Profitez-en, après celui là c'est fini

Paye pour exister !

juillet 31st, 2013 Posted in brevets, Les pros

Je découvre sur le blog de Jade Lemaître que Google a déposé le brevet d’un système de monétisation des commentaires sur Internet, qui permettrait aux internautes de payer pour que les commentaires qu’ils postent apparaissent en meilleure place. On le constate souvent, seuls les premiers commentaires émis à la suite d’un article ont des chances d’être lus par de nombreuses personnes. Les suivants ne sont généralement lus que par ceux qui les ont écrits, par le modérateur et par les participants à d’éventuelles conversations. Si un tel système semble inutile dans le cadre de la plupart des blogs amateurs, qui n’attirent qu’un faible public de commentateurs1, on peut imaginer qu’il ait du succès sur des blogs très suivis et surtout, sur les sites de la presse en ligne, où certaines rubriques « société » ont des centaines de commentateurs assidus.

google_coms

Deux diagrammes du brevet déposé par Google. À gauche, une version où on paie pour être mieux classé, et à droite, une version où le classement dépend de la somme engagée, et fonctionne sur le mode de l’enchère, comme les publicités google Adsense. Il y a trente ans, les diagrammes de ce genre étaient la base de tout programme informatique, mais il me semble que leur usage s’est déprécié.

La rumeur annonce régulièrement que Facebook va devenir payant. Mais si ce service avait été payant, il n’aurait pas un milliard d’abonnés aujourd’hui et ses créateurs le savent très bien, ils sont donc acculés à trouver d’autres moyens pour rentabiliser la plate-forme. Pour l’instant, le moyen privilégié est la publicité mais elle rapporte peu — particulièrement peu sur Facebook, comparément à d’autres plate-formes.
L’an dernier, Facebook a commencé à proposer aux détenteurs d’une page « corporate » de payer pour que les articles publiés soient particulièrement mis en avant. Plus récemment, ce sont les échanges par message privé entre utilisateurs qui sont devenus optionnellement payants. Envoyer un message privé à une personne avec qui l’on n’a pas de contact coûte 0,76 euro ce tarif peut augmenter, en fonction du nombre de demandes. Par exemple si j’ai envie d’écrire à l’actrice Véronique Genest, ça me coûtera 3,93 euros. Si l’on ne paie pas, le message atterrira dans le dossier de messages « autres », qui recueille les publicités et les messages jugés non-pertinents par les algorithmes de Facebook. Autant dire, les limbes.

facebook_monetisation

À gauche, le système de « mise en avant » des publications. On paie plus ou moins cher selon le nombre de personnes que l’on souhaite atteindre. À droite le nouveau système d’envoi de messages privés qui prévient qu’il faut payer si l’on veut être certain d’avoir une chance d’être lu.

Le point commun entre ces nouveaux moyens de monétiser les échanges, c’est qu’ils prélèvent leur dîme sur le droit à exister pour autrui, et qu’ils condamnent ceux qui en refusent le principe à devenir plus ou moins inexistants. Pour que cela fonctionne, il faut par ailleurs que tout le monde ne paie pas, puisque pour qu’il y ait des gens remarquables, il en faut bien d’autres qui soient invisibles.
Google et Facebook réintroduisent donc de la hiérarchie dans le réseau Internet qui s’est toujours caractérisé par l’égalité entre les personnes qui y sont connectées2.

J’en tire plusieurs enseignements.
Le premier, c’est que ce qui compte pour les internautes ce n’est plus d’accéder à toujours plus d’information — il y en a déjà bien trop et le volume d’information augmente à chaque instant —, ni même peut-être de s’orienter, d’accéder à la bonne information, mais simplement d’exister, pour d’autres humains, au milieu de ce déluge de données numériques.
Le second enseignement, c’est que le grand pouvoir que nous conférons à des plate-formes comme Facebook ou Blogger est un danger, car leurs objectifs ne rencontrent pas forcément nos intérêts, et c’est une chose que nous découvrirons à nos dépens exclusifs chaque fois qu’ils seront en situation de monopole et nous, en situation de dépendance.

Dans Peuple Invisible, l’immense Will Eisner qualifie d’«invisibles» des individus qui n’existent pour personne, dont personne ne se soucie. Ils vivent et ils travaillent dans la ville (pour Eisner, la ville seule crée les «invisibles»), mais ils ne sont que des ombres. Dans le récit intitulé Sanctuaire, un dénommé Pincus Pleatnik a si bien appris à raser les murs, à être ordinaire, à éviter les rapports humains qui l’effraient, que personne ne se souvient de son visage même cinq minutes après l’avoir vu. Et lorsque, par erreur, le journal annonce son décès, il est incapable de prouver qu’il est bien en vie. Plus que jamais, on pourra être invisible sur les réseaux sociaux.

La conclusion des deux points précédents est assez évidente : chacun de nous doit être conscient des risques qu’il encourt à remettre non seulement ses productions (articles, images) mais aussi une partie de sa vie sociale entre les mains de multinationales qui nous voient moins comme des clients en droit d’exiger un service que comme une matière première, un carburant. Et contrairement au pétrole, nous n’avons même pas l’argument de la rareté pour espérer être considérés comme précieux. La première précaution est peut-être d’avoir plusieurs vies numériques, de ne pas nous appuyer que sur un unique canal, comme certains qui ne connaissent ni l’e-mail, ni les forums, ni les blogs, et confondent Internet et Facebook, mais au contraire de savoir être infidèles aux plate-formes, de ne vivre dans la dépendance d’aucune, car chacune peut, le jour où elle est en mesure de le faire, se transformer en monstre : aujourd’hui, Twitter ou WordPress.com sont très bien, mais demain ?
La seconde chose à faire est bien sûr de favoriser les solutions libres, ouvertes, que ce soit en termes de logiciels, d’hébergement ou de services. Et bien entendu, de soutenir financièrement ces solutions et ceux qui y œuvrent.

  1. N’oublions cependant pas que Google est un des plus importants hébergeurs de blogs avec sa plate-forme blogger/blogspot, dont le nombre d’utilisateurs n’est pas public mais dépasse certainement celui de chacun de ses concurrents. []
  2. Bien entendu, on peut remplir une encyclopédie en faisant la liste des rapports non-égalitaires qui existent déjà sur Internet : filtres et indisponibilité de services mis en place par des fournisseurs d’accès ou des gouvernements, adaptation du contenu à l’historique ou à la localisation, expertise technique ou littéraire, etc.
    La tendance semble être à une inflation du nombre des dispositions qui rendent Internet inégalitaire. À ce sujet, on souhaitera un bon anniversaire à la Quadrature du Net, qui œuvre depuis cinq ans, déjà, pour défendre Internet contre ceux qui menacent l’indépendance du réseau. []
  1. 13 Responses to “Paye pour exister !”

  2. By Cédric on Juil 31, 2013

    Google et Facebook réintroduisent donc de la hiérarchie dans le réseau Internet qui s’est toujours caractérisé par l’égalité entre les personnes qui y sont connectées

    Une hiérarchie par l’argent… Toute cette technologie pour en revenir à reproduire les mécanismes de sélection sociale à l’œuvre dans le monde réel. Triste echec.

  3. By Jean-no on Juil 31, 2013

    @Cédric : en même temps c’est du micro-paiement, c’est une sélection accessible aux pauvres, une sélection économique économique : le smicard pourra, une fois par mois, se payer une folie et claquer dix euros pour écrire à son idole (en se prenant pour l’oligarque nouveau-riche russe qui paie dix millions pour un concert privé de Rihanna). Arh. Le génie du capitalisme actuel est quand même d’être financé par les pauvres.

  4. By BaN on Juil 31, 2013

    Et tu ne parles pas du spam de commentaires pour booster le référencement d’un site ?

  5. By Jean-no on Juil 31, 2013

    @BaN : c’est l’autre solution : dévoyer le système, le pirater,… Et accessoirement augmenter le « bruit » dans les commentaires et donner une raison supplémentaire de chercher à se démarquer…

  6. By Thierry on Juil 31, 2013

    Est-ce que tous les réseaux sociaux et une bonne partie de l’internet dit gratuit ne fonctionnent pas déjà sur ce principe?
    La gratuité fonctionne sur le fait que nous sommes tous prêts à fournir des blogs, des images, des commentaires sans rémunération. Nous ne sommes pas payés, mais dans la mesure où nous sommes prêts à travailler gratuitement nous générons une plus-value qui permet à toute une économie monétisée de vivre. (Providers, hardware, software, pub etc.)
    Et à priori, c’est quand même bien pour exister.
    Jean-No, je suis très impressionné par ta productivité. :-) Si tu étais payé à la pige pour chacun des articles que tu publies, tu pourrais probablement déménager dans un plus grand appartement…

    La difficulté que je voie pour ce nouveau modèle économique que Google essaie d’introduire, c’est que pour que ça marche, il faudra soit que la plateforme qui diffuse les articles soit rémunérée également, soit que le volume de commentaires payants devienne pour cette plateforme un élément de distinction. Au même titre que le nombre de pages lues. Que ce soit par pur plaisir de la distinction où pour les monnayer au travers de la publicité.

  7. By Jean-no on Juil 31, 2013

    @Thierry : Oui bien sûr (en fait j’ai même publié un texte là-dessus, Web 2.0 : veuillez créer s’il vous plait, dans la revue Marges en 2008), mais ça ne concernait que les gens qui produisent des contenus, des œuvres. Là on va monnayer la qualité du lien social, ça me semble neuf. Enfin neuf dans le monde virtuel, mais pas du tout dans l’autre.
    Je ne suis pas si productif que ça, et en général quand je publie ici c’est que je suis ne panne ailleurs :-)
    Sur la rémunération, je me demande si telle chanteuse célèbre, tel acteur, recevront de l’argent de Facebook qui en gagnera sur leur nom ou pas. Je ne sais pas si c’est dans les intentions de Google de payer, ils peuvent dire que c’est un service qui augmente la qualité des commentaires, et je parie qu’il sera optionnel.

  8. By Thierry on Juil 31, 2013

    Le potentiel me semble très étendu. Je pense que les éditorialistes politiques et les hommes politiques pourraient avoir de nombreux commentateurs payants. Et bien des gens seraient sans doute prêts à se saigner pour être dans les premières réactions du site de Libé sur un sujet tel que le Mariage pour tous ou la Palestine.
    Le réseau inventerait une nouvelle forme de démocratie, un mélange de démocratie directe et de suffrage censitaire…
    J’ai peur par contre que prétendre que ce serait un service qui augmente la qualité des commentaires devienne difficile à l’usage. :-)

  9. By Jean-no on Juil 31, 2013

    @Thierry : beaucoup de blogueurs souffrent des spams en commentaires, alors on peut imaginer de vendre ça comme un filtre contre les spams, contre les trolls purs et durs…

  10. By Thierry on Juil 31, 2013

    Mais Jean-No, tu ne crois pas que les trolls seront les premiers à payer pour exister? Surtout que souvent ils ne savent qu’ils sont perçus comme des trolls par leurs lecteurs.

  11. By Jean-no on Juil 31, 2013

    @Thierry : les trolls anonymes paranoïaques qui changent d’adresse IP tous les quarts d’heure pour ne pas être repérés, ça les freinera à mon avis. Ceux qui ne savent pas qu’ils sont des trolls, bien sûr, c’est autre chose.

  12. By boyan_d on Juil 31, 2013

    Je me demande si on pourra désactiver la réception de messages payants.

  13. By Crosstif on Août 2, 2013

    La solution peut aussi être – révolutionnairement – d’exister surtout dans la « vrai » vie, matériellement, par des échanges directs et non médiatisés entre personnes… en-dehors d’internet et des réseaux « sociaux ».

    Une partie de la solution passerait aussi par éviter de renvoyer les internautes vers Amazon, multinationale, certes terriblement efficace, mais pieuvre (ou requin, à votre préférence)tentaculaire (ça marche moins bien avec le requin, j’avoue): un lien vers l’éditeur permettrait aux lecteurs de faire leur choix de manière moins orientée, par exemple auprès d’un libraire « physique », un de vos voisins de fait, un proche, quoi ! Et ceci sans payer une multinationale à tendance « Big brother » affirmée.

  14. By Jean-no on Août 2, 2013

    @Crosstif : exister dans la vraie vie, oui, mais en fait Facebook appartient à la vraie vie. Les échanges, les ragots, les informations qui y circulent appartiennent à la vraie vie et ont une incidence sur la vraie vie. C’est un canal parmi d’autres, comme l’apéritif, le repas, la fête, les réunions, la machine à café, le coup de téléphone, etc. Si ces médias « virtuels » ont du succès c’est parce qu’ils permettent d’avoir des nouvelles d’amis qui vivent aux antipodes, ou même de voisins à qui on ne parle pas souvent sinon. Je pourrais vous répondre : « pourquoi n’êtes vous pas venu sonner à ma porte pour me raconter ça ? » :-)
    Amazon, c’est une grosse question pour moi : on m’en dit plein de mal, parfois avec des arguments spécifiques (notamment dans le monde du disque), parfois avec des arguments que je trouve mauvais, car ils s’appliquent à plein d’autres canaux de distribution, virtuels ou non. Est-ce qu’il suffit qu’un libraire soit petit pour être bon ? Un libraire qui a détesté un livre sans l’avoir lu et refuse de le commander peut lui faire beaucoup de mal, et cent libraires qui pensent qu’un livre est périmé ou qui n’ont pas la place pour le stocker peuvent mettre l’éditeur à genoux avec le système des retours mis en place par Hachette il y a bien longtemps et qui pousse à la surproduction et aux « coups » absurdes. Pour résister à Amazon (qui ne représente que 10% des ventes de livres, pas plus), certains libraires n’ont pas trouvé mieux que de faire payer les commandes ! Quand aux autres critiques (conditions d’emploi, magouilles fiscales,…) elles s’appliquent à bien d’autres domaines et je trouve malhonnête et étonnante cette campagne spécifiquement dirigée contre Amazon et pas contre Total ou Carrefour, qui non seulement font pareil mais sont censées être des sociétés françaises : il faut que la loi soit bien écrite et bien appliquée, on ne peut pas reprocher à une société qui en a les moyens de chercher à exploiter les failles de chaque système.
    Pour ma part, Amazon a changé ma vie de lecteur, pendant longtemps ça a été l’unique base de données à caractère un peu universel, pour les livres, et le seul moyen d’acheter rapidement le livre dont on a besoin ou envie. J’avoue que je préfère ça au libraire de quartier qui me regarde d’un air soupçonneux en me demandant : « vous désirez ? ».

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