Profitez-en, après celui là c'est fini

Tintin Akei Kongo

janvier 30th, 2015 Posted in Bande dessinée

tintin_akei_kongo_couvPublié à l’apogée de l’histoire de l’empire belge, Tintin au Congo (1931) est un album emprunt de toutes les certitudes colonialistes de l’époque, au point que l’on croirait une démonstration humoristique des observations de Frantz Fanon sur le caractère névrotique de la situation coloniale, avec des « blancs » qui se jugent investis d’une mission civilisatrice paternaliste et des « noirs » qui ont intégré la même vision du monde et se trouvent donc infériorisés et infantilisés.
Après la seconde guerre mondiale, Hergé a repris Tintin au Congo, pour le coloriser, en réduire le nombre de pages (il fallait alors faire face à une pénurie de papier), et en améliorer la qualité documentaire — obsession d’Hergé à partir du Lotus Bleu. L’auteur n’a pas jugé bon de rendre cette version de 1946 moins raciste, mais il en a ôté les références directes au colonialisme belge. C’est cette version en couleurs qui est encore éditée aujourd’hui. Présentant les Africains comme des naïfs sans cervelle, le récit fait surtout en creux le portrait du colonisateur en véritable naïf : dominateur, s’attendant à être révéré comme une divinité, apportant la lumière par l’école et la religion. Et cela se double d’un comportement prédateur assez révoltant, puisque Tintin y massacre des antilopes, un singe, un buffle, un lion, un éléphant, etc. La cruauté dont fait preuve le petit reporter envers les animaux est telle qu’une scène de l’album, où un rhinocéros est dynamité, a été censurée dans la plupart des éditions — mais pas en France.

Épisode un

Un peu perturbant : Tintin se déguise en singe en utilisant la dépouille d’un chimpanzé tué pour ce but.

À l’époque de la décolonisation, craignant à juste titre qu’on lui reproche une publication aussi insultante envers les Africains, l’éditeur, Casterman, a un temps cessé de rééditer l’album, et a en tout cas cessé de le distribuer sur le continent africain, où toute mention à Tintin au Congo disparaît même des albums listés sur la quatrième de couverture. Cette gêne de l’éditeur a fait rire à leur tour certains africains qui expliquent, comme un article de la revue Zaïre, en 1969 : « Il y a une chose que les Blancs qui avaient arrêté la circulation de Tintin au Congo n’ont pas comprise. Cette chose, la voici : si certaines images caricaturales du peuple congolais données par Tintin au Congo font sourire les Blancs, elles font rire franchement les Congolais, parce que les Congolais y trouvent matière à se moquer de l’homme blanc « qui les voyait comme cela » ! ». Ce n’est pas loin de la position d’Hergé, qui admet la validité de toutes les accusations dont fait l’objet son album et y voit une photographie de l’état de l’esprit de l’époque : « C’était en 1930. Je ne connaissais de ce pays que ce que les gens en racontaient à l’époque : « Les nègres sont de grands enfants… Heureusement pour eux que nous sommes là ! etc. » Et je les ai dessinés, ces Africains, d’après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste qui était celui de l’époque, en Belgique. »1.

tintin_akei_kongo_extrait

Dans la version de 1930, Tintin donnait une leçon sur la Belgique, « votre patrie ». Dans la version de 1946, son cours porte sur les mathématiques. Certains ont noté que ce changement, en faisant sortir Tintin de son rapport à l’histoire du Congo belge, le rendait plus condescendant encore. Ici, le petit reporter n’obtient aucune réponse lorsqu’il demande (trois fois !) combien font deux plus deux.

Tintin est donc un document sur la vision du monde qu’avait un belge moyen de 1930, qui n’est sûrement pas bien éloignée de la façon qu’un français avait de considérer les colonies, même si les deux empires coloniaux ont des histoires différentes. Il est passionnant à lire à ce titre, et on y trouve même quelques gags distrayants même si cet album est, à mon avis, un des plus médiocres d’Hergé. Curieusement, il s’agit du second album le plus vendu de son auteur, derrière Tintin en Amérique (tout aussi stéréotypé et naïf, du reste), et le plus célèbre… En Afrique francophone.

Dans les pays anglo-saxons, on assortit désormais Tintin au Congo d’une préface qui signale au lecteur le caractère raciste des stéréotypes qu’il véhicule, et certaines bibliothèques ou librairies des États-Unis, de Grande-Bretagne, d’Australie ou de Nouvelle-Zélande, ont purement et simplement supprimé le livre de leurs rayonnages. En France, le Conseil représentatif des associations noires de France réclame, sans succès pour l’instant, que le livre soit assorti d’un texte qui explique le caractère raciste de l’époque à laquelle est paru l’ouvrage2. Cette mesure, qui est loin d’être illégitime, aurait pu être prise par l’éditeur lui-même, comme on le fait à présent en introduction des rééditions du Roi Léo, par Osamu Tezuka, l’homologue japonais de Hergé3. Peut-être faudra-t-il qu’elle soit imposée, comme elle l’est pour Mein Kampf, car si Tintin au Congo n’est bien entendu pas un programme politique, il s’agit bien d’un ouvrage de propagande passive, par la vision de l’Afrique qu’il développe.

tintin_akei_kongo_schtroumpfs_noirs

À Angoulême hier, j’ai trouvé l’album Tintin Akei Kongo, une version de Tintin au Congo adapté en Lingala, une des langues nationales de la République du Congo et du pays voisin, la République démocratique du Congo, anciennement Congo Belge. Pas de mention de l’éditeur ni de l’identité des auteurs de cette adaptation pirate, mais l’album est apparu sur les stands de plusieurs éditeurs indépendants français, suisses ou belges, généralement à côté de l’édition en bleu des Schtroumpfs noirs, de Peyo, et de l’ouvrage Metakatz4.

Les auteurs de Tintin Akei Kongo s’attaquent cette fois (si ce sont bien les mêmes auteurs, ne me demandez pas !) à Moulinsart, la société qui détient les droits d’exploitation de l’œuvre d’Hergé, dont la férocité est légendaire. Courage ou inconscience ? Nous verrons, mais ceux qui désirent se procurer ce livre seraient bien inspirés de s’y prendre le plus vite possible.

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Les deux livres côte-à-côte. Au dos de l’édition en Lingala, la page « autres albums déjà parus » ne contient… Aucun album.

J’ignore si cette version de l’album aura beaucoup de lecteurs au Congo, ni si elle est bien traduite, mais elle permet par son existence de mettre sur la table la question de la domination culturelle qui persiste en Afrique par le biais des langues qu’y ont imposé les colons pour les communications administratives notamment. C’est aussi l’occasion de se demander pourquoi les albums de Tintin sont traduits dans certaines langues et pas dans d’autres : il n’y avait pas eu jusqu’ici d’édition spécifiquement congolaise de Tintin au Congo, alors qu’il en existe dans des langues qui ont parfois cent fois moins de locuteurs que le Lingala.

  1. J’ai pris ces citations sur la page Tintin au Congo de Wikipédia. []
  2. L’an dernier, le Groupe d’Intervention contre le racisme, apparemment proche du Cran, a fait une opération coup de poing en collant des stickers d’avertissement dans des exemplaires de Tintin au Congo en librairie. []
  3. Pourtant, l’œuvre de Tezuka est loin d’avoir la toxicité de Tintin au Congo. Elle décrit une Afrique dont la fantaisie est assumée, je pense que c’est la manière dont sont dessinés les noirs africains qui embarrasse à présent les ayant-droits de Tezuka. []
  4. Dans Metakatz, l’artiste Ilan Manouach et l’auteur et éditeur Xavier Löwenthal ont réuni des textes consacrés à la censure et ont raconté le destin de Katz, un pastiche du Maus d’Art Spiegelman dans lequel les Allemands et les Juifs étaient tous des chats, c’est à dire tous membres de la même espèce. Katz avait été pilonné à la demande des éditeurs de Maus car, pour la justice, un pastiche ne saurait se justifier sans intention comique. Lire l’article de Du9, par Jean-Charles Andrieu de Levis. []
  1. 6 Responses to “Tintin Akei Kongo”

  2. By Un Oeil on Jan 31, 2015

    Ces reproches à Tintin au Congo sont bien connus, mais pourquoi faudrait-il qu’une BD d’aventure soit lue sous l’angle moral ? A partir de quel moment nous sommes-nous mis à croire que Tintin devait absolument être exemplaire à tous points de vue ? Est-ce qu’on reprocherait aux cartoons du Coyote d’être violent envers les animaux et de les faire exploser à la dynamite ? Si l’on regarde par exemple une aventure comme Indiana Jones, elle n’est pas exempte d’une certaine « vision » elle aussi, mais il n’y a toujours que dans Tintin que ça dérange, me semble-t-il.

  3. By Jean-no on Jan 31, 2015

    @Un œil : Tintin au Congo présente une vision de l’Afrique particulièrement désuète, vous ne trouverez certainement pas les mêmes défauts dans Indiana Jones, qui ne traite aucune population de semi-débiles, pas même les nazis que, pourtant, Spielberg n’aime pas beaucoup ! Cette vision de l’Afrique est-elle toxique si on la soumet à des gamins sans leur dire qu’il s’agit d’une œuvre bourrée de préjugés liés à l’époque ? Sans doute. Est-ce qu’une œuvre peut avoir une influence sur la vision du monde de son public ? Évidemment. La question n’est pas d’être exemplaire, mais de faire attention à ce qu’on diffuse. Je ne vois pas en quoi un avertissement retire quoi que ce soit à un album. Je ne vois pas bien le rapport avec Coyote et Bip-bip.

  4. By Un Oeil on Fév 1, 2015

    Je connais assez mal Indiana Jones mais j’ai souvenir d’une scène où, alors qu’une sorte de touareg du désert engage un combat à mains nues avec lui, il sort un revolver et l’abat, non sans une petite pique ironique. C’est immoral et je n’ai pas eu besoin qu’un adulte me le signale pour le ressentir comme tel. Pas plus sans doute que vous avez eu besoin d’un avertissement sur la couverture pour penser ce que vous pensez de Tintin au Congo. Ce serait terrible, un monde où chaque livre lu nous serait au préalable remis par un adulte responsable avec la notice qui va avec, non ? Bien des oeuvres pour enfants sont « toxiques » pourtant. Je viens de regarder « Les Aristochats » avec les miens : l’histoire d’une riche à millions qui ferait tout pour donner son héritage à ses chats plutôt qu’à son fidèle domestique !

  5. By Jean-no on Fév 1, 2015

    @Un &Oeil;il : ce n’était pas un touareg mais un égyptien patibulaire qui fait une démonstration de combat avec des sabres. Le gag fonctionne assez bien ! Dans le 3e Indiana Jones, il y a le même gag sauf que là, le héros se rend compte qu’il n’est plus armé (de mémoire).
    Mais quoi qu’il en soit, tous les égyptiens présents dans Indiana Jones 1 et 3 ne sont pas les mêmes, tandis que les noirs dans Tintin au Congo sont tous idiots, superstitieux,… Le racisme c’est quand on considère que toute une population est similaire.

  6. By Tomson Francis on Fév 26, 2015

    Bonjour. Où peut-on se procurer 2 exemplaires de cette traduction ? Merci d’avance pour votre réponse.

  7. By Jean-no on Fév 26, 2015

    @Tomson Francis : peut-être en contactant La Cinquième couche, car même si ce n’est pas l’éditeur, on pouvait voir quelques exemplaires de cet album sur leur stand.

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