Des têtes d’abrutis
décembre 2nd, 2010 Posted in indicesLa vidéo a déjà beaucoup circulé sur Internet mais je ne m’en lasse pas.
Colas Duflo et Raphaël Enthoven1 sont filmés pour la chaîne Arte en pleine conversation philosophique au sujet jeu. Ils s’arrêtent devant une photographie agrandie qui montre un alignement de joueurs au festival allemand Gamescom.
Concentrés sur leur écran, la bouche inélégamment entre-ouverte, ces joueurs sont, selon Raphaël Enthoven, « une série de monades » leibnitziennes (« monades que nous sommes tous » précise avec prudence le philosophe médiatique, qui semble malgré tout convaincu que certains sont plus monades que d’autres), des entités qui même en ayant l’apparence du groupe restent solitaires, incapables de communiquer réellement, qui sont ensemble sans être ensemble. Colas Duflo, quand à lui, trouve l’image « pathétique » et résume : « ils ont des têtes d’abrutis ». Suit une jolie collection de lieux communs, où il est notamment question d’addiction au jeu vidéo, notion de café du commerce qui fait de la pratique intensive du jeu une pathologie similaire en termes de nocivité à l’addiction aux jeux d’argent, et ce malgré l’absence d’observations chiffrées à ce sujet2.
En exposant avec pédanterie et condescendance leur vision caricaturale d’une « industrie culturelle » importante (le chiffre d’affaires du jeu vidéo est inférieur à celui de la musique mais supérieur à celui du cinéma) et donc, bien connue du plus grand nombre, les deux hommes singent, sans s’en rendre bien compte, leur propre monde.
En tombant sur un photogramme agrandi du Septième sceau (1957), par Ingmar Bergman, les deux causeurs tombent d’accord pour dire que le jeu d’échecs est infiniment supérieur au jeu vidéo : il y a tant de combinaisons possibles3 ! Colas Duflo trouve par ailleurs que le football est lui aussi supérieur au jeu vidéo : Thierry Henry respire la bonne santé et la joie de vivre, rien à voir avec les gamers du Gamecom. Mais est-on sûr que Thierry Henry n’a pas de PlayStation, au fait ?
Le fait que le football, naguère « passion du beauf », soit à présent respecté par le philosophe, mais que le jeu vidéo puisse être traité avec dédain par le même, est sans doute moins une question de méconnaissance que le symptôme d’un déficit de théorie esthétique ou de représentations littéraires ou cinématographique « nobles » à leur sujet.
Au delà de l’anecdote — une discussion à la dérive, en plan-séquence improvisé et sans personne pour oser dire « on la refait, et un peu plus sérieusement cette fois », c’est le principe même de l’émission —, je remarque un fait intéressant.
Dans ce powerpoint pompeux (des légendes en surimpression viennent régulièrement appuyer ce qui vient d’être dit), l’image ne sert pas de support à un discours, mais de déclencheur dans une discussion, de prétexte à badinage. Le principe pourraît être intéressant, mais malgré leur statut de philosophes patentés, Duflo et Enthoven — qui a pourtant dirigé un ouvrage consacré à Roland Barthes, publié tout récemment — semblent avoir une approche bien naïve des images. Une simple photo de jeunes joueurs suffit à faire émerger tout un monde de poncifs, des clichés au sens figuré comme au sens propre. Le « gamer » est un « nolife » empêtré dans une pratique solitaire sans noblesse et qui ne respire pas la bonne santé… En fait c’est un peu ce qu’on disait de l’adolescent qui lisait des bandes dessinées il y a cinquante ans ou de son grand-père qui lisait des romans cinquante ans plus tôt encore : « sors un peu prendre l’air, tu vas t’abîmer les yeux ». C’est un peu ce que n’importe lequel d’entre nous dit régulièrement à ses enfants d’ailleurs. On ne nous apprend en réalité rien sur le jeu, on ne fait ici que répercuter des lieux communs sans doute immémoriaux sur l’adolescence : peut-être n’avait-on pas besoin de deux agrégés de philosophie pour ça.
Comme de nombreux taquins l’ont fait remarquer, le philosophe — enfin le philosophe idéal — est lui aussi un « nolife », concentré sur son monde intérieur et sur ses livres. Et il s’en félicite.
On remarque sur le site officiel de Gamescom que les organisateurs de cette manifestation veulent renvoyer une image bien différente :
S’ils avaient été amenés à commenter ces photographies-là, les deux philosophes auraient-il salué la sociabilité, le partage, les sourires, la joie et la bonne santé ? Peut-on émettre un jugement sur un fait humain sur la foi d’une image ?
Colas Duflo, qui s’est vu malmener dans divers forums depuis quelques jours a tenté de se rattraper : les jeux vidéo, dit-il, n’ont pas encore accompagné le développement de sociétés ou de civilisations comme l’ont fait les échecs ou le jeu de go… Et puis, admet-il, il s’agit de l’expression de « préférences personnelles ». Il dit aussi : « ma génération n’a pas grandi avec des écrans ». Remarque que je trouve amusante car, bien qu’ayant exactement le même âge que lui, j’ai une expérience contraire.
Mise à jour 3/12 : je m’aperçois que Yann Leroux, cité plus haut, a lui aussi publié une réponse à Raphaël Enthoven et Colas Duflo : Ils ont des têtes d’abrutis.
- Colas Duflo, reçu premier à l’agrégation de philosophie, ancien normalien, est maître de conférences en philosophie et professeur en littérature, spécialiste du dix-huitième siècle. L’intitulé de sa thèse, soutenue en 1995 était : Le jeu, une approche philosophique. Raphaël Enthoven, normalien et agrégé a fait une carrière de philosophe médiatique plutôt qu’universitaire. Il est par ailleurs connu pour avoir été le compagnon de Carla Bruni, qui lui a consacré une chanson, Raphaël, et le mari de Justine Lévy, qui raconte sa rupture dans un roman, Rien de grave. [↩]
- Lire à ce sujet sur Owni : Quelques observations à propos de la régulation des jeux vidéo, par Yann Leroux. [↩]
- Il existe six virgule soixante-sept fois dix puissance vingt-et-une grilles possible au Sudoku. C’est moins que le jeu d’échecs, mais plus que le jeu de dames. Qu’est-ce que ça prouve ? Pas grand chose sans doute. [↩]
13 Responses to “Des têtes d’abrutis”
By Bishop on Déc 3, 2010
Je me suis déjà énervé ailleurs, et tu présumes ma réaction face à ces images. Sinon comme les philosophes n’ont pas besoin de « chiffres » pour développer un raisonnement, ni même de « preuves » d’ailleurs, ils peuvent argumenter des heures sur la monade représentative d’une photo sortie de son contexte et sans autre référent s’enfermant dans une jolie allégorie de la caverne de la stupidité. (Bon j’ai quand même lâché du fiel)
By Jean-no on Déc 3, 2010
Je ne sais plus où j’ai lu (un philosophe mathématicien je crois) quelque chose comme : « on dit que les maths sont la discipline universitaire la moins coûteuse, car il n’y a besoin que d’une chaise, d’un crayon et d’une corbeille à papier, mais c’est faux, dans la philosophie on n’utilise qu’une chaise et un crayon, il n’y a même pas besoin de corbeille ».
By emoc on Déc 3, 2010
Merci pour cette séance de rattrapage, étonnant que cette personne soit passée à côté de 30 ans de jeu vidéo quand même. Les visages de gamers concentrés sont rarement glamours, ceux des spectateurs de la télévision ou du cinéma pas nécessairement non plus, et c’est curieusement étriqué de bâtir son analyse là-dessus. Les clichés de gamers ont la vie dure, un peu comme l’informaticien-dépourvu-de-vie-sociale, et la tv raffole des raccourcis anxiogènes à ce sujet (désocialisation, addiction). Pour une prochaine émission, je suggère une petite analyse de cette vidéo http://www.youtube.com/watch?v=Jm0KKa6wACQ
By bobig on Déc 4, 2010
j’avoue que l’opinion de colas duflo m’avait fait grincer des dents
Les intellos et les jeux vidéo
By Diagonaledufou on Déc 5, 2010
J’ai cliqué.
La vidéo par son caractère systématiquement réactionnaire et rempli de lieux communs avec un bel enrobage d’intellectualisme est franchement drôle.
Ce billet rejoint un précédent publié ici-même :
Le jeu vidéo peut-il être de l’art ?
http://www.hyperbate.com/dernier/?p=11534
« Le jeu d’échecs produit un monde d’une beaucoup plus grande richesse ludique que ces jeux vidéos qui vont s’épuiser en 8 heures. »
Outre la stupidité du propos relevé dans le billet, les échecs sont un jeu d’une violence froide et totale qui a quelque chose de terrifiant. Dans le dispositif il s’agit de tuer symboliquement son adversaire, doucement, méthodiquement, implacablement. A la différence de l’awélé où l’on partage la récolte, le go où l’on partage un territoire et où paradoxalement l’harmonie entre les deux joueurs opposés est essentielle, aux échecs on ne partage que le temps, fort long, de mise à mort d’un des deux joueurs.
By Santiago on Déc 7, 2010
[j’ai déjà posté ce message ailleurs mais ça semblait intéressant]
J’ai vu le droit de réponse du Colas Duflo sur Arte, et ça me rassure encore plus dans l’idée que ce monsieur n’y connait pas grand chose. On comprends mieux ses déclarations hasardeuses, mais c’est pas pardonnable pour autant.
Quelqu’un d’autres à répondu à cette émission; et je pense que c’est un bon complément à la première parodie qui était sur dailymotion:
http://www.youtube.com/watch?v=J_OFLBmyhfU
J’aime bien l’effort du présentateur (l’Ermite) de ressembler à ce que ces philosophes critiquent et raillent pour mieux jouer avec l’ironie en sortant un discours renseigné et des bonnes vannes. On peut être « nolife »(je sais, le mot est trop fort…) mais pas abruti pour autant :)
By Lui de Duo D'Idées on Déc 7, 2010
Je suis désolé de jouer les rabats joie (à vrai dire j’adore ca), mais je redoute personnellement le caractère hautement addictif des jeux videos. J’ai conscience que les commentaires de nos 2 « philosophes » sont exagérés voir carrément outranciers et que tout les gamers ne sont pas des No life. Cependant, je sais par expérience à quel point les jeux videos peuvent nous couper du monde réel. Leur dimension immersive est sans commune mesure avec le cinéma ou la littérature. La ou ils diffèrent radicalement, c’est dans leur propension à distordre la perception temporelle. Un joueur peut rester des heures à accomplir une quête sans même s’en rendre compte. Encore une fois, je tiens à préciser que je dis cela en connaissance de cause et nullement dans l’optique de décrire le gamer comme un être résolument asocial.
By Jean-no on Déc 7, 2010
@Lui de Duo D’Idées : je pense qu’on a tous perdu des années sur Tétris, mais il me semble que ça ne se compare pas tellement au tabagisme ou à l’alcoolisme, contre lesquels personne n’a de défenses (fumez un paquet par jour pendant un an, vous deviendrez tabagique ; jouez une heure par jour pendant un an, vous pourrez toujours vous passer de jeu vidéo). Le mot « addiction » est exagéré : on peut être dans l’excès, on peut adorer jouer, mais on ne joue jamais sans plaisir et en se faisant du mal, contrairement au jeux d’argent notamment, ou aux addictions à divers psychotropes.
By Lui de Duo D'Idées on Déc 8, 2010
@Jean-no : Evidemment, loin de moins l’idée de dire que les jeux vidéos sont une drogue. Il n’y a bien sur pas de sensation de manque physique aux jeux vidéos. En revanche, la question de savoir s’il y a un manque de nature purement psychologique me semble digne d’être débattue.
Le joueur n’est pas possédé par un démon autodestructeur comme peut l’être l’accro aux jeux d’argents. Cependant, un joueur assidu peut passer des heures quotidiennement sur son jeu du moment. Le danger que je pointe se résume au fait que certain joueur emportés par leur passion peuvent avoir du mal à établir un ordre de priorité « rationnel » dans leurs action quotidienne. Les jeux videos sont particulièrement chronophages et le joueur, une fois immergé dans le jeu, perd ses repaires temporels. Pour être tout a fait clair, je fais référence a mon expérience personnelle, je ne prétends pas que tout les joueurs pâtissent des mêmes « symptômes ». De manière plus générale, j’ai tendance à accorder beaucoup de temps a ma passion du moment quelle qu’elle soit. J’ai par le passe perdu de nombreuses heures à jouer aux échecs, ou à procrastiner sur internet. Je mets ces 2 passes temps au même niveau que les jeux videos, contrairement a nos 2 « éminents philosophes ». Le fait que les échecs soient sensés être plus valorisant socialement m’importe peu.
Il s’agit plus pour moi de lutter contre toute tendance à la procrastination. Les jeux videos constituent à mes yeux à une invitation à la procrastination
By Jean-no on Déc 8, 2010
Nous allons tous naturellement vers le plaisir, c’est naturel et sans gravité, à chacun de gérer… Lire à ce sujet cet article d’Internetactu
By Lui de Duo D'Idées on Déc 8, 2010
Le lien est mort. Certes oui, mais il convient de ne pas céder à tout ces désirs et de savoir se modérer. Je gère tant bien que mal.
By Jean-no on Déc 9, 2010
Le lien n’est pas mort, apparemment c’est internetactu qui est dans les choux, je suppose que ça remarchera, donc.
By Lui de Duo D'Idées on Déc 9, 2010
Merci pour ce lien interessant, que j’ai prefere lire au lieu de ranger mon appart.
Une petite video amusante sur le theme de la procrastination.