Les sondages annonçaient si fort une victoire du Front National aux élections européennes qu’il aurait été décevant qu’elle n’advienne pas. Nous aimons tellement les catastrophes, au fond. Celle-ci est advenue : le plus important lot de députés que notre pays envoie au parlement européen sera encarté au Front National, un parti dont le slogan était, pour cette élection : « Non à Bruxelles, Oui à la France »1.
Hier, pendant la soirée électorale sur France 2, j’ai entendu David Pujadas2 mentionner deux sondages qui lui semblaient contradictoires. Le second affirmait que pour la plupart des français, l’Union européenne était une bonne chose. Mais le premier était posé, en substance (je ne retrouve pas la formulation exacte) comme ceci : « Pensez-vous qu’il faut 1) que la France soit affaiblie pour renforcer l’Europe ou 2) que l’Europe soit affaiblie pour renforcer la France ». Un « choix » incroyable qui énonce implicitement que la France est victime de l’Union européenne, qu’il existe un système de vases communicants qui fait que ce qui profite à l’Europe se fait au détriment de la France et vice-versa. Comme si la France n’était pas une partie de l’Union.
C’est ce genre de sondage qui construit l’image mentale que les gens se font de l’Europe : si France 2 pose les questions au travers du filtre du FN, comment s’étonner que le FN remporte l’élection ? Quand la classe politique toute entière utilise l’Union européenne comme prétexte ou comme justification à ses défaillances, comment ne pas comprendre que le public la rejette ? On a disséqué la SNCF ? C’est à cause de l’Europe ! (qui, bizarrement, n’a pas demandé ça à tous les pays de l’Union). On ne peut pas aider une usine qui ferme ? C’est la faute à l’Europe ! La monnaie qui nous plombe par manque de souplesse ? C’est la faute à l’Europe ! Etc.
On dit aussi aux gens qu’en votant pour le Front National, ils feront trembler les élites arrogantes, les donneurs de leçons, l’Europe et le Monde. Tout ça, tout ce pouvoir, au prix d’un bête bulletin de vote. Pas cher ! C’est un peu comme ces femmes à qui on dit qu’elles peuvent semer la terreur dans les rues rien qu’en mettant sur leur tête le foulard que leur grand-mère portait pour ne pas se salir les cheveux aux champs, et que leur mère avait mis au placard pour se sentir plus moderne.
L’envie de puissance, l’envie d’avoir une influence sur le monde, l’envie d’exister, est quelque chose de bien compréhensible, surtout en ces temps d’incertitudes face à l’avenir. Le résultat est lamentable, et son coût final risque d’être exorbitant, mais il peut s’expliquer.
Et pourtant, nous nous trouvions à un moment intéressant de l’histoire européenne. Depuis le ratage du traité constitutionnel et de ce qui a suivi, l’envie d’une Union européenne plus transparente, plus démocratique, faisait son chemin.
On aime donner des leçons aux pays où les premières élections démocratiques aboutissent à l’arrivée au pouvoir de partis extrémistes religieux, mais avons-nous fait mieux ?
Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire ? Est-ce que l’Union Européenne est une planche pourrie, une usine à gaz technocratique où il ne faut vexer personne, et tout traduire en dieu sait combien de langues ? Est-ce qu’il était illusoire de croire qu’une superstructure puisse exister sans langue imposée, sans épisode dictatorial, et surtout, sans faire la guerre à d’autres structures de même échelle ? Est-ce que le projet était trop théorique, trop abstrait, trop peu incarné ? Il faut dire que la communication de l’Union Européenne, à base de projets positifs destinés à nous convaincre que si, si, l’Europe existe, est plutôt inquiétante : quand quelque chose existe, on n’a pas besoin de le répéter3.
Un fait m’a toujours marqué : nos euros.
Pour ne vexer personne, pour ne favoriser aucun pays, pour qu’il n’y ait pas de jaloux, on n’a pas mis sur les billets de représentations de monuments européens, ni la tête d’Erasme, d’Albert le Grand, de Pic de la Mirandole ou de Jean-Jacques Rousseau, ni celles de Mozart ou de Nina Hagen, ni des peintures de Brueghel ou d’Holbein le jeune. On ne s’est bien sûr pas non plus référé, et c’est plutôt tant mieux, aux souverains plus ou moins despotiques qui ont tenté d’unifier une partie du territoire européen à leur profit et en conquérant les autres : les Césars romains, Charlemagne, la papauté, Charles Quint, Napoléon, et bien sûr, Hitler.
Plutôt que d’aller chercher des symboles chargés, donc, on a dessiné des monuments qui n’existent pas. Des portes qui n’existent pas, des ponts qui n’existent pas. Tous rappellent des morceaux d’architecture véritables, mais aucun ne peut être légendé, rattaché à une histoire véritable. Ce ne sont pas non plus des monuments qui existeront un jour. Ils sont évanescents, ils ont, au mieux, un vague air de déjà-vu. C’est à la fois le symptôme et le vecteur d’une Union européenne qui peine à exister dans les consciences.
Bon, à présent : que faire ? Quelle est la suite ?
Lire Ailleurs : La rançon du mépris (Agnès Maillard) ; Europe : Caramba ! Encore raté ! (Seb Musset).
- Le slogan n’est pas « Non à Strasbourg, Oui à la France », car les élus des partis « eurosceptiques » ne poussent pas leur engagement jusqu’à refuser leurs indemnités de députés.
J’espère que nos cousins belges ne s’inquiètent pas trop de ce « non à Bruxelles » qui, sauf erreur de ma part, ne les vise pas vraiment.
Curieux, en tout cas, ce parti qui prétend aimer la France mais la rend laide aux yeux du monde et semble en détester la plupart des habitants. [↩] - Je pense que David Pujadas a une belle part de responsabilité à se reprocher. On me signale par exemple que jeudi dernier, dans son émission Des Paroles et des Actes, le sujet avec lequel cet animateur télé a entamé son émission était l’immigration.
J’ignore ses positions personnelles, mais de fait, ce type se place constamment sur le terrain décidé par les franges populistes de l’UMP et par le FN. [↩] - Je suis d’accord aussi avec Seb Musset pour dire que le traitement du traité constitutionnel — refusé démocratiquement et imposé ensuite — a beaucoup joué dans le rejet de l’UE. [↩]
Le problème que nous pose l’UE n’est pas tant dans la terne banalité des billets de Monopoly qui lui tiennent lieu de monnaie courante, mais dans le Monopoly lui-même, ses règles pipées, les tricheries auxquelles les joueurs se livrent, et les conséquences pour nous, au quotidien, de ce jeu de dupes. Les diktats européistes ont généré une régression du niveau et de la qualité de la vie, une marchandisation des rapports humains, une insécurité sociale grandissante (exclusion, explosion de la précarité, explosion des loyers et des charges incompressibles, accès aux soins devenu problématique, services publics cassés par la précarisation des personnels embauchés sous contrat jetable, etc…). On cherche en vain le positif. C’est cela qui s’est exprimé hier au travers d’une sorte d’insurrection par procuration. Le rejet de la dette et de Merkel, des technocrates et des délocalisations, du gangstérisme bancaire et de la suffisance des actionnaires, des spéculateurs et du dumping social.
L’Europe nous a mis à genoux, nous et les Grecs, les Italiens, les Espagnols, les Portugais. Elle nous enlève sans rien nous apporter. Et nous avons depuis des années des politicards qui rampent devant cette Europe de la dette et des banksters, et qui en guise de perspectives nous resservent ad nauseam de l’austérité, du chômage, des augmentations EDF/GDF, des salaires minables au motif que l’Europe l’exige. Le résultat il est là. L’avenir n’en est que plus sombre, car les attentes dont ce vote est porteur ne seront pas satisfaites, et il ne restera plus alors que la rue.