaux, de 1985. J’ai été exaucé et j’en ai profité pour inviter Audrey, citée plus haut. Elle avait travaillé avec Vera Molnár, mais à distance, covid oblige. Le soir du vernissage, depuis un escalier j’ai cru voir Julien Gachadoat — on se connaît depuis un certain temps, mais virtuellement. Arrivé en bas, je ne l’ai plus trouvé. Encore une rencontre manquée !

Quelque temps plus tard, la bibliothèque Kandinsky a fait l’acquisition de plusieurs livres de mon éditeur, Rrose éditions, parmi lesquels figurait mon <=280.

À l’époque j’ai discuté avec un conservateur des nouveaux médias, Philippe Bettinelli, qui me disait qu’il eût aimé acquérir ce livre pour lui-même, si ce dernier n’avait été par malheur épuisé dès la semaine de sa publication. Je lui ai envoyé l’exemplaire que j’avais mis de côté pour Vera Molnár.
Étant un des deux commissaires de l’exposition Mode d’emploi au musée d’art moderne de Strasbourg, Philippe Bettinelli y a intégré son exemplaire de mon livre, celui qui avant manqué être, à quelques semaines près, celui de Vera Molnár.

Eh bien dans cette exposition, mon livre, qui se trouve dans la salle « programmer », est juste à côté d’une œuvre… de Vera Molnár.

Si nous ne nous serons jamais rencontrés, nos travaux, eux, l’ont fait.

Littératures graphiques contemporaines #13.3 : Philippe Morin

décembre 6th, 2024 Posted in Bande dessinée, Conférences | No Comments »

Vendredi 13 décembre 2024, le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines accueillera Philippe Morin.

Attention, du fait du blocage de l’Université, la séance se déroulera à Paris au 36 avenue Matignon

À côté de son activité professionnelle en tant qu’architecte, Philippe Morin est actif dans le monde de la bande dessinée comme co-créateur du fanzine PLGPPUR et de la maison d’édition PLG, qui a publié des bande dessinées mais aussi de nombreux ouvrages consacrés à la bande dessinée, et comme président et organisateur du prix de la bande dessinée alternative, remis chaque année depuis quarante-deux ans dans le cadre du Festival d’Angoulême.

La rencontre se déroulera le vendredi 13 décembre à 15 heures, dans la galerie Hubery & Breyne, 36 avenue Matignon (métro Miromesnil).
Elle est ouverte au public extérieur dans la limite des places disponibles.

Littératures graphiques contemporaines #13.2 : Sophie Darcq

décembre 5th, 2024 Posted in Bande dessinée, Conférences | No Comments »

Vendredi 6 décembre 2024, le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines accueillera Sophie Darcq.

Diplômée de l’école supérieure d’art d’Angoulême, Sophie Darcq a pris son temps pour faire aboutir son album Hanbok, un projet autobiographique né d’un voyage en Corée, il y a presque deux décennies, à la rencontre de ses parents biologiques. Cette lente maturation aura porté ses fruits puisque l’album a été salué par la critique, a obtenu plusieurs prix importants, en est à son troisième tirage et constitue à ce jour le plus important succès de son éditeur, L’Apocalypse, dont nous recevions le fondateur Jean-Christophe Menu la semaine passée.

La rencontre aura lieu le vendredi 6 décembre à 15 heures, en salle A-062. Elle est ouverte au public extérieur dans la limite des places disponibles.

Littératures graphiques contemporaines #13.1 : Jean‑Christophe Menu

novembre 17th, 2024 Posted in Non classé | No Comments »

Vendredi 29 novembre 2024, le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines accueillera Jean-Christophe Menu. La séance ne se déroulera pas à Saint-Denis, mais à la halle des Blancs-Manteaux, à Paris.

Dès ses débuts dans le fanzinat, avec Le Lynx à tifs et l’Association pour l’apologie du neuvième art libre, Jean-Christophe Menu a eu l’ambition de bousculer le monde de la bande dessinée et son académisme. Il entretient des liens avec Matt Konture, Stanislas, Dupuy et Berbérian, Placid, Muzo, Max, et bien d’autres, publie dans le Psikopat, est accueilli dans la collection X de Futuropolis, éditeur chez lequel est lancé Labo, une éphémère revue qui accueille les fondateurs de l’Association : Menu, Konture, Stanislas, David B., Killoffer, Trondheim et Mokeït. Fer de lance de l’édition indépendante, l’Association s’engagera dans des projets ambitieux tels que le Comix 2000, les publications de l’OuBaPo, l’Éprouvette
Après de nombreuses péripéties, J.-C. Menu est désormais éditeur au sein de l’Apocalypse, où, avec Étienne Robial, il relance la mythique collection 30×40 de Futuropolis. Enfin, J.-C. Menu est docteur en arts et sciences de l’Art avec sa thèse La Bande dessinée et son double.
Toutes ces activités dans l’édition et dans la recherche ne l’ont pas empêché de développer une imposante œuvre d’auteur de bande dessinée.

La rencontre aura lieu le vendredi 29 novembre à 15 heures 45 au salon SoBD, qui nous accueille à l’espace blancs-manteaux à Paris. Le rendez-vous est fixé à 15 heures 30, devant l’entrée de la halle des blancs-manteaux, 48 rue vieille du Temple.
Les retardataires ne pourront pas être accueillis.
Cette rencontre est destinée aux étudiants inscrits.

Knight moves exhaustion

octobre 4th, 2024 Posted in Non classé | 4 Comments »

(Annonce de nouveau livre, et réponse longue à mon éditeur, qui me demandait si j’étais un passionné du jeu d’échecs)

Je n’ai jamais été un bon joueur aux échecs.
Trop pressé, pas très attentif, incapable de prévoir beaucoup plus qu’un coup en avance, j’ai toujours confusément espéré que les progrès me viendraient naturellement, sans lire un livre, sans étudier les ouvertures, sans apprendre de mes erreurs. J’ai donc rapidement eu du mal à trouver des adversaires humains assez médiocres ou indulgents pour prendre du plaisir à jouer contre moi.
Alors je me suis rabattu sur les machines, bien sûr. Leur patience est à toute épreuve et c’est tout ce que je demandais.

Le premier jeu d’échecs sur ordinateur auquel j’aie joué tournait sur ma première machine, un Sinclair ZX81. C’est un jeu que l’Histoire retient comme la plus concise implémentation du jeu d’échecs, puisque l’ensemble du code du programme ne dépassait pas un kilo-octet, et a ainsi pu être publiée sur deux pages par un magazine informatique. À l’époque, les ordinateurs ne servaient quasiment qu’à programmer, et bien souvent, les programmes que nous utilisions étaient issus de journaux tels que Science & Vie, Le Haut-Parleur, ou de la presse informatique anglo-saxonne.

Ce premier jeu d’échecs m’a battu. Je peux accuser son imperfection : il ne gère pas le coup « en passant », mais l’honnêteté me force à admettre que je ne connaissais pas ce coup ; son interface était un peu confuse, aussi. Dans les années qui ont suivi, tous les logiciels de ce genre m’ont battu, ou presque. Sur un coup de chance ou stimulé par la mini-série Le jeu de la dame, j’ai remporté une partie il y a quelques années. L’exploit n’a pas été reproduit par la suite.
Je reste envieux de ceux qui savent jouer, car j’aime ce jeu, non pour y jouer moi-même mais pour tout le reste. J’aime ses pièces, qui me racontent toute une histoire. J’aime son Histoire, qui se perd dans un Orient lointain — Inde ? Perse ? J’aime l’universalité de ce jeu, la manière il a circulé entre des mondes qui s’ignoraient ou se toisaient. Je suis fasciné par la culture des échecs, par ses grand-maîtres, par les passionnés qui savent regarder une partie comme un match sportif, par ceux qui passent leur vie à écrire des traités et par ceux qui les lisent, par les philosophes (Leibniz), par les artistes (pensons à Marcel Duchamp, qui fut un temps joueur professionnel) ou écrivains qui ont fait de ce jeu un outil de travail, une métaphore de l’existence ou encore le sujet de leurs travaux : Cervantes, Goethe, Zweig, Perec…

Et je suis intéressé par tous les enjeux mathématiques qui entourent ce jeu, à commencer par l’inconcevable nombre de parties possibles, dont Chaude Shannon a calculé une estimation : dix puissance cent-vingt1. Et il ne s’agit là que de parties ayant un sens et d’un nombre de coups limité. Dix puissance cent-vingt, c’est un 1 avec 120 zéros derrière. C’est un nombre qui est des milliards de milliards de milliards de fois supérieur au nombre d’atomes présents dans l’Univers2. Même en vivant mille vies et en jouant du matin au soir, on ne saurait jouer qu’une fraction imperceptible de l’ensemble des parties potentielles, alors même que cet ensemble est, et c’est ce qui est le plus fascinant, nécessairement un nombre fini : le jeu d’échecs n’est pas un jeu de hasard, et pourtant il n’est pas envisageable d’en explorer toutes les combinaisons. L’immensité de ce nombre fait qu’aucun ordinateur ne pourra jamais calculer la totalité des parties possibles et c’est bien ce qui fait des échecs un enjeu pour les chercheurs en mathématiques, en informatique et en intelligence artificielle : si l’on ne peut anticiper l’ensemble des coups possibles, il faut trouver des règles, des méthodes, des raccourcis pour espérer reproduire ce qui se passe dans la tête d’un grand-maître.

Claude Shannon, ingénieur électricien et mathématicien, est une personnalité majeure de l’Histoire de l’informatique, avec ses travaux sur l’Information et le rapport signal/bruit, mais il est aussi une figure de l’Histoire de l’Intelligence artificielle, puisqu’il fait partie des organisateurs des conférence de Dartmouth (1956), à l’occasion desquelles est né le nom « Intelligence artificielle ». La réflexion sur la formalisation des fonctions cognitives (calcul, logique, automatisation…) n’est pas née en 1956, elle date de l’Antiquité, mais l’année 1956 marque bien la naissance de l’Intelligence artificielle en tant que discipline scientifique. Alan Turing, autre figure proéminente de l’Histoire de l’informatique3 comme de celle de ce qu’on allait nommer Intelligence artificielle s’est penché sur les échecs. En 1948, Turing, avec son ami David Champernowne, a écrit le programme d’un jeu d’échecs qui est vraisemblablement non seulement le premier du genre, mais aussi le premier jeu sur ordinateur. Ou plutôt le premier jeu pour ordinateur, car ayant rompu l’année précédente avec le centre de recherche avec lequel il avait conçu le Automatic Computing Engine, Turing n’avait pas d’ordinateur sous la main pour tester son programme. Il l’a pourtant fait, en prenant la place de l’ordinateur : un joueur humain proposait des coups auxquels Turing répondait en suivant scrupuleusement son programme (et, pour la petite histoire, perdant la partie). C’est un peu l’exact contraire du « turc mécanique » de Von Kempelen : en apparence, c’est un automate qui affrontait les têtes couronnées d’Europe4, mais en réalité, c’est l’assistant de Von Kempelen, dissimulé dans la table, qui poussait les pions. Dans le cas de Turing, c’est une personne de chair et d’os qui énonce les mouvements, mais elle le fait en suivant les instructions d’un programme automatique.

Cette histoire de jeu informatique écrit et testé sans ordinateur ma ramène une fois de plus à ma biographie numérique. En 1983, en camping avec mes parents, privé de mon ordinateur, j’avais écrit une aventure de type Donjons et Dragons, inspirée d’une émission de radio de l’époque. J’avais couvert des pages et des pages de code, mais une fois rentré chez moi, je n’ai pas eu le courage ni l’envie de le saisir : je savais ce qu’il était censé faire, j’étais sûr qu’il fonctionnerait, alors il est resté à l’état virtuel5.

Une pièce que j’aime tout particulièrement aux échecs est le cavalier. Son déplacement en L, sa capacité à passer au dessus d’autres pièces lui ont toujours conféré une aura un peu magique pour moi. Selon Wikipédia, c’est une pièce mineure dont l’intérêt faiblit au fur et à mesure que la partie progresse. Cela n’a pas empêché de nombreux amateurs de jeux cérébraux d’étudier ses mouvements, et ce, au moins depuis le 9e siècle, avec le poète Rudrata en Inde et le joueur Al-Ádlí ar-Rúmí en Anatolie6. Un problème souvent posé est celui nommé « Problème du Cavalier », qui consiste à parcourir chaque case de l’échiquier sans jamais revenir sur une cas déjà visitée. Au milieu du XVIIIe siècle, Léonhard Euler a proposé plusieurs variantes de ce problème (symétrie, nombre de cases différent, carrés magiques, etc.) que l’on nomme souvent, en son honneur, le « cavalier d’Euler » car s’il n’a été ni le premier ni le dernier à l’avoir fait, Euler est le plus célèbre mathématicien à s’être intéressé à cette question. C’est une variante à dix fois dix cases que Georges Perec a utilisé pour structurer La Vie Mode d’emploi :

Le programme que j’ai mis au point pour produire mon petit livre n’est pas très intelligent, il est même particulièrement laborieux. Il commence avec le cavalier blanc de gauche (B1)7, qui a trois déplacements possibles (A3, C3, D2). Il choisit une de ces destinations au hasard. Une fois sur la seconde case, il vérifie le nombre de possibilités qui lui sont offertes et choisit, toujours aléatoirement, une de celles-ci, en excluant de la liste les éventuelles cases sur lesquelles il est déjà passé. Et ainsi de suite jusqu’au moment où il n’est plus possible de trouver une case qui n’a pas été visitée. Là, je stocke le trajet et je recommence en partant de la cases B1. Quand j’ai obtenu 64×64 (4096) trajets différents, je les classe par nombre de sauts puis les calculs s’arrêtent et je passe à la mise-en-page du livre.

Le programme commence par créer un fichier pdf, passe une page, écrit le titre, puis dessine les soixante-quatre premiers circuits sur une page, les soixante-quatre suivants sur la page suivante, et ainsi de suite jusqu’à obtenir soixante-quatre pages qui, donc, contiennent chacune soixante-quatre circuits réalisés sur un échiquier (que l’on doit deviner, car je ne le dessine pas, lui) de soixante-quatre cases. Mais ce n’est pas tout à fait terminé : une fois l’ensemble des dessins réalisés, le programme se lit lui-même et s’ajoute au livre. Ainsi, on revient à l’antiquité de la micro-informatique, quand les programmes ne se stockaient pas sur des supports magnétiques mais sur du papier : la personne patiente qui recopiera mon code (un code assez foutraque et hésitant) pourra produire mon livre, ou plutôt, une version de mon livre, puisque celui-ci, partiellement construit par le hasard, ne contient jamais que 4096 trajets du cavalier parmi les 13 267 364 410 532 possibles.

Mon programme ajoute enfin le colophon au cahier intérieur, puis crée la couverture du livre en y dessinant le dernier des trajets réalisés par mon cavalier — le plus complexe —, et en dessinant sur la quatrième le premier et le plus sommaire de ces circuits. Entre le moment où j’ai lancé le programme et le moment où le livre était fait et prêt à être imprimé, il s’est écoulé deux minutes, mais évidemment, le programme n’a pas été écrit en deux minutes, lui8.
Je n’ai nullement l’ambition de résoudre une quelconque énigme mathématique, mes lignes de code se contentent, poussivement, erratiquement, de dessiner 4096 trajectoires de complexité graduelle, et échoue à parcourir (il eut fallu un beau hasard pour que cela arrive) l’ensemble des soixante-quatre cases de l’échiquier. Échouer aux Échecs, ça semble être dans l’ordre des choses. Mon cavalier fait de son mieux, errant au gré du hasard et des contingences, accumulant les expériences sans toutefois pouvoir épuiser toutes les possibilités, loin de là. Confusément, je me dis qu’on peut en tirer une métaphore de l’existence, mais ne philosophons pas trop, nous n’en avons pas les moyens et cela risquerait de se voir.

Knight Moves Exhaustion
RRose éditions, tirage de 200 exemplaires.
format : 19 x 19 cm, 80 pages
ISBN : 978-2-9586199-5-4
13 euros

  1. Claude Shannon, Programming a Computer for Playing Chess, dans le numéro de février 1950 de Scientific American, issu d’une conférence donnée l’année précédente. []
  2. Des calculs récents estiment désormais le nombre de parties possibles à 10 puissance 123, soit mille fois plus que ce que proposait Shannon. []
  3. On peut citer aussi Charles Babbage — l’inventeur de l’ordinateur dans les années 1830, qui a joué une partie contre le joueur automate de Von Kempelen — Konrad Zuse, Norbert Wiener, John Von Neumann, Allen Newell, Herbert Simon, Marvin Minsky… Et ne parlons pas des recherches d’IBM sur Deep Blue, l’ordinateur qui a défait le grand maître Garri Kasparov en 1997, créant un véritable choc dans l’opinion publique. []
  4. Le joueur d’échecs de Von Kempelen a joué contre Marie-Thérèse d’Autrice, Napoléon premier, Benjamin Franklin, mais aussi, des années plus tard, contre Edgar Allan Poe, qui en a tiré un essai, Mælzel’s chess player, qui avait l’ambition de démystifier l’automate, et plus largement de méditer sur la possibilité d’une intelligence mécanique, ce qui en fait, par anticipation, un des premiers textes consacrés à l’Intelligence Artificielle. Mælzel est le nom d’un des propriétaires de cet automate, qui a fait voyager la machine aux Amériques. []
  5. J’ai déjà raconté cette histoire ici. []
  6. On ne connaît ni la date ni le lieu d’origine du jeu d’échecs, mais on pense qu’il est âgé de près d’un millénaire et demi, quoique avec des règles légèrement différentes. []
  7. Dans mon livre, j’écris B2 ! Pas très sérieux. []
  8. Je pense alors à la légende de ce peintre qui avait courroucé l’empereur de Chine en lui réclamant une somme considérable pour le dessin d’un canard, exécuté devant lui en une fraction de seconde. Le peintre avait répondu que ce canard, parfaitement dessiné, était le fruit d’une vie entière de travail. []

Littératures graphiques contemporaines #13 (cycle de conférences)

septembre 9th, 2024 Posted in Non classé | No Comments »

Le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines s’est tenu avec succès en 2011-20122012-20132013-2014, 2014-20152015-20162016-2017, 2017-2018, 2018-20192019-2020, 2020-2021, 2021-2022 et 2022-2023 à l’Université Paris 8. Au fil des ans, nous avons eu le plaisir de recevoir CizoIsabelle BoinotAgnès MaupréPapier gâchéLoo Hui PhangNine AnticoThomas CadèneSingeonMarion MontaigneBenjamin RennerXavier GuilbertAude PicaultLisa MandelDavid VandermeulenGabriel DelmasLaurent MaffreIna MihalachePochepCharles BerberianGeneviève GaucklerDaniel GoossensPaul LelucNathalie Van CampenhoudtJulien Neel, Delphine MauryÉtienne LécroartClémentine MéloisThomas MathieuJean-Yves DuhooJulie MarohIsabelle BauthianBouletDorothée de MonfreidGilles RochierKekColonel Moutarde, Pauline Mermet, Tiphaine Rivière, Thomas Ragon, Laetitia Coryn, Stéphane Oiry, Sébastien Vassant, Ronan Lancelot, Héloïse Chochois, Aurélia Aurita, Gaby Bazin, Antoine Sausverd, Fred Boot, Appollo, Anne Simon, Gwen de Bonneval, Mélaka, Sophie Guerrive, Jonathan Hagard, Nylso, Jean-Philippe Garçon, Anne Teuf, Marie Dubois, Hélène Bruller, Pascal Valty, Wandrille, Béhé, Natacha Sicaud et Léa Murawiec.

Après une année d’interruption, le cycle de rencontres reprend pour la treizième fois.
Le programme provisoire est le suivant :

  • vendredi 18 octobre 2024 à 15 heures : séance d’introduction (facultative). Salle A0-168
  • vendredi 29 novembre 2024  : 15 heures 45 : Jean-Christophe Menu
    (attention, la séance, en partenariat avec le SoBD, se déroulera à l’espace des Blancs-Manteaux, Paris 4e)
  • vendredi 06 décembre 2024 à 15 heures : Sophie Darcq. Paris
  • vendredi 13 décembre 2024 à 15 heures : Philippe Morin. Galerie Huberty & Breyne
  • vendredi 21 février 2025 à 15 heures : Claire Bouilhac. Salle A0-62
  • vendredi 11 avril 2025 à 15 heures : Stanislas Gros. Salle A0-62
  • vendredi 25 avril 2025 à 15 heures : Béatrice Lussol. Salle A0-62

N’hésitez pas à consulter régulièrement cette page pour connaître les dates des interventions lorsque celles-ci seront calées.

I Am Mother (2019)

mai 22nd, 2024 Posted in Ordinateur au cinéma, Robot au cinéma | No Comments »

(attention, je raconte toute l’histoire)

Un robot s’active dans un bunker high-tech. L’Humanité, nous dit-on, vient de s’éteindre. Le robot est en charge de 63 000 embryons destinés à repeupler la Terre. Il en sélectionne un, de sexe féminin, et lance son développement dans une matrice artificielle. Le temps passe, l’être se développe et finit par émerger du liquide amniotique sous la forme d’un bébé humain en parfaite santé que la machine presse contre son torse en diffusant des enregistrements de berceuses. Le temps passe encore, l’enfant fait ses premiers pas, grandit, et devient une fillette. Son univers confiné est constitué de dortoirs immenses dont elle est l’unique occupante, et sa seule compagnie, c’est « Mother », le robot qui l’élève. le « visage » de « Mother » est constitué d’un cercle lumineux qui ressemble à un œil cyclope et qui surplombe deux lumières plus petites, qui pourraient elles aussi être des yeux et qui s’écartent ou se rapprochent le long d’un rail en arc qui évoque vaguement un sourire.
La tendresse du robot se manifeste par la délicatesse de ses gestes, de l’éclairage chaleureux de son torse, de sa voix douce (qui est celle de l’actrice australienne Rose Byrne), et bien entendu de son attitude attentionnée.

13867 jours ont passés depuis la grande extinction. La fillette a grandi, elle a une petite vingtaine d’années, ce qui, si on calcule, ne correspond pas à 13867 jours (trente-huit ans). On saura bientôt pourquoi. On voit qu’elle pratique la danse, mais aussi qu’elle a acquis de nombreuses connaissances, y compris en mécanique, puisqu’un jour, alors que la main du robot est endommagée, la jeune femme la répare. Les rôles s’inversent, donc, c’est l’enfant qui prend en charge l’entité qui l’a élevée.
Tout au long du film, le robot et la fille ne s’adresseront l’une à l’autre qu’avec les noms « mother » et « daughter ».

Le robot « Mother » semble très préoccupé par les progrès scolaires de la jeune femme qu’elle éduque. On assiste à une forme de cours de morale utilitariste : si sacrifier une personne pour prélever ses organes permet d’en sauver cinq qui attendent une transplantation, alors c’est la bonne décision. L’élève se pose cependant d’autres questions : et si les personnes à sauver étaient de moins bonnes personnes que celle que l’on envisage de sacrifier ?
Un jour (façon de parler, dans un lieu où il n’y a apparemment ni jour ni nuit) les lumières sont éteintes et le robot est à l’arrêt,. « Daughter » découvre l’origine de la panne générale : un rongeur s’est introduit dans le bunker et a endommagé des câbles. C’est la première forme de vie biologique qu’elle rencontre de toute son existence, mais « Mother » ne voit dans le rongeur qu’une potentielle source de contamination. Le robot jette l’animal, vivant, dans un incinérateur, au désespoir de celle qui lui tient de fille. Lorsque celle-ci demande à « Mother » si elle ne se trompe pas en supposant que toute vie sur Terre a disparu, le robot répond un peu sèchement, un peu vite, comme si la question l’irritait et qu’elle voulait couper court à la conversation : « Est-ce que tu m’as déjà vu commettre des erreurs ? — non, mère. ».

Un jour, pourtant, l’impensable se produit, un bruit sourd se fait entendre de l’autre côté du sas qui mène vers l’extérieur. C’est une femme, qui explique être blessée et avoir besoin d’assistance. Épuisée, l’intruse s’évanouit. En prenant beaucoup de précautions, « Daughter » s’occupe d’elle. Fouillant son sac, elle découvre une arme à feu, qu’elle décide de dissimuler. Lorsque « Mother » arrive, on commence à se demander qui est une menace pour qui. La femme qu’a accueilli « Daughter » semble terrorisée par le droïde1, et affirme que si quelqu’un est dangereux dans le bunker, c’est bien le robot… Mais en même temps c’est elle qui entre armée, ce sera elle qui s’emparera d’une arme pour faire feu que le robot, quand ce dernier ne manifeste aucune hostilité et soigne la blessée — même si, comme cette dernière, nous commençons à nous dire que l’état réel de la Terre n’est peut-être pas ce qu’en dit « Mother », et que les intentions du robot peuvent être autres que ce qu’elle dit.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est I_am_mother_4-530x333.jpg.

La femme venue de l’extérieur refuse absolument d’être opérée par « Mother », et c’est donc « Daughter » qui se charge d’extraire la balle qui se trouve dans sa cuisse. On comprend que la jeune femme, qui n’avait pourtant rencontré aucun autre être humain jusqu’ici, dispose de solides connaissances en anatomie et en médecine. Tandis que la patiente est en convalescence, « Mother » fait passer un nouveau test scolaire à « Daughter ». Les questions que l’on voit défiler semblent concerner la psychologie. Puisqu’elle a passé l’examen « mieux que jamais », « Daughter » se voit donner le privilège de sélectionner l’embryon du prochain être humain à naître dans le bunker. « Daughter » remarque qu’il manque des embryons, et ne tarde pas à découvrir une horrible vérité : elle n’est pas le premier enfant de « Mother », d’autres ont été élevés avant elle, et ont été tués et incinérés, faute d’avoir atteint les performances voulues lors des évaluations.

La femme, interprétée par Hillary Swank (Miss Karate Kid, Million Dollar Baby), raconte à « Daughter » que des robots totalement semblables à « Mother » sont responsables de sa blessure et qu’ils ont tué la plupart des humains. Les rares survivants, dont elle fait partie, vivent dans des tunnels. Nous ne sommes pas loin de croire cette histoire, mais la femme n’hésite pas à menacer « Daughter » pour sortir, avec elle, du bunker. Et l’amener dans un monde écologiquement ravagé que des robots agricoles semblent affairés à réparer en cultivant des hectares de maïs.

Un détail assez intéressant : la preuve qu’amène l’intruse de l’existence d’autres survivants humains est un exemplaire de The Gods of Mars (un livre de la série John Carter, par Edgar Rice Burroughs) qui a servi de carnet et dont les pages sont couvertes de visages dessinés sur le texte.

La femme vit dans un conteneur échoué sur une plage. Elle révèle à « Daughter » qu’elle n’a vu aucun être humain en vie depuis des années. La jeune femme regrette alors de s’être laissée entraîner et décide de retourner dans le bunker, d’autant que son petit frère va bientôt y naître et qu’elle veut s’occuper de lui.
Au retour, des dizaines de robots semblables à « Mother » — mais de couleur plus sombre, et surtout, armés — la pointent avec des viseurs laser. Elle dit qu’elle vient parler à « Mother », ils s’écartent pour la laisser entrer.

Dans le bunker, les néons crépitent : le réalisateur nous plonge dans les codes du film d’horreur, facile mais efficace. « Daughter » s’empare d’une hache, bien décidée à détruire le robot qui l’a élevée tandis qu’à l’extérieur, d’autres robots tentent de forcer l’entrée du lieu.
« Mother » et « Daughter » ont une conversation. On comprend que « Mother », les robots qui se trouvent à l’extérieur, les robots agricoles, forment un tout, une unique conscience, et que leur but a toujours été d’aider l’espèce humaine (et la planète que nos semblables auront tuée) à renaître, mais avec exigence, c’est à dire en accompagnant au mieux cette renaissance et même, en tuant la presque entièreté de l’espèce. Le robot « Mother » finit par se laisser volontairement tuer par « Daugher », qui sera désormais seule avec son petit frère et les dizaines de milliers d’embryons à faire naître.
Un robot se présente dans le conteneur de la femme qui avait attiré « Daughter » à l’extérieur du bunker. Il a la voix de « Mother » et il révèle à la femme que si elle a survécu jusque lors et si elle a pu faire sortir « Daughter », c’est parce que cela servait un but. Et que ce but n’a plus lieu d’être.
On devine que toutes les pannes (main à réparer, rongeur, intrusion…), tous les aléas qui ont frappé le bunker, ont été calculés et faisaient partie de l’éducation de « Daughter », qui a toujours été surveillée attentivement.

Réalisé en Australie avec un budget modeste, I Am Mother est un thriller psychologique qui se situe plutôt du côté psychologique que du côté du thriller. En effet, le spectateur n’est pas plongé dans un état d’angoisse, il se met juste à la place de « daughter », qui est dans un état d’indécision constante : qui croire, que croire, que faire ? La question, comme les réponses que chacun y apportera, concernent moins les technologies ou l’effondrement écologique que des dilemmes communs aux parents et aux politiciens en situation de gouverner : où placer le curseur entre bienveillance et enfermement, entre éducation et autorité, entre confiance et dissimulation ? Comment rendre autonome ceux dont on a la charge ? Peut-on faire le bien de quelqu’un en lui faisant du mal, et contre sa volonté ?

Un film plutôt réussi, donc, qui comme de nombreuses histoires de robots et d’ordinateurs parle peut-être moins de robots que de grands sujets anthropologiques ou philosophiques.

  1. « Droid » est le mot qu’elle emploie. Alors qu’il nous est plutôt familier, ce mot est une marque déposée par la société LucasFilm. []

Nouvelles de nulle part

avril 27th, 2024 Posted in Lecture | No Comments »

On vient de célébrer les cent quatre-vingt-dix ans de la naissance de William Morris1, immense personnalité de l’Histoire du design, sans doute longtemps un peu négligé en France, comme bien d’autres figures littéraires ou scientifiques britanniques du XIXe siècle, mais qui grâce aux éditeurs Libertalia, Aux Forges de Vulcain et Rivages voit ses écrits enfin largement accessibles chez nous — qu’ils en soient remerciés
William Morris fait partie des voix les plus singulières de la Révolution industrielle. Sans être passéiste, il est allé chercher la modernité dans les formes médiévales et les formes de la nature. Socialiste révolutionnaire, il était autant répugné par les idées d’Edward Bellamy2 que par celles de Paul Lafargue3. Le premier imaginait un futur radieux où chaque humain serait ramené à sa fonction au service d’une société prospère, c’est une forme de socialisme qui glorifie le travail pour lui-même et traite chaque individu comme une pièce mécanique au sein d’une machine sociale ; le second considérait que la vocation des humains dans une utopie socialiste était d’atteindre l’état de paresse : se reposer sur les machines pour que plus personne n’ait rien à faire4.
Ce qui préoccupe William Morris, ce n’est pas seulement que chacun ait l’estomac rempli ou que personne n’exploite plus personne. Le futur dont il rêve est surtout un monde harmonieux esthétiquement et socialement, où chacun est libre de trouver comment donner un sens à son existence5.

C’est ce monde qu’il décrit dans Nouvelles de nulle part (News from nowhere, sorti en 1890), paru en janvier 2024 dans une nouvelle traduction, chez Libertalia.

On peut analyser très en détail les références et les allusions que contient le roman, c’est ce que font avec grand talent Philippe Mortimer, auteur de la traduction, de la présentation et des nombreuses notes, et le goliard William Blanc dans sa postface érudite. Mais on peut aussi lire le livre sans connaître grand chose du contexte intellectuel et social dans lequel il est né et sans être conscient des textes médiévaux qu’il évoque, car les thèmes dont il est parcouru sont plus actuels que jamais.

Un londonien s’endort un soir d’hiver dans une Angleterre morne, enlaidie par l’exploitation capitaliste, la mécanisation et le mauvais goût des parvenus ; il se réveille dans le même pays, mais tout a changé, car tout est beau — le paysage, l’architecture, les objets, les vêtements, les gens — et on est en juin. Le narrateur (qui est visiblement William Morris lui-même) comprend vite qu’il se trouve des décennies ou des siècles au delà de son temps, et la suite du livre est la découverte graduelle d’une utopie socialiste et libertaire. Les gens qu’il rencontre sont charmants et serviables. Dans ce monde futur on ne s’appelle pas « camarade », mais « voisin ». La propriété privée a disparu, ce qui modifie totalement les rapports humains, et tout particulièrement les rapports amoureux : puisqu’il n’y a plus d’enjeux financiers aux mariages, chacun, chacune, est libre d’aimer, de se quitter, de se retrouver. L’amour reste néanmoins une des questions qui empêche cette société future d’être tout à fait exempte de violence, car les passions et la jalousie y perdurent, et semblent même être l’unique raison qui explique les rarissimes faits-divers qui entachent un monde qui, sinon, serait idyllique. C’est heureusement sans vilains sentiments que le narrateur tombe amoureux d’Ellen, une femme à l’esprit vif rencontrée au hasard de son périple, qu’il admire plus qu’il ne la convoite.
William Morris était nettement féministe6, et pour lui, une femme accomplie ne saurait être passive (c’est Ellen qui choisit de rejoindre le narrateur), ne saurait être la propriété de quiconque, et doit avoir le loisir d’exprimer ses qualités, tant intellectuelles que sportives — sur la Tamise, Ellen rame plus vigoureusement que l’homme qui lui fait les yeux doux !

Dans sa postface, William Blanc propose l’idée que le personnage d’Ellen a un lien avec Elaine d’Astolat, dite The Lady of Shalott (ci-dessus par William Waterhouse), qui, rongée par sa passion pour le chevalier Lancelot, a décidé de rejoindre celui-ci en barque, mais est morte avant d’avoir atteint Camelot. Elle est métaphoriquement punie de son audace, de sa liberté, d’avoir écoute son désir. Ellen en est l’inverse, puisqu’elle aussi part à la recherche de l’homme qui l’intéresse, mais n’est pas punie pour autant. On se rappellera que dans sa jeunesse, Morris a écrit un long poème consacré l’adultère de la reine Guenièvre : La Défense de Guenièvre.

Morris était aussi écologiste. Le mot est un peu anachronique, ce n’était pas une notion politique à l’époque7, mais il est pourtant clair qu’un des reproches que l’auteur fait à l’industrie de son temps, aux machines et à la course au rendement nés du besoin de s’enrichir, c’est de détruire la nature. Et pas seulement la nature, ou le rapport des humains à la nature, mais aussi le rapport des humains au travail et les rapports des humains entre eux. Dans le monde idéal de Morris, les travaux agricoles saisonniers exécutés en commun (et dans des vêtements à la fois adaptés et beaux) sont une fête, un plaisir partagé et une activité physique saine que chacun est impatient d’accomplir. Il les oppose à l’agriculture mécanisée et misérable, où le corps est contraint et où l’argent économisé en termes de main d’œuvre est englouti par l’achat des machines qui servent à remplacer ladite main d’œuvre8 et font perdre aux agriculteurs la maîtrise et la compréhension de leur métier.

Car en ce temps-là, nous précisa le vieil homme, presque toutes les tâches étaient réalisées à l’aide de machines perfectionnées, que les ouvriers agricoles utilisaient sans en comprendre le fonctionnement, comme étant de simples rouages eux-mêmes9.

Il considère que l’industrie multiplie les objets laids à bas coût tout en privant l’ouvrier du plaisir de l’ouvrage, elle dévalue donc tout à la fois les objets, les personnes et le lien social. Ainsi qu’il l’a écrit dans d’autres textes10, Morris pensait que tout travail peut être bien fait, et que le travail bien fait apporte du plaisir à celui qui œuvre. Ainsi, il vaut mieux produire lentement de beaux objets qui seront un plaisir à faire et qui seront aimés de ceux qui les utilisent, que de gaspiller des ressources et de maltraiter des ouvriers pour produire au plus faible coût des objets médiocres. J’ai parlé d’écologie, je pourrais employer la notion, plus anachronique encore, de « décroissance », voire même l’idée de « sobriété volontaire »11.

Quand un vieil homme féru d’Histoire raconte au narrateur la révolution12 qui a permis à la société anglaise de se rallier comme un seul homme à l’idée d’égalité et de bonheur partagé, le lecteur du XXIe siècle, qui se rappelle l’échec de nombreuses révolutions passées et qui sait aussi avec quelle facilité les trésors sont dilapidés par ceux en héritent13, lèvera peut-être un sourcil sceptique. Du reste, l’épilogue suggère que Morris lui-même n’est pas sûr que son rêve puisse être autre chose qu’un rêve, mais il n’empêche, la balade, qui reste plaisante malgré son but pédagogique assumé, a de quoi faire réfléchir.
Au cours du récit, le narrateur et ses amis remontent la Tamise jusqu’à Kelmscott, où se trouve une charmante maison qui n’est autre que celle où William Morris avait écrit le livre. Cette remontée du fleuve dans une Angleterre future est aussi un retour à une Angleterre médiévale rêvée, sans seigneurs, sans évêques, libre, égalitaire et heureuse.

Si les idées de William Morris font écho à des préoccupations fort actuelles — écologie, féminisme, solidarité, et quête de sens existentiel —, le père du mouvement Arts and Crafts amène un élément nettement moins présent dans le discours actuel, qui est l’idée que la beauté est bonne (et que ce qui est bon est beau), que nos vies n’ont de sens que si nous aimons ce qui est beau.

  1. Peintre, dessinateur, designer, architecte, imprimeur, poète, fondateur de la Socialist League, fondateur du mouvement Arts & crafts, membre de la confrérie préraphaélite, essayiste, on considère aussi William Morris (1834-1896) comme le premier auteur de Fantasy — il a influencé C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien —, et il a même écrit de la science-fiction, avec Nouvelles de nulle part et Un rêve de John Ball. Dans un cas comme dans l’autre il ne s’agit pas de science-fiction au sens d’une réflexion prospective sur l’effet des technologies, mais plutôt de l’utilisation de l’idée du voyage temporel pour comparer notre présent à ce qui fut et à ce qui pourrait être. []
  2. Edward Bellamy est l’auteur d’une utopie très influente du XIXe siècle, Looking Backwards, sorti en 1888, qui a suscité la création de groupes politiques nommés « Nationalist clubs » — où le mot « nationalist » vient de « nationalisation ». Bellamy n’utilisait jamais le mot « socialisme », ce qui a permis à ses idées d’obtenir un certain écho aux États-Unis. []
  3. Gendre de Marx, Paul Lafargue est l’auteur du Droit à la paresse, en 1883. Et puisque vous vous posez la question : j’ignore dans quelle mesure je suis ou non apparenté à ce monsieur. En effet, sa famille venait des Caraïbes, où il est né, et est « retournée » à Bordeaux, dans une famille de négociants en vin. La généalogie de sa famille se perd, mais les Lafargue de mon ascendance étaient eux aussi des négociants en vin bordelais,… []
  4. On trouve aussi cette idée au début de la révolution d’octobre chez Kazimir Malevitch, dans son texte La paresse comme vérité effective de l’homme. Pour lui, la machine permettra à l’humain, comme Dieu, de se reposer éternellement. []
  5. Pour Morris, le travail donne un sens à l’existence, mais pas n’importe quel travail et pas n’importe comment. Lire : Travail utile, fatigue inutile, éd. Rivages. []
  6. On sourira néanmoins à ses justifications de la répartition genrée des tâches ménagères. []
  7. Ernst Haeckel avait inventé le mot « écologie » quelques années auparavant, mais ce mot décrivait une réalité biologique, il a fallu près d’un siècle pour qu’il devienne un projet politique. []
  8. À rapprocher de la notion de contre-productivité chez Ivan Illitch, qui avait calculé avec Jean-Pierre Dupuy que le temps que faisait gagner l’automobile à son propriétaire servait à financer l’achat de ladite automobile.
    Toujours en lien avec Illitch, William Morris imagine une société où l’école n’existe plus du tout et où l’on n’apprend, de manière assez naturelle, que parce qu’on a envie d’apprendre. []
  9. On n’est pas loin, ici, des considérations sur les machines développées par Samuel Butler dans Darwin parmi les machines (1863) et Erewhon (1870), ouvrage dont William Morris avait été un lecteur enthousiaste. []
  10. Lire : L’Art et l’Artisanat, éd Rivage poche, 2011, texte de 1889). []
  11. Il serait amusant de comparer ce texte au Yankee à la cour du roi Arthur, publié par Mark Twain un an avant News from Nowhere, et qui en est un peu l’inverse : un capitaliste étasunien, profite de ses connaissances avancées pour amener l’Angleterre du Haut-Moyen âge, où il a été inexplicablement projeté, à l’ère industrielle. []
  12. On pense un peu au Talon de fer de Jack London (1919)… aussi publié par Libertalia ! []
  13. J’écris ça en pensant à tous les gens aux mentalités d’enfants gâtés qui semblent aujourd’hui prêts à renoncer aux progrès politiques véritables amenés par leurs prédécesseurs. Je pense à la facilité dont certains utilisent la liberté chèrement acquise avant eux pour forger les chaînes qui vont les entraver. Je me comprends. []

[Journée d’étude] Artifices : les arts à l’ère de l’Intelligence Artificielle

avril 14th, 2024 Posted in Design, Études, IA | 5 Comments »

« Il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel »

Rousseau, Émile, livre IV
Image réalisée sans recours à aucune intelligence (artificielle ou non)
Visuel réalisé sans recours à une Intelligence artificielle (ou autre)

L’intelligence artificielle, on n’en peut plus ! Tout le monde en parle et tout le monde a un avis plus ou moins inspiré sur le sujet : faut-il réguler ? Interdire ? Craindre ? Taxer ? Développer ? Débrider ? L’Europe doit-elle décourager l’innovation à coup de grands principes plus ou moins adaptés, au risque de laisser les États-Unis et la Chine emporter la timbale, ou doit-elle au contraire accompagner volontairement le dynamisme des chercheurs français ou allemands1 en attendant le jour ou leurs équipes et leurs travaux seront rachetés par des GAFAs ? L’IA est-elle une incroyable aventure scientifique ou une triste course pour l’hégémonie industrielle et commerciale ? Ces questions sont-elles d’avant-garde ou déjà caduques, est-il trop tôt ou trop tard ? L’accélération des progrès de l’IA nous empêche-t-elle de faire mieux que de courir derrière le train ? L’Intelligence artificielle est-elle une vieille Lune ou au contraire un sujet radicalement nouveau ? Un objet essentiellement imaginaire ou une réalité déjà actuelle, bien au delà des questions de création artistique ? Les employés de bureau vont-ils tous disparaître, ou au contraire vont-ils gagner des outils qui les délestent de tâches fastidieuses ? La part inimitable de la création va-t-elle devenir précieuse (tant qu’elle le restera), ou bien les auteurs, qui se sentent parfois légitimement spoliés, vont-ils voir leur art dévalué par des machines sans âme — quoi que ce mot veuille dire — et par des commanditaires sans scrupules et un public peu exigeant ? Doit-on traiter ces nouveaux outils avec désinvolture et humour, ou au contraire explorer leurs implications philosophiques, esthétiques et créatives ?

On pourrait baisser les bras et donner à l’ensemble de ces questions une réponse unique et sans doute parfaitement valide : oui. Mais ce serait un peu court. Deux ou trois ans après la sortie de systèmes tels que Dall-e, Midjourney et GPT, qui font suite au développement continu (mais moins médiatisé2) d’autres outils, il est temps de faire un bilan d’étape. Avec mes collègues Emmanuelle Lepeltier (bibliothécaire de l’ESADHaR) et Oriane Pichuèque (artiste invitée dans la même école), je participe à l’organisation d’une copieuse journée d’étude consacrée à ce que l’Intelligence artificielle générative apporte à la création artistique.

Visuel : Garance Wernert3

La journée d’étude se déroulera vendredi prochain, 19 avril 2024, de 9h à 18h, à l’Université du Havre (site Lebon, Amphi 6, à dix minutes de la gare du Havre). Les invitées et invités4, d’un niveau exceptionnel, seront le musicien Benoit Carré (« Skygge »), les artistes ou designers Albertine Meunier, Grégory Chatonsky, Étienne Mineur, Éric Tabuchi et Sylvain Roume, les spécialistes du droit d’auteur Élodie Migliore et Wilhelmina Huguet (de la SAIF), le chercheur Jean-Louis Dessalles, ainsi que deux étudiantes et un étudiant de l’ESADHaR, Anna Tabutiaux, Estelle Bordet et Loïck Baïnachi, qui nous parleront eux aussi de leurs expériences de l’usage des intelligences générative puisque c’est bien ce qui nous intéresse en école d’art et de design : réfléchir concrètement à ce qu’il y a ou non à tirer des nouveaux outils technologiques qui nous sont amenés.
Bien entendu, les interventions seront suivies d’un débat avec le public.

L’entrée est libre, mais il est recommandé de s’inscrire auprès de l’ESADHaR en envoyant un e-mail à l’adresse communication (at) esadhar (point) fr, ou en téléphonant au 02 35 53 30 31.
La modération sera assurée par Oriane Pichuèque et moi-même. L’organisation générale est due à Emmanuelle Lepeltier et l’affiche à Garance Wernert. Nous remercions nos amis et voisins de l’Université Le Havre Normandie qui ont bien voulu nous accueillir.

Mise-à-jour (4/06/2025)
Des captations des interventions sont à présent en ligne : Introduction ; Aspects juridiques ; Aspects éthiques ; Expérimentations d’étudiants ; Benoît Carré ; Albertine Meunier ; Étienne Mineur ; Éric Tabuchi ; Table-ronde et conclusion.

  1. Les français de Mistral AI, les franco-étasuniens de Hugging Face, les allemands de Aleph Alpha et LAION, les britanniques (certes plus européens…) de Stability AI et les nombreux laboratoires de recherche universitaire du continent européen ont une grande vitalité et sur certains points, disposent d’une véritable avance. []
  2. Lorsque Marion Montaigne et moi avons publié L’Intelligence Artificielle : fantasmes et réalités aux éditions du Lombard, il y a huit ans (déjà !), le sujet était loin d’être le phénomène de librairie qu’il est devenu. On parlait du retour des réseaux de neurones formels et de l’émergence des systèmes d’apprentissage profond, mais AlphaGo n’avait pas encore vaincu Lee Sedol (c’est advenu une semaine plus tard !), Google n’avait pas encore publié son logiciel Deep Dream, et si le principe des Generative Adversarial Networks (tels que le système qui a permis la création du site ThisPersonDoesNoteExist) venaient d’être exposé dans un article universitaire, leurs réalisations étaient encore loin d’atteindre le grand public. []
  3. Le titre Artifices n’est évidemment pas lié à la biennale du même nom, qui s’est tenue à Saint-Denis et à laquelle j’ai eu l’honneur et le plaisir de participer pour son ultime édition, en 1996. Jean-Louis Boissier et Liliane Terrier remarquent que nous utilisons pour le titre une typographie garalde italique, comme sur l’affiche de la première édition de la biennale Artifices en 1990.
    C’est Jean-Louis qui me souffle la citation de Jean-Jacques Rousseau qui se trouve ci-haut. []
  4. Pour des raisons pratiques, nous n’avons pu, à regret, inviter le chercheur et artiste Ilan Manouach. Cela sera réparé d’une manière ou d’une autre. Nous aurions aussi aimé avoir parmi nous l’écrivain François Bon ; l’illustratrice Claire Wending (qui est plutôt remontée contre l’IA et notamment l’accaparement de milliards d’images pour entraîner les IAs) ; l’Oulipienne Valérie Beaudouin ; le vétéran Olivier Auber ; le critique et théoricien de l’Art Jean-Paul Fourmentraux ; la chercheuse Amélie Cordier ; la juriste Caroline Lequesne ; le sociologue Antonio A. Casilli ou encore la plasticienne Stéphanie Solinas… []