L’invention du robot
décembre 21st, 2014 Posted in archétype, Robot célèbre, Sciences, VintageOn imagine des automates doués de vie depuis des millénaires, mais il me semble que le robot est une figure distincte de l’automate : il n’imite que grossièrement le vivant, ou ne l’imite même du tout, il ne cache pas son état de machine, ce n’est plus une statue vivante, mais bien une mécanique animée1. Il apparaît avec la révolution industrielle, dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour être précis. Il lui fallait un nom spécifique, et celui-ci a été fourni par Karel Čapek, sur un malentendu. C’est ma thèse ici : le robot n’est pas l’automate, et le public s’est emparé du nom « robot » dès son apparition parce qu’il avait besoin de mettre un mot sur cet objet nouveau. J’essaie ici de récapituler cette histoire à ma manière, soyez, comme toujours, indulgent pour le désordre des idées.
Le mot « robot », comme chacun sait, a été forgé par le dramaturge Karel Čapek pour sa pièce de théâtre Rossumovi univerzální roboti (en Français Les robots universels de Rossum, ou R.U.R.), à partir du mot slave robota (ou ses déclinaisons), qui signifie « labeur » ou « corvée », et qui est apparenté à l’allemand Arbeit (travail).
Karel Čapek attribuait en fait l’invention du mot à son frère Josef, mais il est certain que c’est la pièce R.U.R., dont la première représentation date de janvier 19212, qui a fait connaître ce mot, lequel est devenu un nom commun apparemment universel en moins d’une dizaine d’années, éclipsant quelque peu le mot « automate »3, qui était utilisé jusqu’ici.
Ce qui me semble le plus étonnant, dans la popularité du mot « robot », c’est que les êtres qui se trouvent au centre de la pièce R.U.R., si l’on se fie au peu de détails fournis, ne sont pas de nature mécanique. Tout comme les « Réplicants » de Blade Runner, il s’agit en effet d’être biologiques, de presque-humains conçus pour travailler sans protester, intentionnellement diminués, médiocrement intelligents, incapables d’éprouver du plaisir ou de la souffrance, ne connaissant donc ni désirs ni motivations personnelles.
Même s’ils ont des gestes raides et une élocution saccadée, les robots de R.U.R. sont assez indiscernables des humains, comme l’apprend à ses dépens Helena Glory, la président de la ligue de l’humanité, après avoir fait un vibrant discours émancipateur à une assemblée d’humains qu’elle prenait pour des robots. Les robots finissent par se généraliser sur Terre et, puisqu’ils ont baissé le coût de production, par détruire toute raison de travailler et même, d’avoir des enfants. L’homme, oisif, multiplie les guerres, et finit par y employer des robots. Certains robots ont été conçus pour être intelligents, et finissent par avoir des revendications. On apprend que le premier syndicat de robots naît au Havre.
La fin sera tragique pour l’humanité, mais se terminera par la découverte du sentiment amoureux par les robots, devenus prêts à remplacer leur créateur.
L’intention de Karel Čapek était sans doute moins de parler de technologie que d’écrire une fable sociale humoristique. En 1936, il a d’ailleurs écrit un roman au thème très proche, La Guerre des Salamandres, qui raconte aussi une forme de lutte de classes entre les humains colonisateurs et une espèce qu’ils ont asservie, des amphibiens humanoïdes découverts sur une île asiatique.
Comme je le dis en introduction, mon intuition est que l’idée du robot tel que nous l’entendons, c’est à dire d’un être mécanique, constitué de matières non-organiques, et notamment de métaux, devait être déjà bien installée dans les esprits pour que, dès la sortie de la pièce de Čapek, le public s’empare du mot « robot » en lui donnant son acception actuelle.
Le robot existait déjà dans l’imaginaire, il ne restait plus qu’à lui trouver un nom nouveau, qui réponde à la nouveauté de cette figure, bien distincte des automates imaginés jusqu’ici.
L’idée de l’automate de métal n’était pas vraiment neuve, puisqu’on la trouve déjà dans l’antiquité, avec les mythes qui entourent le dieu Héphaïstos (Vulcain), qui aurait notamment fabriqué des trépieds capables de se disposer eux-mêmes, et des servantes en or, capables de l’assister dans ses travaux. On attribue aussi des automates à l’ingénieur, architecte et sculpteur Dédale, et l’idée revient régulièrement dans l’histoire des sciences, des techniques ou de la littérature, je ne vais pas le raconter car c’est en grande partie le sujet d’un livre à paraître l’an prochain.
Ce qui m’intéresse, c’est la transition entre la conception d’automates tels qu’on les concevait entre la Renaissance et le XVIIIe siècle, et les robots de l’ère industrielle : le raffinement et le goût pour l’imitation illusionniste sont rejoints, au siècle suivant, à des « hommes de fer » qui ne s’inspirent que très grossièrement du vivant et ne cherchent pas à cacher leur origine mécanique, montrant ostensiblement leur parenté avec les machines à vapeur et autres engins industriels.
Il n’est pas gênant que la machine ressemble à une machine.
Au début du XXe siècle, on pourrait parler des nombreux hommes de fer imaginés par L. Frank Baum dans l’univers du Magicien d’Oz : The Clockwork Man (Father Goose, 1899), The Tin man (Wizard of Oz, 1900), The Cast-Iron Man (A New Wonderland, 1900), Mr. Split (Dot and Tot of Merryland, 1901), Tik-Tok et The Iron Giant (Ozma of Oz, 1907), Captain Fyter (The tin woodman of Oz, 1918).
Les avant-gardes du début XXe siècle ont fait preuve d’un grand intérêt pour les machines, comme on le voit dans le Ballet mécanique de Fernand Léger (qui a aussi participé à L’Inhumaine, de Marcel Lherbier, film de science-fiction à l’esthétique ultra-moderne), dans des œuvres de Marcel Duchamp, Francis Picabia, Man Ray, Moholy-Nagy, et bien sûr les artistes soviétiques, qui s’intéressaient notamment aux usines : Sergei Eiseinstein, Dziga Vertov, Alexandre Rodtchenko, Lazar Lissitzky, etc.
Chez les Futuristes, la fascination pour les structures mécanique est, avec la vitesse et la vie urbaine, un sujet obsessionnel, l’objet d’un véritable culte religieux.
La machine se voit souvent donner une forme humanoïde.
En 1927, avec Metropolis, de Fritz Lang et de son épouse de l’époque, l’auteure de science-fiction Thea Von Harbou4, la ville entière est une mécanique odieuse et cruelle qui transforme ses classes laborieuses souterraines en machines, au profit d’une classe aisée qui vit dans l’oisiveté.
Afin de mater une révolte, Frederson, le tyran de la ville, demande au savant Rotwang de donner à son robot gynoïde les traits de Maria, une jeune femme dont les discours émancipateurs et messianiques enflamment les foules. Le but est de ruiner la réputation de la chaste Maria en la faisant passer pour une créature luxurieuse dénuée de moralité. Le robot, dans Métropolis, est avant tout un instrument de tromperie, et les machines en général, un outil d’oppression.
En 1928, le capitaine William H. Richards, vétéran de la guerre, ingénieur en mécanique et secrétaire de la Society of Model Engineers, doit trouver un remplaçant au duc d’York pour l’ouverture de l’exposition de son organisation, à Londres. Il crée pour cela Eric Robot, un automate anthropomorphe en aluminium dont la bouche produit des éclairs bleus, qui sait tourner la tête, se lever de son siège et dire un discours de quatre minutes. Il répond aussi aux questions qui lui sont posées. Son créateur laisse croire au public (Eric Robot sera montré bien des fois par la suite) que la machine est effectivement capable de penser.
On dit souvent qu’Eric Robot est le premier robot britannique, mais c’est peut-être surtout le premier robot à avoir effectivement remplacé un humain.
En 1930, aux États-Unis, le « parlant », qui n’existe pourtant que depuis deux ans5, a presque totalement fait disparaître le cinéma muet, et l’American federation of musicians lance une campagne contre la musique enregistrée, qui va (effectivement) faire disparaître les musiciens des salles de cinéma. Le robot symbolise la musique « en boite de conserve » (« canned music »), une musique sans humanité.
On voit que l’ombre de la machine qui va remplacer l’humain au travail (au mieux pour le décharger des corvées, au pire parce qu’il n’a plus besoin de lui) naît avec le robot.
Sur l’excellent site de Jean-Luc Boutel, Sur l’autre face du monde, on trouve de nombreuses références que je place dans le but de me les procurer un jour pour les lire : La Révolte des machines, extrait des Voyages au pays de la quatrième dimension (1912), par Georges de Pawlowski ; La Révolte des machines ou La Pensée déchaînée, scénario pour un film qui n’a pas été tourné, rédigé par Romain Rolland avec le dessinateur Frans Masereel en 1921 ; La guerre des machines, par Antonin Seuhl (1924) ; La fin des robots de Jean Painlevé6, par en 1933 dans le magazine Vu, consacré à la Fin de la civilisation ; La révolte des automates, par R.M.Nizerolles (1935) et enfin La guerre des robots, par Léopold Frachet (1939).
- « animé », vient du latin anima, qui désigne le souffle vital, l’âme, et qui à l’origine de mots tels que « animation » mais aussi « animal ». C’est donc souvent un synonyme de vivant. [↩]
- En France, la première représentation de Rezon’s Universal Robots (le titre de la première traduction) date du printemps 1924, à la Comédie des Champs-Élysées. On notera, parmi les acteurs, la présence d’Antonin Arthaud. Si Rossum a été originellement traduit Rézon, c’est parce que le mot signifie effectivement « raison », en tchèque. [↩]
- Automate vient du latin automatus : qui se meut par soi-même. [↩]
- Contrairement à ce qu’on croit parfois, ce n’est pas tant parce que son épouse était fidèle au parti Nazi que Fritz Lang a divorcé de Thea Von Harbou, mais parce qu’il l’a surprise au lit avec un journaliste indien de dix-sept ans son cadet nommé Ayi Tendulkar. Fritz Lang était pourtant lui-même un coureur de jupons qui avait toujours bénéficié de l’indulgence bienveillante de son épouse. Bravant le régime, qui aurait refusé de marier une allemande avec un homme à la peau foncée, Thea Von Harbou a épousé son amant secrètement, ce qui ne l’a pas empêchée par la suite d’adhérer au parti nazi et de participer au scénario d’un grand nombre de films de propagande du régime. [↩]
- Les premiers procédés de cinéma sonore sont presque aussi anciens que le cinéma tout court, mais il a fallu attendre la fin des années 1920 pour que les grands studios s’entendent sur des standards qui ont permis une diffusion universelle du parlant. Ce fut un coup dur pour les musiciens, bien entendu, mais aussi pour le cinéma non-américain, devenu subitement inexportable : les cinéma allemands ou scandinaves – danois notamment -, sont devenus anecdotiques alors qu’ils avaient longtemps fait jeu égal avec Hollywood. [↩]
- Jean Painlevé (1902-1989), fils du mathématicien Paul Painlevé, est un des premiers cinéastes scientifiques. [↩]
2 Responses to “L’invention du robot”
By patricia on Déc 23, 2014
Une couv. du Petit Journal d’août 1912 avec « l’infirmière automate de l’hôpital Bretonneau »
https://www.flickr.com/photos/taffeta/6392647329/sizes/l
By Jean-no on Déc 23, 2014
@patricia : excellent !