La peur du noir
décembre 5th, 2012 Posted in Les pros, stationspottingJ’avais déjà évoqué la question dans un vieil article intitulé Écrans pour ne rien dire : non seulement l’espace public est saturé d’afficheurs divers et variés, mais ceux-ci, bien souvent, ne servent à rien car ils sont en panne ou diffusent des messages sans intérêt.
Une petite collection.
9:00, mon train arrive au Havre. À l’intérieur, une rangée de diodes rouges fait défiler un message qui prétend que le prochain arrêt sera la gare Rouen Rive-Droite, à 8:05.
Toujours dans un train, un panneau de diodes qui fait défiler un message totalement incompréhensible. Au moins c’est joli.
Gare Saint-Lazare. Au dessus des panneaux qui indiquent les prochains trains, un écran affiche des messages informatifs divers. La plupart sont lisibles mais pour celui sur la vigilance envers le terrorisme, vu la hauteur et le corps des caractères utilisés, il faut avoir d’excellents yeux pour lire véritablement ce qui est écrit. Quand aux pictogrammes, ils ne sont pas spécialement clairs.
L’écran affiche un message qui nous informe de la panne et de sa cause. La plupart du temps, ces afficheurs servent à afficher des informations sur les pannes ou sur les grèves survenues sur telle ou telle ligne.
Là encore, le dispositif est hors-service, mais on n’éteint pas l’écran, on lui demande d’afficher qu’il ne fonctionne pas. Le chaland a quelque chose à lire.
À la place de l’horaire et de la liste des arrêts du prochain train du quai 26, un texte rebondit sur les bords de l’écran, à la manière d’une balle dans le jeu Pong ou d’un économiseur d’écran.
Une partie sombre de la gare Montparnasse est éclairée par des panneaux Numériflash qui nous apprennent qu’il ne faut pas jeter de papiers par terre. Je me demande si ça marche et si les centaines de milliers d’euros dépensés annuellement pour ces campagnes permettent de faire des économies sur le personnel d’entretien de la gare…
Pourquoi saturer l’espace de tous ces écrans qui coûtent cher, qu’il faut entretenir, mais qui semblent si souvent n’avoir aucune utilité, ne remplir efficacement aucune mission, et que l’on tient en activité même lorsqu’ils n’ont rien à afficher et qu’ils sont en panne ?
Je me demande s’il n’y a pas là une tentative de conjurer la peur du noir et la peur de la solitude. Où que le regard porte dans les lieux de flux urbains, quelque chose émet de la lumière et du mouvement. De l’électricité est dépensée, donc il y a de la vie, il ne se passe pas rien, quelque chose fonctionne, même si ce quelque chose n’a aucun sens et même s’il faut activer une centrale électrique au gaz ou au pétrole quelque part pour pouvoir s’offrir cette apparence de fonctionnement.
Je me souviens d’une expérience vécue dans un hypermarché : à la suite d’une panne générale d’électricité, simplement éclairés par un peu de lumière naturelle, les lieux me sont apparus tels qu’ils sont vraiment, sans néons, sans panneaux luminescents, sans affiches criardes qui étourdissent le regard. L’endroit m’a subitement semblé étranger, je me suis vu dans un sinistre et immense entrepôt, où curieusement la démesure des rayons était bien plus évidente que sous la lumière artificielle, et où j’avais le sentiment d’être entouré de centaines de tonnes de nourriture. J’aurais voulu photographier ça.
18 Responses to “La peur du noir”
By Osef on Déc 5, 2012
Beau billet, merci.
Alors je bifurque et dérive vers les Lumières de la ville de Chaplin. Puis je pense à Pei, qui disait « C’est la lumière qui crée l’espace ; c’est la clé de mon oeuvre », et à l’aile Richelieu, et que même dans la métropole la nuit, pour peu que l’on lève la tête dehors, si le ciel est dégagé, on voit bien les étoiles la nuite
Et je relis.
Peut-être que ce n’est pas la peur du noir mais la tentative d’enfouir nos passions sous les néons du conformisme, de s’imposer un espace homogène pour que la mécanisation du désir puisse s’opérer.
By Jean-no on Déc 6, 2012
@Osef : un truc comme ça… Je ne suis pas fixé sur la ou les raisons, mais je note que partout on met de la lumière qui bouge, y compris inutilement. Donc ça doit bien servir à quelque chose, et pas forcément à ce qui est annoncé explicitement (en général : informer). Mais peut-être bien qu’on fait ça depuis qu’on maîtrise le feu !
J’aurais dû titrer « peur du noir et peur du vide ».
By @sylasp on Déc 6, 2012
L’autre jour, sur le bord de la route (avec des zones commerciales de part et d’autres) j’ai vu un écran de tv géant diffusant de la pub. Ca m’a attiré le regard, les lumières étant beaucoup plus vives évidemment que sur les panneaux de pub classiques, vu que c’était un vrai écran. Je me demande combien d’accidents cet écran va provoquer.
Je voulais le prendre en photo mais je conduisais.
Je n’avais pas songé jusqu’à présent à la peur du noir, du vide, trop habituée sans doute.
By Jean-no on Déc 6, 2012
@Sylasp : les leds de ces panneaux sont tellement puissantes (éclairer en plein jour…) que c’est carrément dangereux de se trouver à leur proximité immédiate quand elles passent du noir au blanc, paraît-il. En Russie des activistes avaient hacké un panneau de ce genre pour y diffuser un film porno, alors là, le risque d’accident est encore un peu plus grand :-)
By OuT on Déc 6, 2012
Rien que lorsque la musique est coupée dans un hypermarché, on ressent une grande différence, alors j’imagine sans la lumière…
By Benoit on Déc 6, 2012
Il y a beaucoup à dire sur notre relation (occidentale?) à la lumière, le besoin de lumière, le besoin de clarté. Clarifier, résoudre, informer. Et je pense en effet que pour une bonne part, il s’agit de combler les vides (de notre identité? de notre structure?), ce qui a aussi à voir avec la peur du noir, la peur du vide. La lumière c’est le plein.
Une panne de courant dans un supermarché enlève énormément de l’assurance que ce lieu apporte : le manque de lumière ne permet plus de se rassurer/de voir l’abondance, le manque de musique ne permet plus de combler le vide, le manque d’électricité ne permet plus d’assurer la sécurité, les alarmes. Les autres consommateurs sont là mais on est d’ordinaire protégé d’eux, distancé. Une panne de courant m’est arrivé une fois, à ce moment précis on se rend compte qu’on est entouré d’autres, d’étrangers, et on prête beaucoup plus attention à leurs présence/actions, un moment de crise en somme où on perd toute assurance.
By Jean-no on Déc 6, 2012
@Benoit : c’est vrai qu’au moment de la panne on a tendance à être sur ses gardes vis à vis des autres humains alentour. Je ne pense pas que la relation à la lumière soit spécifiquement occidentale mais elle a sans doute pris un essor incroyable depuis la maîtrise de l’électricité.
By Benoit on Déc 6, 2012
Je suis justement en train de chercher sur ce rapport à la lumière (même si c’est l’ombre qui m’intéresse, en fait). Legendre a beaucoup écrit sur la logique occidentale hantée par la lumière. « Ce que l’occident ne voit pas de l’occident », édition Mille et une nuits.
By Julie on Déc 7, 2012
J’aime bien « Eloge de l’ombre ».
By Sylvain Maresca on Déc 7, 2012
Dans la même veine que l’exemple donné par syslap, j’ai découvert récemment dans les alentours de Cholet qu’un concessionnaire de voitures avait installé sur sa devanture un écran géant sur lequel défilaient des clips publicitaires sur leurs derniers modèles. L’image était grande, très brillante, très colorée. Dans la nuit environnante, elle exerçait une attraction immédiate qui m’a fait détourner le regard du rond-point que j’étais en train de négocier. Évidemment, faire la pub de voitures à destination des automobilistes qui passent par centaines à cet endroit est un parti-pris commercial qui se comprend. Encore faut-il que lesdits automobilistes restent en vie !
By Ksenija on Déc 7, 2012
@sylasp
Les écrans vidéos visibles depuis la voie publique sont soumis à l’autorisation du maire. Néanmoins, il existe un article du Code de la Route qui, à ma connaissance, n’a pas été abrogé et donc est toujours valide qui stipule :
« Article R418-4
Sont interdites la publicité et les enseignes, enseignes publicitaires et préenseignes qui sont de nature, soit à réduire la visibilité ou l’efficacité des signaux réglementaires, soit à éblouir les usagers des voies publiques, soit à solliciter leur attention dans des conditions dangereuses pour la sécurité routière. Les conditions et normes que doivent respecter les dispositifs lumineux ou rétroréfléchissants visibles des voies publiques sont fixées par un arrêté conjoint du ministre chargé de l’équipement et du ministre de l’intérieur. »
Sauf que les gendarmes ou policiers ne font jamais respecter cet article.
En tout cas, suis totalement d’accord avec l’auteur de l’article et promet de photographier également les écrans et autres signalisations superflues, surnuméraires, surabondantes et stressantes.
By Stéphane Deschamps on Déc 7, 2012
Tiens à propos de cette surabondance de bruit jointe aux lumières : depuis que je suis appareillé des oreilles, je prends conscience de la cacophonie permanente des supermarchés, où souvent j’entends deux ou trois flux sonores différents en même temps.
Je trouve ça proprement incroyable. Il m’arrive même de quitter mes appareils, et de me sentir alors presque en balade. Je chantonne, je prends le temps, et il me semble même que j’achète moins, en me tenant à part de la frénésie que l’énervement sonore induit chez moi.
Hypothèse en passant : peut-être que ce bruit et cette lumière, en plus de rassurer, empêchent un peu de réfléchir.
By Julie on Déc 7, 2012
je me demande comment font ceux qui passent leur vie devant un écran? Et pourquoi?
By Jean-no on Déc 7, 2012
@Julie : personnellement je passe ma vie devant un écran, et je dois dire que je suis toujours incompréhensiblement rassuré non pas par la lumière mais par l’idée de la connexion permanente, du fait qu’il y a du flux de données…
By Julie on Déc 7, 2012
Comment tu sais que la lumière de l’écran ne te rassure pas?
By Jean-no on Déc 7, 2012
@Julie : je sais que c’est la non-connexion qui m’angoisse, mais la lumière est peut-être importante aussi, je ne sais pas dans quelle mesure. Je remarque juste qu’un écran tient éveillé.
By Cedric on Déc 7, 2012
En lisant le billet, je suivais la même piste que Benoit, sur le côté rassurant de la lumière.
Mais je vais plus loin que lui : en cas de concentration très importante d’inconnus sans objectif affectif commun (a contrario des boîtes de nuit / cinémas / etc.), le sentiment d’insécurité est fort. Donc, comme pour conjurer la peur du loup des enfants, on allume des veilleuses. Des veilleuses pour les grands.
(en gros)
By G L on Déc 8, 2012
Il y a quelques dizaines d’années il ne restait que deux familles dans le village de Sigoyer dans les Basses Alpes mais le lampadaire municipal, qu’on voyait de très loin, ne s’est jamais éteint (maintenant c’est les Alpes de Haute Provence, il y a l’ADSL, des retraités et de nombreuses résidences secondaires.)
La question à propos des villages du coin – dont beaucoup sont des villages perchés – est de savoir si l’abondance de leur éclairage nocturne est due aux efforts d’EDF ou au symbole que ça représente mais je tenais absolument à vous faire savoir que dans beaucoup d’entre eux on s’était mis d’accord pour installer dans chaque ferme (chaque « campagne ») un lampadaire restant allumé toute la nuit avec comme prétexte d’éviter que seuls ceux du village disposent d’un éclairage public.
De là à faire un rapprochement avec la lampe allumèe nuit et jour près de l’autel dans les églises…