L’abeille et la bête
février 18th, 2012 Posted in indices, publication électroniqueHier, toute la twittosphère concernée par les droits d’auteur s’est déchaînée au sujet de la société Gallimard, monument des lettres, rebaptisée « Gallimerde » pour l’occasion. Le crime de cet éditeur centenaire, c’est de s’être attaqué à François Bon, écrivain, mais aussi conscience intellectuelle et morale de l’édition électronique.
Sur Twitter et sur la blogosphère, où François Bon est autant une institution que Gallimard l’est dans le domaine de l’édition, la réaction a été rapide : tout l’essaim est venu à la rescousse de l’abeille1 menacée.
François Bon a traduit Le vieil homme et la mer, d’Ernest Hemingway, ce qui est son droit, puis l’a publié, considérant que l’œuvre d’origine était tombée dans le domaine public aux États-Unis et que cela l’autorisait à en disposer de cette manière. Je ne suis pas qualifié pour dire s’il s’est trompé sur ce point2, mais Gallimard a réagi avec une hostilité pénible. Plutôt que de donner un coup de téléphone à l’auteur-éditeur pour en discuter, la maison de la rue Sébastien Bottin a adressé des courriers juridiques aux diffuseurs en ligne, leur demandant de retirer immédiatement le livre de la vente et laissant entendre que des dédommagements seraient exigés.
La brutalité méprisante de la manœuvre, de la part de cette société privée qui est parvenue à se faire passer pour un service public, une institution des belles-lettres, a de quoi rendre mal à l’aise : pourquoi ne pas s’adresser d’abord à l’éditeur-traducteur ? Pourquoi ne pas passer un accord financier ou éditorial ? Par précaution, François Bon a lui-même ôté le livre de toutes les plate-formes de diffusion… Vingt-deux exemplaires auront été vendus.
La traduction sur laquelle Gallimard a aujourd’hui tous les droits est de la plume de Jean Dutourd3, et date de plus de soixante ans. Je ne saurais dire si elle est bonne, mais il est probable qu’elle soit un peu datée. Est-ce que c’est à cause de Dutourd que je ne suis jamais parvenu à lire ce roman ? Je ne suis pas le seul.
Gallimard n’a sans doute rien contre les nouvelles traductions d’œuvres, mais à condition de les avoir commanditées et d’en maîtriser le calendrier. On peut être certain qu’il est prévu qu’un jour sorte sous le label NRF une traduction toute nouvelle qui sera présentée comme une réparation, un évènement historique, une nouvelle adaptation de référence, et que cet évènement sera superbement programmé pour le salon du livre ou pour se retrouver aux pieds du sapin de Noël. Les traducteurs et les préfaciers de ces éditions « de référence » sont habituellement des universitaires qui, puisqu’il est glorieux d’associer son nom à un chef d’œuvre de la littérature, et puisque ce travail est utile et important, auront fait ce travail pour une somme symbolique, du moins si on la rapporte au temps passé. Ce genre de nouvelles éditions (y compris les adaptations en bande-dessinée, comme Gallimard en produit à la pelle sous le label « fétiche », précisément dédié à valoriser le fonds) sert aussi, pour l’éditeur, à réactiver son emprise sur l’œuvre. Supposons que Gallimard publie demain une nouvelle traduction d’Hemingway, celle-ci appartiendra à Gallimard longtemps après que l’œuvre d’origine sera tombée dans le domaine public, c’est tout l’avantage de l’opération. François Bon est donc arrivé comme un cheveu sur la soupe au sein d’un processus commercial bien huilé, trop bien huilé, peut-être, qui s’appuie sur un prestige plus ou moins mérité et qui confine parfois à l’obsession du contrôle. En fait, la politique de Gallimard n’est pas tant celle d’une entreprise familiale passionnée de littérature, que celle d’une société qui utilise toutes les ficelles imaginables pour protéger ses rentes, de manière comparable à celle de la société Disney.
La logique de Gallimard est efficace et peut-être même impossible à changer. Mais les formes sont importantes, tout de même, et il eût été moins barbare de leur part de prendre contact directement avec François Bon. Rien de plus horripilant, de plus hostile, de plus méprisant que les injonctions en verbiage juridiques, surtout lorsqu’elles s’adressent à tous sauf à l’intéressé. Entre les lignes de ce genre de littérature imbuvable, on ne lit qu’un message : « nous sommes les plus forts car, juste ou non, la loi est de notre côté ».

Dans les premières heures de l’affaire, François Bon s’est montré assez découragé, tweetant une suite de messages inquiétants dans lesquels il semblait envisager de baisser les bras. Heureusement, ça n’a pas duré.
Ma théorie, c’est que François Bon fait peur à Gallimard, car il représente quelque chose qui leur déplaît fortement. Et cela n’a rien à voir avec Hemingway. Ce qui est déplaisant pour Gallimard, à mon avis, c’est que la maison d’édition Publie.net, fondée et dirigée par François Bon il y a quatre ans, est le sombre présage d’un futur de l’édition numérique pris en main par les auteurs eux-mêmes. En effet, les recettes des livres publiés par Publie.net reviennent pour 50% aux auteurs, c’est à dire, si je ne dis pas de bêtises, cinq à dix fois plus que les pourcentages pratiqués par la plupart des éditeurs, y compris sur les supports numériques où de nombreux frais (impression, transport, stockage, retours) n’existent pourtant plus et augmentent donc d’autant la part perçue par l’éditeur. Imaginons un instant que tous les auteurs dont Gallimard détient les droits mais ne juge pas urgent de rééditer les œuvres décident subitement de récupérer leurs droits4, et s’éditent eux-mêmes ou passent par des éditeurs collaboratifs ou associatifs,… Ç’en serait presque aussitôt fini du caractère incontournable de cet éditeur qui le sait, qui a peur, et qui, s’il ne veut rien changer à son fonctionnement, a toutes les raisons d’avoir peur. Malheureusement, la peur n’a jamais rendu gentil.
Reste la seule question qui compte, pour le lecteur : pour disposer d’une traduction du Vieil homme et la mer qui ne soit pas celle de Jean Dutourd, faudra-t-il vraiment attendre que Gallimard décide de se lancer dans une nouvelle adaptation ou, si cela ne devait pas arriver, faudra-t-il attendre 2032 ?
Lire ailleurs : lettre ouverte à François Bon, par Pierre-Alexis Vial ; Que protègent les droits d’auteur ?, par André Gunthert ; Nous n’échapperons pas à reposer la question du droit, par Hubert Guillaud : Le Roi est nu, par Calimaq ; Le vieil homme et la mer pour Madeleine par Philippe De Jonckheere ; Démolir Gallimard, par Laurent Margantin ; et enfin, Gallimard versus Publie.net, par François Bon.
- Une abeille et non une guêpe ou une mouche, car une abeille ne fait pas que déranger et, parfois, piquer, elle produit, aussi. L’illustration provient d’une éditions des fables d’Ésope par Olaus Magnus, 1561. Le nom du dessinateur n’est pas connu. [↩]
- Sans doute François Bon s’est-il trompé, en fait. Il ne sera pas le premier ou le dernier à avoir mal calculé ce genre de date, ou à avoir interprété le droit afin que celui-ci colle à ce qu’il voudrait que les choses soient. Le calcul des droits d’auteur est assez complexe, notamment lorsqu’il s’agit des États-Unis. [↩]
- Dutourd, mort l’an dernier, est un écrivain, un académicien et surtout un animateur des Grosses têtes sur RTL. Son œuvre ne semble pas partie pour connaître une postérité millénaire. [↩]
- En théorie, les auteurs négligés peuvent récupérer leurs droits, car la loi force les éditeurs à abandonner leurs prérogatives sur des œuvres pour lesquelles ils ne font rien, mais en pratique c’est bien plus compliqué, et on ne compte pas les histoires absurdes où un éditeur refuse de lâcher des droits dont il n’a que faire, comme un molosse qui refuserait de rendre un os en plastique. [↩]
12 Responses to “L’abeille et la bête”
By Gunthert on Fév 18, 2012
« François Bon est autant une institution que Gallimard »: Pas d’accord pour mettre François Bon et Gallimard à égalité. Si Bon est une institution, c’est au sens où il institue, où il crée une réalité nouvelle, quand Gallimard se contente d’être une institution au sens le plus conservateur de la préservation des intérêts et du prestige d’un empire.
Oui, une bonne partie des blogueurs et twitteurs s’est retrouvée du côté de Bon. Les contributions dont tu donnes ici quelques aperçus montrent que l’appréciation selon laquelle il s’agirait d’un vulgaire comportement grégaire, comme celui d’un essaim d’abeilles, est assez peu appropriée. Pour ma part, j’ai lu depuis hier soir bon nombre de réflexions des plus intéressantes, qui soulèvent des points variés. Le comportement stéréotypé me paraît plutôt situé du côté de l’éditeur, sûr de son bon droit, qui n’a pas réfléchi aux dégâts que pouvait entraîner cette affaire pour sa réputation, précisément parce qu’il ne perçoit le web que comme un univers indifférencié du piratage et de l’arbitraire.
By Jean-no on Fév 18, 2012
@André : la métaphore de l’ours et des abeilles me semble défendable, non pas pour le côté bêtement grégaire, mais parce que les abeilles construisent quelque chose (la propriété intellectuelle de demain ou en tout cas les réflexions d’aujourd’hui sur le sujet), et que l’ours qui traite ça avec brutalité se met l’essaim à dos et il ne l’a pas volé. Ouais, bon, comme toute métaphore, celle-ci a ses limites.
Sinon, bien sûr, on ne peut pas comparer François Bon et Gallimard.
By PCH on Fév 18, 2012
On doit sans doute à la vérité de dire que les éditeurs (que je ne défends point-ils n’en ont guère besoin, comme on voit les pratiques de leurs juristes sont suffisamment abjectes) que les frais de stockage, transports (encore que) et retours sont certes moindres (sinon nulles pour les retours), mais que, tout de même, l’aspect technique du travail éditoriale pour le web est très chronophage et nécessite le recours à des personnels très qualifiées (on peut avoir recours à des stagiaires un moment, mais ensuite…) qu’il faut rétribuer à hauteur de leur travail… Cela dit, la politique des auteurs menée par publie.net est évidemment ce qui terrorise cette maison (qui n’est pas un mastodonte dans l’univers du livre, moyenne, mais qui possède, au plan symbolique, une image inégalée, notamment par un catalogue assez hors paire) qui n’a pas réussi à comprendre le virage (pour le moment assez doux) que prend le travail éditorial (peut-être plus pour longtemps : ce qui se passe aujourd’hui avec François Bon est très probablement un signe avant-coureur qu’il faut, en effet, prendre au sérieux). Si les auteurs pouvaient comprendre (tout comme les libraires) que leurs intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des maisons d’édition, il y aurait là une sorte de révolution (ils n’ont jamais réussi à se regrouper) qui, en effet, mettrait à mal une politique révoltante mise en oeuvre par ces maisons (les clauses des contrats d’auteurs vis à vis du numérique sont proprement usuraires : les 10% auxquels ils peuvent prétendre pour l’édition papier se muent en un 12% simplement écoeurant; les remises consenties aux libraires indépendants sont, pour les petites enseignes, étouffantes…).
By Jean-no on Fév 18, 2012
Le travail de l’éditeur sur des documents numériques reste important, je ne dis pas le contraire, mais le risque devient complètement négligeable. Des maisons d’édition ont été coulées pour avoir mal calculé le tirage d’un livre… ça n’arrivera plus.
Sur la taille de Gallimard, attends, c’est pas Hachette (10 fois plus gros chiffre) mais quand même, Gallimard c’est aussi Denoël, POL, Tel, le Mercure de France, La table ronde, Alternatives,…
By PCH on Fév 18, 2012
Oui, oui, on est d’accord sur le risque pris, sur la taille de Gallimard (et on n’oublie pas non plus que l’antoine est le président du SNE et donc parle non seulement pour sa boîte – d’ailleurs pas sûr qu’il en sache seulement quelque chose, cet antoine-là, de cette affaire-là…- pour tous ses adhérents…)
By Frechin on Fév 19, 2012
Je m’etonne de l’abscence de remarque sur la mediocrité des couvertures de publinet…. Cette couv qui ne fait pas un livre est epouvantable….
Qui aime les livres fait des livres
By Jean-no on Fév 19, 2012
@Frechin : Il pourrait t’être répondu que ce ne sont pas des livres, que publie.net vend bien des romans mais pas sous forme de livres… Cependant, le problème que tu soulèves est difficile à nier, l’emploi systématique de la typo Bahaus est extrêmement étonnant et gêne l’œil, je ne peux pas dire le contraire, ça n’est pas le point fort de ces éditions. La mise en page interne est en revanche propre et lisible – puisque sans chichis.
By Zéo Zigzags on Fév 19, 2012
Voici un excellent article et des commentaires extrêmement pertinents. Ce qui m’intéresse, personnellement, c’est le débat de fond mené ici, et, il me semble, à ses débuts. Et ce débat en est un de structure sociale polycéphale : économique, politique, idéologique tournant autour du profit, du contrôle et des valeurs et soulevant la propriété et de la diffusion des savoirs, incluant l’admission, le rejet, la « maltraitance », la négligence, bref, le gros bout du bâton.
Et autre chose, qui pourrait être la même si les deux acteurs principaux, maison d’édition et auteur/e partageaient réellement suffisamment d’intérêt commun : l’objet solide ou virtuel, sa forme, indivisible du fond (antique débat). Prendre tant de soin à écrire, créer et ensuite se faire affubler de n’importe quelle couverture, ce n’est pas rien. Tout, tout, tout, participe au livre, pixelisé ou imprimé. La police de caractère, sa taille, son épaisseur, les espaces (un livre respire), le grain du papier ou la texture de sa surface sur l’écran.
Enfin, s’il n’était pas question de pouvoir et de contrôle politique et marchand, on construirait peut-être au lieu de démolir et de toujours raser le passé au profit du « nouveau ». Une liseuse électronique, bien qu’intéressante, laissera des traces écologiques que le livre papier, avec de l’encre intelligent, non seulement ne laissera pas, mais qui, après avoir évolué dans la palette des sensations offertes au fil du temps et des caresses, enrichira un peu le sol.
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