Montrer ou pas, raconter ou pas, savoir ou pas

Je devais être bien insensible à la tragédie humaine hier nuit, car ce matin, en levant, j’ai constaté qu’on me remontait les bretelles de toutes parts pour mes derniers posts de la veille : sur Facebook on m’en veut d’avoir publié un article sur un fait-divers sordide (la mère d’un mannequin russe apparemment morte des effets de son anorexie a jeté le cadavre de sa propre fille, enfermé dans une valise, dans la mer Adriatique), et sur Twitter, d’avoir retweeté la « une » de Libération du jour, qui sous le titre Les enfants d’Assad montre les corps figés d’une dizaine d’enfants victimes de l’attaque chimique de Khan Shaykhun, en Syrie.
Plusieurs questions se posent : est-ce que ce genre de posts est utile ? Est-il malsain ? Pour ce qui est de l’article sur la jeune femme morte en Italie, on n’est pas vraiment dans le journal Détective : l’article, publié sur le site de France Info, est assez factuel et ne contient rien de plus « trash » que ce que dit son titre. Je l’ai publié parce qu’il m’étonnait, parce que je me demande toujours, face à ce genre d’histoire, ce qui est passé dans la tête de la personne : est-ce qu’elle a cru qu’on la penserait responsable du décès de sa fille ? Est-ce qu’elle s’en sentait elle-même responsable ? (on peut, mais c’est un peu cliché et rien ne permet de le dire, s’inventer le film d’une mère abusive qui dirige la carrière de sa fille au point de la pousser vers la mort…), est-ce qu’elle a cherché à ignorer la mort de sa fille en faisant disparaître son corps ? Je n’en sais rien mais je dois dire que ça m’interpelle, que ça me plonge dans de vertigineuses interrogations, et je ne pense pas que ça soit par goût pour le gore1, ni pour participer à dessiner le portrait d’une humanité horrible (ce genre d’histoire a toujours existé) ni même pour parler de sujets sociaux à la mode tel que la santé des mannequins, même si ce genre d’histoire permet de les illustrer. Je suis désolé si j’ai choqué quelqu’un en publiant cette histoire étrange mais, j’insiste, l’article en lui-même n’a rien de « trash » si ce n’est l’événement qu’il relate et qui, qu’on le veuille ou non, s’est déroulé2.

J’ai ôté l’image, on la retrouvera aisément sans mon aide : si cette image me semble importante, je comprends ceux qui me disent qu’elle les violente au delà du supportable même si je suis d’accord avec André Gunthert lorsqu’il écrit « Au total, le débat sur l’image paraît secondaire. Le massacre a bien eu lieu. En rediffuser les signes est une façon élémentaire de témoigner d’un sentiment de scandale, de révolte et de honte. Comme toujours avec le conflit syrien, le soupçon de l’impuissance guette. Mais refuser de voir ou de manifester sa colère n’aurait-il pas été encore pire? »

L’attaque chimique de Khan Shaykhun s’est elle aussi déroulée, et toute image de ces enfants privés de vie nous met face à notre impuissance. J’en ai vu défiler beaucoup en deux jours et comme tout le monde, je les prends comme un uppercut en pleine figure, un double uppercut, puisqu’à l’horreur de ce que l’on voit s’ajoute l’horreur de notre impuissance à y faire quoi que ce soit. Mais j’ai retweeté cette « une » de Libé parce que j’ai vu dans la photographie choisie autre chose qu’une image sordide. Tout d’abord, j’y ai vu (et là on va s’inquiéter pour ma santé mentale peut-être) une composition picturale, un Carravage ou un Géricault, une image habitée (je ne peux pas dire animée) par une forme de beauté pathétique. Bien plus qu’un témoignage, c’est le genre d’image qui reste et qui permettra de se souvenir. Je ne sais pas au fond à quoi ce genre d’image est utile : est-ce qu’elle sert à apprivoiser une réalité ? À la faire connaître ? À contenir l’horreur comme un de ces objets magiques auxquels on transfère le mal pour l’extraire du monde ? Ou au contraire sert-elle à faire éprouver une souffrance à des gens qui se trouvent à des milliers de kilomètres du lieu d’où elle émane ? Est-ce qu’elle peut nous permettre d’agir, ou au contraire est-ce qu’elle ne nous renvoie pas à notre impuissance ?
Sans doute un peu de tout ça à la fois.
Les reproches liés à la diffusion de telles images sont souvent accompagnés d’accusation de racisme : on se permet de montrer des enfants syriens parce qu’ils sont « racisés »3, mais on ne montrerait pas les mêmes images avec des enfants de Neuilly-sur-Seine. Je ne trouve pas cette accusation très juste, pour de nombreuses raisons. La première raison qui mérite d’être considérée, c’est que les personnes qui diffusent ces images ne le font jamais avec l’intention de se féliciter de ce qu’elles montrent, et au contraire, ces images nous engagent à la pitié et à l’empathie envers des gens qui, sans cela, ne seraient que des nombres, des abstractions. Il est facile de discuter du nombre de milliers de migrants que la France peut accueillir, mais une fois que l’on a la photographie sous le nez, l’individu n’est plus une unité, elle devient une personne. Je lis souvent que les photos sont diffusées « sans le consentement des familles », mais je n’ai pas entendu les concernés se plaindre et je me demande si en disant cela on ne projette pas sur eux le rapport occidental contemporain (issu de décennies de paix) aux images, à la guerre et à la mort4, et si ça n’est pas aussi une expression de notre sentiment de culpabilité vis à vis d’une situation dont nous voulons oublier qu’elle nous engage — depuis la Syrie jusqu’au centre de premier accueil des migrants de La Chapelle. Je me pose cette question car les premiers et les plus actifs à avoir diffusé ces images sont, pour ce que j’ai pu en voir, des activistes et des journalistes syriens, suivis par les médias du Moyen-Orient — à l’exception sans doute des médias gouvernementaux syriens.
Ensuite, évidemment, la situation décrite n’a pas d’équivalent en France et les mêmes images ne peuvent donc pas exister. Si l’image de ces enfants syriens semble logique à diffuser pour certains (et c’est mon cas) c’est qu’elle n’est pas la simple illustration d’un événement passé (comme le serait chez nous un attentat ou l’accident d’un bus scolaire), elle est aussi l’illustration visuelle, le symbole d’un événement en cours : dans une certaine indifférence (ou plutôt dans le « j’y pense et puis j’oublie », de la chanson de Dutronc), la guerre avait déjà lieu avant l’attaque et elle continue ensuite.
Pour finir, tout comme l’image du petit Alan Kurdi, retrouvé noyé sur une plage turque pour avoir tenté de traverser la Méditerranée avec sa famille, cette image me frappe car elle propose la vision la plus abominable qui soit : un enfant mort. Un enfant ça joue, ou ça dort, mais il n’est pas censé être mort, c’est aux vieux de mourir, pas aux enfants, c’est l’ordre des choses. Plutôt que de m’éloigner des personnes montrées, ce genre d’image m’en rapproche, et me ramène même à un épisode intime de ma propre biographie : la vision de mon fils anesthésié, à l’hôpital alors qu’il était bébé, et le déchirement que j’ai ressenti face à ce corps sans résistance, qui semblait vide de toute vie. Cet état n’a heureusement été que provisoire, mais la vision me hante depuis vingt ans, et quand je vois ces enfants aujourd’hui, je ne me dis pas qu’ils sont d’abord des Syriens (c’est loin, ils parlent pas ma langue, ils n’ont pas ma culture, et puis qui sont les gentils qui les méchants, on n’y comprend rien,…), je me dis qu’ils sont des enfants et donc des innocents, il n’y aucune explication d’aucun belligérant qui puisse justifier ça.

Je ne sais pas s’il est bien ou utile de diffuser ce type d’image (et il faut se méfier bien entendu de la déraison que provoque chez nous les images aptes à susciter des émotions violentes), mais je trouve injuste d’accuser ceux qui le font d’être insensibles face à ce qu’elles représentent et complaisants face à l’horreur, puisque c’est justement cette sensibilité qui les pousse à faire circuler les images. Il serait aussi injuste de reprocher à ceux qui détournent les yeux de manquer de sensibilité puisque c’est cette sensibilité qui leur rend ces images douloureuses. Chacun de nous réagit différemment sur ces questions.

Lire ailleurs : Il y avait une odeur mortelle, par Olivier Ertzscheid ; Au delà du journalisme, par André Gunthert, cité plus haut ; L’histoire de cette une qui nous hante, par Johan Hufnagel ; Les magnolias de Khan Cheikhoun par Alain Korkos.

  1. Mais j’avoue apprécier les récits de fiction dont la trame est centrée sur l’impossible et absurde tentative de faire disparaître un cadavre — le coup de la tache de sang qui ne part jamais. Tout comme les récits fantastiques dans lesquels un vœu magique exaucé est toujours accompagné d’une punition, les histoires de cadavres à faire disparaître ont souvent une morale du même ordre : on n’y arrive jamais, le passé finit toujours par resurgir, la culpabilité ne s’efface pas. []
  2. Cependant je dois dire que j’applique généralement avec les faits-divers le contrat que je respecte habituellement avec les pures fictions, ces histoires sont souvent empruntes d’une anomalie et d’une irréalité qui me distancie souvent complètement. []
  3. Même s’il heurte un peu les oreilles, j’aime bien le mot « racisé » car il désigne un rapport et non une essence, et c’est une manière astucieuse de refuser une fatalité, et de ne pas faire des personnes victimes de racisme les raisons du racisme. Il faut prendre garde à ce que cela reste le cas et que « racisé » ne devienne pas un euphémisme incongru pour désigner toute personne d’origine étrangère : le racisme pourrait disparaître, il n’est écrit nulle part dans le ciel que des gens soient nés pour en être les victimes. De fait, les enfants dont nous parlons ne sont pas morts d’être « racisés » (par qui ?), ce sont des enfants syriens morts à la suite d’un bombardement syrien. []
  4. Après la seconde guerre mondiale en Europe occidentale, la mort est devenue un sujet tabou, on a supprimé de nombreuses marques du deuil (brassards, vêtements, chapiteaux signalant un décès dans une maison, etc.), on ne présente plus les morts, on ne les voit plus, et on juge obscène de les photographier. Il n’en a pas toujours été ainsi, loin de là. []

6 réflexions sur « Montrer ou pas, raconter ou pas, savoir ou pas »

  1. Georgia

    En ce qui concerne la « Une » de Libération, pour moi il s’agit moins d’avoir raison ou tort, d’être catalogué comme insensible ou comme sensible, que de se soucier de ce que les images, balancées sans prévenir, peuvent causer chez les gens qui te suivent.
    Si vraiment tu sentais que tu « devais » les publier, alors tu aurais pu prévenir avant pour permettre à ceux qui savaient qu’elles seraient pour eux insupportables de se protéger, soit en se préparant mentalement, soit en refusant de les voir.
    Sur ce sujet, je conseille fortement aux anglophones ce magnifique texte de Emily C. Heath. https://emilycheath.com/2016/08/27/trauma-trigger-warnings-and-making-a-little-space/
    Au-delà de l’émotion, je vois aussi une forme de fascination pour l’horreur ces images dont je me méfie très fortement.

    Répondre
    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Georgia : c’est vrai que j’aurais pu penser à un avertissement, mais je crois que la « une » avait été retweetée mille fois avant que je le fasse à mon tour, je n’y ai pas pensé.

      Répondre
  2. uthagey

    L’image publiée en masse vise à toucher des persones dans leur singularité .. Une plus une plus une autre .. X milliers / millions plus ou moins simultanément. Elle va marquer les esprits, ou « imprimer » les consciences comme on dit. Inciter à agir, ou à rester en alerte … Rediffuser l’image, pour qui n’est pas journaliste ou impliqué dans le conflit (du coté des victimes, tout au moins) c’est dés lors s’insérer soi-même dans sa longue chaine de publication. Mais au geste, au clic, infiniment répétés, il est nécessaire – devant une image exceptionnelle bien que la situation ne cesse de se répéter – de joindre la parole, ou tout au moins le commentaire. Savant ou indigné . Partager pour rester humain, avec d’autres. Et avec sa propre humanité.

    Répondre
  3. Jean

    Oui, ce genre de post est utile mais pas ce que tu penses, l’autre taré viens de déclarer une nouvelle guerre :

    Il te remercie

    Répondre
    1. Jean-no Auteur de l’article

      @Jean la guerre est déjà là ! Certes, Trump semble réagir à des images émotionnelles, ou à en prendre prétexte, alors qu’il était tout à fait informé que la guerre faisait des morts. Mais quelle est l’alternative ? On doit ignorer la guerre pour qu’elle se passe loin des yeux (loin du cœur), ou bien la regarder en face au risque que, dans un autre pays, un chef d’État pour lequel on n’a pas voté prenne une décision un peu expéditive ? Je ne comprends pas bien.

      Répondre

Répondre à Jean-no Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.