Retouche photographique et images suspectes

(Je demande au lecteur d’être indulgent vis à vis de la longueur déraisonnable de cet article, j’aurais pu m’en tenir aux lignes de conclusion mais je me suis emballé !)

Quand je suis entré dans un LEP1 de photographie « option retouche », en 1984, je n’avais pas vraiment d’idée de ce qu’était la retouche photographique. Pour moi, cette formation était surtout la promesse de travailler un jour dans le domaine des effets spéciaux, à Los Angeles, pour Industrial Light and Magic et George Lucas. Ce n’est pas arrivé, en revanche j’ai découvert un domaine qui m’était totalement inconnu. J’ai appris que les photographies professionnelles, notamment dans le domaine de la publicité, étaient modifiées, que les interventions des retoucheurs allaient de la simple « repique » (enlever les taches et les imperfections) jusqu’au montage, en passant par le détourage (isoler un élément) ou la discrète modifications de détails disgracieux : texture de la peau et petits boutons, modification du contraste d’éléments précis pour les rendre plus lisibles ou plus beaux, etc., etc. Le métier était assez technique et demandait un long apprentissage, car les interventions se faisaient à l’aide de produits chimiques, au pinceau, à l’aérographe ou au crayon. On pouvait facilement se rater et commettre des retouches trop visibles. Pourtant, malgré le grand nombre de photos mal retouchées qui étaient en circulation, je crois que le grand public n’avait, très majoritairement, pas la moindre conscience de l’existence de la retouche photographique.

À partir de l’arrivée de Photoshop, en 1990, puis avec les progrès régulier de l’image de synthèse et du traitement algorithmique de l’image — jusqu’au fameux deep fake —, le public a pris conscience de la fragilité de l’image en tant que preuve d’un « Ça-a-été »2. Sans m’engager dans un débat théorique dont je suis bien incapable sur la valeur d’indice, de trace, de témoignage objectif de la photographie, je peux dire que l’image mécanique n’a pas attendu d’être numérique et n’a pas besoin d’être retouvhée pour être potentiellement suspecte : choix de prise de vue, recadrage, mise-en-scène, contexte de diffusion, légende, date, il existe d’innombrables moyens de faire dire à une image autre chose que ce qui s’est réellement produit quand elle a été réalisée. Et inversement, un cliché réalisé de manière parfaitement « honnête » pourra nous surprendre par sa fausseté apparente3, on en reparle plus loin au sujet de cette image :

© Phoebe Humbertjean pour la Nouvelle République.

En tout cas, d’un doute assez sain sur le rapport entre la photographie et la vérité, nous sommes passés à une attitude bien plus douteuse que dubitative : nous décidons de la vérité de l’image selon que nous avons envie d’y croire ou non. On l’a vu avec la destruction des tours jumelles le 11 septembre 2001 : des personnes qui refusaient de croire que percuter un gratte-ciel avec un avion de ligne suffise à le détruire se sont mis à scruter chaque pixel, chaque glitch des vidéos dont ils disposaient pour y chercher un détail troublant, pour étayer des calculs, etc. Dans ce cas là, des vignettes issues de webcams leur semblaient des preuves suffisantes pour se lancer dans des démonstrations convoquant toutes sortes de disciplines (balistique, mécanique, physique des matériaux, chimie, architecture, etc.). Inversement, les mêmes personnes ont parfois contesté des photographies ou des vidéos parfaitement authentiques, là encore sur la foi de détails qu’ils jugeaient « troublants ». Et parfois même ces personnes avaient raison, puisque des images sciemment falsifiées ont effectivement circulé, comme la photographie d’Oussama Ben Laden mort, le visage défoncé, qu’avaient diffusé des médias pakistanais en 2011, dont on a vite pu vérifier qu’il s’agissait d’une image forgée à partir d’un portrait du même homme vivant. Encore récemment, France 3 avait été prise la main dans le sac à diffuser une photographie d’un manifestant gilet-jaune qui brandissait une pancarte sur laquelle était juste écrit « Macron » : la ligne inférieure, avec l’injonction « dégage ! » avait été supprimée. Ce genre d’attitude peu déontologique ne fait que renforcer et même justifier l’idée que les images auxquelles on ne veut croire mentent, et que les médias, premiers producteurs et diffuseurs d’images d’actualité, ne méritent aucune confiance.
Ces mêmes médias, eux aussi victimes d’images manipulées (transmises par des institutions, des sociétés, des informateurs, des confrères, des pigistes peu scrupuleux…) recourent désormais des outils pour authentifier les images (lecture des métadonnées, analyse de la compression d’une image, analyse des différences de texture ou des anomalies du spectre chromatique au sein de la même image, comparateurs et moteurs de recherche visuels,…) et évoquent le sujet, notamment dans des articles de fact-checking.
Même la classe politique s’est penchée sur la question au sujet de l’image faussée du corps que la retouche peut imprimer dans les esprits des adolescentes4.

Le célèbre clip Dove Evolution, réalisé par Tim Piper et Yael Staav pour le compte du Dove self esteem fund de la marque Dove (2006). La femme n’est pas mannequin de profession, il s’agit de la productrice canadienne de dessins animés pour la jeunesse Stéphanie Betts.

Et c’est jusqu’à l’industrie de la communication, qu’on a vu dénoncer la retouche photographique dans une annonce assez réussie pour la marque Dove : on y voyait une femme être métamorphosée à coup de maquillage, prise de vue, et surtout opérations de retouche, passant d’un charme naturel, à une beauté artificielle. Si cette annonce très pédagogique effectuait une démonstration réussie, on notera son cynisme extrême, car Dove appartient à la multinationale Unilever, dont d’autres marques n’ont pas peur de tordre les images ou de manipuler les adolescents (Axe, Brut, Lux, Rexona,…).
Ce fait n’est pas anecdotique, il montre que la « beauté naturelle » et l’estime de soi sont des produits comme les autres. Pour une multinationale, pas besoin de convaincre les consommateurs que le « bio » est mieux que le « non bio », ou inversement, pas besoin de convaincre le public qu’il vaut mieux manger des aliments sains plutôt que des aliments excessivement salés, gras et sucrés. Pas besoin de s’imposer une vraie éthique en matière de représentation du corps. Pas besoin de renoncer totalement à tel produit chimique. Non, tout ce qui compte c’est d’avoir un produit à vendre à chacun, et de pousser chacun à se définir par ses choix.
Cette manière de faire me semble être la tendance lourde de notre époque dans d’innombrables domaines. Une chaîne de télévision qui fait débattre une personnalité de droite conservatrice nationaliste avec une personnalité de gauche altermondialiste compatissante n’essaie pas forcément de pousser le spectateur à choisir un discours plutôt qu’un autre, elle veut juste que chacun d’entre nous se positionne, se polarise, choisisse le débatteur qui incarnera le mieux (et parfois le plus caricaturalement) nos idées. Nous ne sommes donc pas réellement invités à confronter nos opinions à celles de personnes qui pensent différemment de nous, à échanger des informations et des points de vue, mais juste entraînés à calcifier nos préjugés. Bien entendu, le fait de se faire offrir le choix entre une opinion A et une opinion B n’empêche pas la manipulation. Soumis au bavardage d’éditorialistes qui dissertent jour après jour d’une toute petite sélection de sujets, on peut être amené à intégrer l’idée que ces sujets sont effectivement ceux qui comptent… Ce n’est pas l’opinion qui est manipulée, mais la conscience. Manipulée ou auto-manipulée, car les médias, qui se positionnent les uns par rapport aux autres, sont à mon avis les premières dupes d’effets de mode, d’effets de loupe, d’effets d’emballement… Mais cette digression m’éloigne un peu du sujet de mon article. Quoique.

Revenons à la photographie que j’ai publié en introduction. Prise à Tours le 7 août 2021 et publiée dans un article et, avant ça, dans un fil live du compte Twitter de la Nouvelle République, elle représente des personnes manifestant contre le « pass sanitaire ». Le premier choc ressenti est celui du message du panneau qui occupe une grande partie de l’image : « Coup d’État militaire » / appel à l’armée / venez nous aider. Il n’est pas banal, en 2021, dans un pays qui bénéficie d’un certain niveau de liberté et de démocratie, d’être témoin d’un appel à un coup d’État militaire. Et c’est d’autant plus consternant venant de gens qui affirment vivre dans une dictature et réclament plus de liberté. J’espère que ces personnes et leur appel sont anecdotiques.

Mais au fait, cette photo n’est-elle pas bizarre, quand on la regarde bien ? Hein ?

Si j’essaie de suivre mon propre regard, voici ce que je constate. D’abord je cherche des yeux la personne qui porte la pancarte. Pendant un quart de seconde je crois l’avoir trouvée (1) mais non : le sens, le geste, rien ne fonctionne. Ce n’est pas cette personne qui porte la pancarte. Ensuite (2) je constate que la pancarte est très nette, graphique, avec un blanc éclatant et des couleurs denses. Je note — et ça c’est très effectivement incongru — que son propos est dirigé vers l’arrière du cortège et non vers l’avant. Enfin, si je cherche l’ombre portée du panneau, je ne trouve rien, rien, et on voit même une dame (3) qu’on aurait imaginée prise par l’ombre mais qui ne l’est pas.

Rien de tout ça n’est inexplicable, bien sûr : un cliché n’est jamais qu’un instant, et lorsqu’il est pris dans ce genre de circonstances assez confuses, il n’est pas rare que l’on estime mal les distances et les échelles, et cela devrait nous pousser à la prudence. Si le slogan est dirigé vers l’arrière, c’est possiblement parce qu’il se trouve sur les deux faces ; si le visuel est très graphique, c’est qu’il est imprimé ; si l’ombre portée fait défaut, c’est que le panneau est sans doute plus petit que nous l’avions supposé à première vue, et la femme à la capuche, plus éloignée que nous le pensions. Ultime argument, il semblerait un peu absurde d’imaginer la photographe et la reporter de la Nouvelle république du Centre-Ouest-édition-Indre-et-Loire se lancer dans de complexes retouches d’image, pendant leur reportage, dans le but de décrédibiliser les manifestants.

Pourtant, beaucoup de personnes ont spontanément accusé le journal d’avoir diffusé une image fallacieuse :

Un florilège de réactions à la photographie… J’ai anonymisé les auteurs.

Il n’y a rien de répréhensible au fait de se poser des questions sur une information ou une image, de vérifier leur authenticité, le contexte, etc. Et il est relativement logique que ce soient ceux que cette image gêne d’une manière ou d’une autre qui seront les premiers à la contester. Ceux que l’image gène, ici, je suppose, ce sont les personnes qui soutiennent la lutte portée par la manifestation mais ne se reconnaissent pas dans des projets de coup d’État ou autres excès. Inversement, ceux qui ont d’entrée une mauvaise opinion de la manifestation ne se montreront pas forcément zélés à défendre l’honneur des manifestants : ils tiendront plus volontiers pour authentiques une image ou une information qui amènent de l’eau à leur moulin5.

La seule attitude possible pour démêler le vrai du faux, c’est la vérification. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes. Il fallait trouver des photographies montrant la même pancarte, et elles ont été trouvées. La première en haut à gauche (que j’ai légèrement recadrée pour qu’elle ait les mêmes proportions que les autres) figurait dans le même reportage que l’image soupçonnée. Quelqu’un a ensuite mis la main sur une séquence vidéo qui montrait la même pancarte, cette fois-ci en mouvement. Que trois sources différentes concordent rend la manipulation vraiment improbable, car on ne comprend pas bien à quelles fins un vénérable quotidien régional dépenserait tant d’énergie à falsifier des slogans de manifestations.

© Phoebe Humbertjean

Après cette première salve de preuves, quelqu’un avec qui j’en parlais sur Twitter et qui était résolument convaincu que l’image était retouchée a subitement disparu du réseau : compte fermé, messages inaccessibles. Très étonnante réaction. Je me suis demandé si c’est parce qu’il n’assumait pas d’avoir tant insisté dans l’erreur… Son compte est finalement revenu (lorsque l’on ferme son compte Twitter, on a des semaines pour revenir sur sa décision), mais il n’a pas repris la discussion. Quand je lui en ai reparlé, il m’a sobrement dit qu’il était désormais convaincu de la véracité de l’image.

Sur un autre réseau social, une connaissance a bien dû se résoudre à admettre que la pancarte avait existé, mais sans pour autant renoncer à sa première impression, qui était que l’image était un montage grossier. Au passage, il m’a accusé de participer sciemment à une entreprise de manipulation. C’est légèrement blessant avouons-le, car si je suis parfois naïf, je ne suis jamais de mauvaise foi6, et j’essaie systématiquement de signaler les erreurs que j’ai commises lorsque je me prends moi-même à avoir cru une histoire ou une image trop belles pour être vraies.
Voici ce qu’il me disait :

Ce qui reste pour moi très surprenant, au delà de l’existence, que tu as montrée (merci), de ce panneau et de son texte désolants, c’est que tu partages sur ta propre page une photo falsifiée.
Comprends-tu que je sois surpris que l’homme d’image que tu es, qui j’en suis convaincu a bien vu le montage, l’ait tout de même relayée ?
Voici ce que je parie : la photo originale (que nous découvrirons tôt ou tard) montre le verso de la pancarte (assez naturellement : pourquoi une manifestante porterait-elle une pancarte dirigée vers elle et l’arrière ?). Et en Indre et Loire ou ailleurs, un zozo a cru bon de remplacer le verso, muet, par le texte et ses petits cœurs pixélisés. Une manipulation qui automatiquement rend la photo bancale (problèmes de netteté, de lumière, etc), suspecte, et donc à mes yeux contre-productive (si toutefois il s’agissait bien de souligner les égarements d’une partie des antipassvax), mais qui n’a pas semblé te déranger…

Ce dernier commentaire m’a poussé à contacter la photographe, Phoebé Humbertjean (première étonnée de voir sur Twitter des personnes affirmer que son image était malhonnête), pour lui demander si elle disposait d’autres clichés montrant le même panneau. Elle en avait et elle m’en a très obligeamment transmis trois (les trois autres photographies du montage ci-dessus7., et je l’en remercie une fois encore. J’ai adressé ces trois nouveaux indices à celui qui m’accusait de diffuser une image retouchée, qui n’a pour l’instant pas réagi.

J’ai écrit ce long article non pour pointer les biais de raisonnement dont chacun de nous est tributaire8, mais pour méditer sur ce paradoxe : l’innocence que nous avons perdue vis-à-vis de la photographie en découvrant les progrès de l’image de synthèse et en nous familiarisant avec la retouche photographique, sert de support non pas à une forme saine de scepticisme et d’humilité, mais au contraire, à conserver des certitudes plus affirmées que jamais. Savoir qu’il ne faut pas forcément croire ce que l’on voit nous autorise en quelque sorte à ne plus voir que ce que l’on croit.

(mise-à-jour du 17/08/2021 : la Nouvelle République a consacré un article au scepticisme qui a accompagné la publication de sa photo)

  1. Lycée d’enseignement professionnel. Cet établissement, où on m’a « orienté » après ma troisième, me permettait de préparer un CAP en trois ans. À l’époque, une telle voie empêchait de passer le baccalauréat. []
  2. La formule « Ça-a-été » est de Roland Barthes, dans La Chambre claire, 1980. []
  3. Notons que certaines images sont parfois transformées à l’insu de ceux qui les ont réalisées, par le logiciel de l’appareil de captation, qui décide par exemple d’appliquer un filtre local pour créer une netteté artificielle,… []
  4. Le décret dit « décret Photoshop », n° 2017-738 (04/05/2017), impose aux annonceurs de signaler que l’apparence corporelle d’un mannequin photographié a été modifiée lorsque c’est le cas. []
  5. Je ne vais pas reproduire les captures d’écran ici, mais j’ai vu passer des tweets inquiétants d’opposants à la manifestation qui eux admettaient l’authenticité de la photographie mais reprochaient au journal de la diffuser, puisque ce faisant, ce média donnait un écho à un projet de coup d’État. Je suis très surpris du manque profond de compréhension du rôle de la presse qui se cache derrière ce reproche ! []
  6. Au passage, je comprends ce qui motive la mise en place du pass sanitaire, mais je comprends aussi ce qui motive l’opposition à ce dispositif. Je serai bien incapable de dire avec assurance ce qui constitue la bonne solution aujourd’hui et je ne me sens donc pas potentiellement suspect de vouloir nuire, fusse inconsciemment, aux manifestants, que je ne réduis pas aux plus excessifs que l’on a vu défiler. []
  7. Clichés qui qui permettent au passage de voir que le slogan « coup d’État militaire » voisinait une pancarte appelant Jésus de Nazareth à intervenir pour empêcher le diable de nous vacciner. []
  8. Lire au passage L’Esprit critique, bande dessinée d’Isabelle Bauthian et Gally, aux éditions Delcourt (2021), qui montre à quel point nous avons du mal à raisonner, et qui montre aussi que lorsque nous observons ces failles chez les autres, nous ne les voyons pas toujours si clairement chez nous-mêmes ! []

Perception culturelle

L’image que je reproduis ci-dessous est un classique. Montrée à des occidentaux, elle décrit une scène d’intérieur où des hommes, des femmes, des enfants et un chien sont rassemblés. Derrière la seconde figure en partant de la gauche, on voit une fenêtre :

Soumise par des chercheurs à des gens issus de populations rurales d’Afrique de l’Est, l’image ne dit plus la même chose : ce qu’un Européen a vu comme une fenêtre est interprété comme une boite de métal, posée sur la tête de la femme, et quant à la forme qui semble faire l’angle entre les murs et le plafond (un montant ?), elle était perçue par les Africains à qui on l’a montrée comme un arbre. Est-ce une scène d’intérieur, ou d’extérieur ? Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise interprétation, juste une démonstration que selon notre culture, selon nos attentes, nous ne verrons pas les mêmes choses de la même manière1.

De la même manière, j’ai été interpellé par le dessin qui suit. D’un œil superficiel, j’ai d’abord vu deux amies qui se font la bise. La légende contredit cette interprétation puisqu’elle reproche aux femmes d’accaparer toutes les tâches masculines. Ce dessin britannique, dû à Douglas Tempest, date de la première guerre mondiale. La tâche masculine dont il est question ici, c’est le baiser amoureux !

Effectivement, si on y regarde de près, il semble bien que les lèvres de ces deux femmes se touchent, ce n’est donc plus une bise mais bien un baiser. En tant que français — jugeant la bise particulièrement banale (du moins jusqu’à l’épidémie de covid-19) —, et vivant à une époque où l’étreinte amoureuse est représentée de manière un peu moins distante, je n’ai pas été en mesure de comprendre immédiatement la signification du dessin.

Troisième exemple amusant, ces extraits de films, l’un montrant des femmes sortant d’une usine en 1938 (gauche), l’autre extrait du film Le Cirque, par Charlie Chaplin, en 1928 (droite).

Si nous n’y réfléchissons pas, nous voyons ces femmes en train d’utiliser leur téléphone mobile.
L’une et l’autre ont été qualifiées de « Time travelers », de voyageuses temporelles, et ont même été le prétexte de théories complotistes, lesquelles théories oublient que le téléphone cellulaire n’est pas qu’un appareil, il ne peut fonctionner sans un maillage d’antennes-relais2.

Ces trois exemples nous montrent que notre perception dépend en partie de nos automatismes, de ce que nous sommes prêts à voir.

  1. Il semble que la paternité de cette découverte revienne au missionnaire écossais Robert Laws (1851-1934), lorsqu’il se trouvait au Malawi. Néanmoins je ne sais pas si le dessin est le sien. []
  2. Notons pour l’anecdote que l’appareil de la femme sortant d’une usine aurait pu être un walkie-talkie, car 1938 est l’année de l’invention de cet appareil. Le walkie-talkie de l’époque avaient néanmoins un format assez imposant. []

Couleurs inventées

Øyvind Kolås est un programmeur spécialisé dans les outils de création visuelle et sonore notamment. Ses recherches baptisées Color assimilation grid ont fait sensation : il parvient à nous faire remplir de couleur des images en noir et blanc, uniquement grâce à une grille colorée qui est appliquée dessus :

Vu son nom, je suppose qu’Øyvind Kolås est norvégien, ce qui me rappelle une anecdote que me racontait ma mère, elle aussi norvégienne : alors que la télévision nationale n’émettait encore qu’en noir et blanc, elle avait annoncé une expérience : à une heure précise, un jour précis, l’image allait passer en couleurs. C’était une farce de premier avril, mais beaucoup de gens ont vu la couleur malgré tout ! Pouvoir de l’imagination…

L’effet Koulechov

L’effet Koulechov, ou Effet-K, attribué au cinéaste soviétique Lev Koulechov, professeur à l’école de cinéma de Moscou, procède d’une expérience que ce dernier aurait menée en 1921 ou 1922 pour vérifier et démontrer la puissance du montage au cinéma. On y voyait un plan fixe sur l’expression totalement neutre de l’acteur Ivan Mosjoukine, placé après une séquence montrant de la nourriture, un enfant dans un cercueil et enfin, une femme séduisante.

effetk

La légende raconte que les spectateurs d’alors se sont extasiés devant l’art du comédien à interpréter la faim, la douleur paternelle ou le désir.
On constate en tout cas un effet de contamination sémantique : nous regardons le plan sur le visage sans expression comme s’il était une réponse au plan qui précède. Les sciences cognitives et la psychologie sociale l’ont vérifié depuis, y compris en dehors de l’image animée : si l’on place la tête d’une personne à côté de l’image d’une paire de baskets, le personnage sera jugé plus sportif que si la même photographie était placée en regard d’une paire de lunettes. Si un animateur télé se montre neutre face à ses invités, il sera jugé connivent.

Les images qui précèdent ne sont que des reconstitutions de la célèbre expérience dont on ignore, en fait, si elle a effectivement eu lieu. On en a un temps attribué la paternité à Vsevolod Poudovkine, disciple de Koulechov. Il existe une expérience de Koulechov que ce dernier a précisément décrite est qui est, sans contredire les conclusions de celle-ci, inverse : le cinéaste demandé à un acteur d’exprimer les sentiments suscités par deux situations différentes : affamé, un détenu se voit porter une copieuse assiette de soupe et s’en réjouit ; vivant dans l’ennui, un détenu est libéré. Or malgré la grande différence de jeu de la part de l’acteur, c’est la succession des plans, quelle que soit la combinaison choisie, qui prévaut. Dans l’interpétation que fait le spectateur, le montage a plus d’importance que le travail d’acteur.

La retouche

L’illustrateur et écrivain Alain Korkos écrit parfois des articles intéressants sur le site Arrêts sur Images, où il parle souvent d’images, justement, mais sa dernière brève, Hidalgo, une photo « très peu retravaillée », me semble un peu expéditive. Apparemment persuadé que la photographie qui se trouve sur l’affiche d’Anne Hidalgo relève du Photoshop Disaster, il conclut le billet par : « La photo d’Anne Hidalgo « a été très peu retravaillée », donc. Et moi je suis le pape en patin à roulettes ».
Ayant trouvé une photographie qui montre la candidate aux municipales de Paris sous le même angle que sur l’affiche, il lui semble en effet que les deux images n’ont rien de commun. De mon côté, je ne trouve pas que le travail réalisé sur l’image soit particulièrement scandaleux. Je n’écris pas ça pour défendre Anne Hidalgo, dont je ne sais et je ne pense à peu près rien, mais parce que je m’étonne que Korkos voie là matière à un article (curieux paradoxe : j’en fais à mon tour un article).

anne_hidalgo

Bien entendu, on voit plusieurs différences notables :

  • les cheveux sont coiffés et brillants, résultat qui s’obtient plutôt grâce à un coiffeur que grâce à Photoshop. On peut faire beaucoup de choses avec Photoshop, mais sauver une coupe de cheveux n’est pas la plus facile.
  • les yeux et les sourcils sont plus sérieusement maquillés, ce qui augmente les contrastes du visage et confère aux femmes une compétence apparente (cf. cet article).
  • les yeux, encore, sont nettement plus brillants, ce qui n’est pas rare pour une photographie posée en studio, face à des éclairages forts et l’obligation d’ouvrir grand les yeux.
  • les vêtements ne sont pas les mêmes, l’un permet de voir le cou du modèle et est plus flatteur que l’autre, qui semble destiné à résister au froid.
  • la peau est plus claire et moins terne, ce qui peut venir de l’éclairage plus chaleureux, du fond de teint, et bien entendu de l’équilibre chromatique obtenu par la retouche.
  • le visage semble légèrement aminci, notamment dans la liaison entre le menton et le cou. Le menton est un peu lissé, les yeux ont légèrement moins de cernes.
  • l’arrête du nez semble différente, mais cela peut tout à fait ne venir que de l’éclairage. Le modelé de la partie supérieure des pommettes paraît un peu différent.

…Il me semble que beaucoup de ces différences peuvent être obtenues par les conditions de la prise de vue, entre le maquillage, la pose (il suffit d’allonger le cou pour changer la forme de son menton) et l’éclairage. Certains détails, comme l’éclat des yeux (intérieur de l’iris plus clair que les contours ou la pupille, reflets brillants), sont typiques de ce que l’on appliquait à toutes les photographies professionnelles à l’époque où j’ai passé un CAP de retoucheur, des années avant l’arrivée de Photoshop.
Sans surprise, la première adjointe au maire de Paris est plus à son avantage sur la photographie posée, travaillée, que sur celle qui a été prise dans la rue et avec moins de préparation. Elle gagne même des années d’âge apparent, ce qui, à mon avis, vient principalement de la teinte de la peau, ou plutôt des contrastes du visage, comme expliqué dans cet article précédent. Peut-être est-cette « réjuvénation » qui amène Korkos à vouloir faire un cas d’école de cette image qui me semble, à moi, plutôt banale. Je trouve dommage qu’il néglige de détailler ce qui le choque dans son jeu de comparaison. Je lui aurais bien posé la question sur le forum d’Arrêts sur images, mais aucun sujet n’y a été prévu pour discuter de cet article, c’est pourquoi je le fais ici.

En parlant de beauté et d’âge, j’ai bien ri cette semaine avec cette publicité que Facebook s’obstine à me proposer depuis quelques jours :

jeunesse

La femme que l’on voit ici n’a plus aucun âge apparent, elle rappelle plus un mérou ou certaines créatures imaginées par Chris Cunningham qu’autre chose. Je me demande ce qui est passé par la tête de ceux qui ont sélectionné cette photohgraphie pour l’associer à ce curieux texte qui prête trois âges différents (27, 49, 53) à cette femme qui « rend les médecins furieux ». Est-il possible qu’ils aient une perception si différente de la mienne (et de tous ceux qui ont ri avec moi de cette image) ?

Mise à jour du 14/02 à 18:00 : Alain Korkos me répond dans un nouvel article, Percevoir Anne Hidalgo.

Talons

Je ne m’étais jamais demandé à quoi servaient les talons avant que mon prof de morphologie, Jean-François Debord, projette une diapositive d’une photographie prise par un de ses prédécesseur au début du XXe siècle. La photographie montrait une jeune femme, une australienne, si je me souviens bien, pieds nus et en bottines. La jeune femme avait la beauté d’avant la grande guerre, aux formes nettement plantureuses, et cela rendait le contraste entre les deux clichés plus fort encore. Mais sur une jeune femme svelte, comme Sylvia, qui a eu la gentillesse de m’envoyer ces photos (photographe : Gilles), l’effet est le même :

On voit tout de suite que le corps change complètement de forme. Les jambes se tendent et se galbent, les fesses remontent, le dos et le ventre se creusent, la cage thoracique part en arrière, faisant pointer les seins vers le haut. Cela ne se voit pas sur la photo, mais le port de tête change aussi et devient plus altier.
En dehors du maintien, on remarque que tous les caractères féminins sont exacerbés : taille, poitrine, hanches, fesses. J’ai tenté de le montrer par le dessin. Le résultat est approximatif mais on voit que les directions du corps sont modifiées et provoquent une attitude de séduction, de tension musculaire et de dynamisme, le corps est plus élancé et plus « sthénique » :

Le talon n’est donc pas qu’un simple élément de costume, il est un caractère sexuel tertiaire qui met en valeur et exagère les caractères sexuels féminins. Le prix à payer est élevé : risques de chutes, inconfort du pied — inconfort au point que certaines femmes se font injecter de disgracieux coussinets de silicone dans les pieds pour que ces derniers s’adaptent aux mieux aux souliers à talons vertigineux, on appelle ça le « loub job », en référence au chausseur Louboutin.
Pour compléter ce genre d’analyse, on pourrait regarder ce que donne le corps en mouvement, sur des talons, et ce que ça modifie à la démarche, et comparer différentes tailles de talons et différent types de souliers.
Il est intéressant de voir que le soulier, sans parler de la hauteur du talon, est souvent dessiné pour rappeler et donc pour souligner le galbe et la tension qu’il donne au corps entier.

(On m’a promis d’autres photographies, je les publierai plus tard. Lectrices, n’hésitez pas à m’en envoyer à jnlafargue chez gmail point com)

Seuils

Selon une étude menée par Gabriel Radvansky1, chercheur en psychologie à l’Université Notre-Dame, dans l’Indiana, le passage d’une porte influe sur notre mémoire : en passant d’une pièce à une autre, nous vivons une amnésie, parfois assez forte : « Mais qu’est-ce que j’étais venu faire dans cette pièce, déjà ? » — « Où est-ce que je me rendais ? » — « Qu’est-ce que j’étais venus chercher ? ».

Les expériences qui ont servi à vérifier ce résultat s’appuyaient sur le logiciel Valve Hammer,  qui sert à fabriquer les jeux Half-Life et Counter Strike, entre autres. Des cobayes humains passaient virtuellement de pièce en pièce et devaient mémoriser ce qu’ils y trouvaient. Cela a permis d’établir que l’instant du passage d’une pièce à une autre est un évènement, une frontière qui nous permet d’évacuer certaines préoccupations pour passer à d’autres. On retrouve la mémoire en revenant dans la pièce qui est liée au souvenir.

Cette expérience laisse songeur à de nombreux points de vue. Tout d’abord, je pense à l’art de la mémoire, méthode mnémotechnique antique qui permettait de retenir un long discours en recourant à un espace virtuel : mentalement, le rhéteur parcourait les différentes pièces d’un édifice (qui pouvait être un édifice réel, mais pas obligatoirement), qui chacune correspondent à une partie du discours.

Ensuite, je me dis que l’on comprend pourquoi les pièces d’une maison ont souvent une destination précise : cuisine, chambre, salon, bureau, etc. Chacune correspond à une tâche précise, non seulement du fait des ses équipements dédiés (le four, l’ordinateur, le lit), mais aussi, peut-être, parce que l’on s’y isole des pensées liées aux autres pièces.

Il serait intéressant de comparer le fonctionnement domestique d’une maison où plusieurs fonctions sont réunies dans une même pièce d’une autre ou il y a des portes entre chaque espace. Ou de comparer le fonctionnement des bureaux fermés à celui de l’open-space. Quel est l’impact psychologique d’une grande surface de consommation, opposée à de petites boutiques ?

Pour finir, je pense à l’incroyable importance symbolique du seuil dans l’art ou dans l’urbanisme notamment. Je pense bien sûr aux portes des villes, à l’agencement intérieur des temples et aux rituels qui y sont associés, aux portails magiques de la littérature fantastique, mais aussi aux portillons de métro ou encore au rôle que jouent les portes au cinéma. Je me dis qu’un film dont le spectateur comprend bien (ou a l’impression de bien comprendre) l’agencement spatial des décors est différent d’un film dont les raccords sont douteux de ce point de vue-là. C’est un fait évident, bien entendu, mais considérer que les portes jouent un rôle primordial dans la séparation mentale entre les espaces me semble très intéressant. Ce qui me ramène à un détail qui me gène toujours au cinéma : les gens ouvrent des portes mais ne les referment jamais derrière elles.

On dit que certaines choses se font « entre deux portes », ou que le moment important d’une réunion se produit parfois « sur le pas de la porte », etc.
Là encore, le statut particulier de la porte n’est sans doute pas indifférent.

(Information découverte par Wood. Les illustrations sont des photogrammes extraits de La Garçonnière (1960), de Billy Wilder, avec des décors d’Alexandre Trauner. Lire ailleurs : un article de Urbain trop urbain qui traite notamment des seuils, dans une autre perspective. On me signale aussi le livre La porte : Instrument st symbole, par Gérard Monnier, éd. Alternatives)

  1. Walking through doorways causes forgetting: Further explorations, par Gabriel Radvansky, dans The Quarterly Journal of Experimental Psychology, volume 64, numéro 8, mai 2011 []

Morphologie

Quelques photos de mon cahier de morphologie. Cela se passait il y a vingt ans très exactement, à l’École des Beaux-Arts de Paris. J’utilisais un grand cahier Sennelier relié « à l’italienne ».
En revoyant mes dessins, je suis un peu déçu, je les trouve mal proportionnés, un peu malhabiles en fait. J’espère que ça signifie que j’ai fait des progrès, même si je ne dessine plus.

Il ne s’agissait pas d’un cours d’anatomie, car même s’il était beaucoup question d’os, de muscles et de graisse, le professeur, Jean-François Debord, cherchait avant tout à nous faire comprendre l’articulation et la beauté des formes, et la beauté du corps humain, dans sa plus grande variété — pas de corps idéal chez Debord, mais au contraire l’affirmation constante qu’on pouvait trouver de la grâce partout, chez un grand maigrichon ou chez un petit râblé, chez une fille « garçonne » comme chez une autre caricaturalement gynoïde.

Debord avait fait cesser la pratique de la dissection des cadavres à l’école car ce qui l’intéressait, c’était le vivant, très exclusivement. Les modèles qui posaient pour nous le faisaient généralement en mouvement et à peu près toujours habillés, car l’enjeu était de comprendre l’os et la chair sous un pantalon ou sous un gros pull. Debord n’aimait pas énormément recourir aux modèles professionnels de l’école et utilisait plus volontiers son propre corps ou celui d’étudiants volontaires.

Il était obligatoire d’assister au cours une fois par semaine pendant la première année à l’école, mais je l’ai pour ma part fréquenté deux fois par semaine pendant mes trois années à l’Ensba — cursus que j’ai abandonné pour répondre, contre mon gré, à l’appel du service national, mais aussi sans doute pour me sortir d’une impasse artistique, enfin ça c’est une autre histoire.
Pendant son show bi-hebdomadaire, Debord passait la majeure partie du cours à dessiner sur un grand tableau noir, à la craie, et nous dessinions avec lui. La dernière demi-heure était consacrée au visionnage de diapositives, généralement tirées de l’histoire de l’art. On constatait que les artistes les plus divers avaient souvent perçu de manière très juste le fonctionnement du corps, de Titien à Degas en passant par Daumier, Delacroix ou Rembrandt. Je crois que je n’ai jamais été aussi passionné d’histoire de l’art qu’à cette époque et j’en ai gardé un grand amour pour des artistes qui m’étaient jusqu’ici indifférents tels que Paul Véronèse ou Nicolas Poussin.

Outre un regard nouveau et émerveillé sur le dessin et sur le corps, j’ai tiré de ces cours tout un vocabulaire amusant qui ne me sert pas tous les jours : graisse péri-ombilicale, grand trochanter, sartorius, os illiaque, ectomorphe,…

Beaucoup d’étudiants ont gardé un grand souvenir de leur fréquentation du département de morphologie, mais on trouvait tout de même des allergiques, car le cours était effectivement bien éloigné des préoccupations de la plupart des aspirants artistes.
Debord n’aimait pas énormément la bande dessinée, au désespoir de ceux que cela passionnait. Pourtant, parmi les anciens étudiants de Debord, ce sont précisément deux auteurs de bande dessinée qui ont rendu le plus respectueux hommage à leur professeur, et c’est logique, car pour parler du corps en mouvement, un art séquentiel s’imposait. Ces deux étudiants, ce sont le célèbre Joann Sfar (qui fréquentait comme moi l’atelier Carron à l’école) et Agnès Maupré, auteur d’un virtuose Milady de Winter.

Lorsqu’Agnès Maupré a présenté ses dessins à Joann Sfar, ce dernier a envoyé la jeune femme suivre la dernière année de cours de Debord. Elle en a tiré un livre, le Petit traité de morphologie, qui se termine par une lettre assez timide (ce n’est pourtant pas son genre) de Sfar à Debord, et par une réponse de ce dernier, qui décrit son parcours et ses motivations et qui résume son travail d’une manière qui me touche beaucoup :
« Votre lettre m’émeut, évidemment. Si j’ai fait ce que vous dites, c’est simplement parce que j’apprenais devant vous, prenant le plus de risques possible, dans une certaine solitude ».
Cela me touche en tant qu’enseignant à présent et en tant qu’ancien étudiant, parce que ce qu’il dit là est exactement ce que je ressentais en l’écoutant à l’époque.

Animalité

(attention, article au sujet un peu polémique, n’hésitez pas à le commenter dans un bon esprit et en essayant de comprendre le point de vue de vos contradicteurs)

Les amis se moquent de moi : l’un me demande si je vais parler du gonflement du sexe, un autre du gonflement des seins et un troisième me fait remarquer que ce blog est très centré sur les questions de la chair.

Ces railleries sont méritées, mais je dois malgré tout persister un peu. Car si j’ai l’air de réinventer la poudre en parlant des caractères sexuels secondaires et tertiaires et de leur rôle dans la séduction, je trouve passionnant de constater que nous sommes influencés par eux bien au delà de ce que nous pouvons imaginer. Nous percevons des modifications infimes ou grossières du corps des gens qui se trouvent en face de nous (une rougeur, un agrandissement de la pupille, un geste), mais nous ne les voyons pas vraiment. Les documentaires animaliers parlent des dimorphismes sexuels qui se trouvent chez les fourmis, les veuves noires ou les macaques, mais on ne dit pas ou très peu que des dimorphismes aussi exagérés, tellement évidents qu’on ne les voit plus, se trouvent chez l’humain. Je pense que la question embarrasse, en fait, comme chaque fois que nous devons admettre que nous sommes un primate relativement banal, hors son extraordinaire inclination pour le bavardage. Les religions et la philosophie, disciplines particulièrement humaines en tant qu’elles s’appuient précisément sur le bavardage pour exister, entretiennent quasi-universellement le postulat que nous sommes autre chose qu’un singe parmi les autres.

En sommes-nous vraiment si sûrs ? Avons-nous tant confiance en nous ? La manière dont nous organisons la disparition des autres grands singes (Gorille, chimpanzé, chimpanzé bonobo, orang-outan) de la surface de la planète ressemble à un pudique et discret effacement de preuves, parfaitement similaire à celui auquel procèdent, à l’égard des humains, les habitants de la planète des singes.

Bien entendu, les enjeux féministes entrent aussi en ligne de compte, notamment dans leur version du siècle précédent, comme lorsqu’Elisabeth Badinter affirme implicitement que prendre en compte des différences biologiques entre hommes et femmes, c’est légitimer la domination masculine : pour elle, la femme doit être un homme comme les autres et doit vivre la malédiction de la maternité comme une opération médicale, utilitaire et hygiénique sans intérêt, un truc embarrassant qui ne doit pas empiéter sur la capacité à être un bon petit soldat de la société capitaliste, faisant passer sa carrière avant sa vie et se définissant par sa consommation. D’où sa violente détestation de l’allaitement maternel1. Ironiquement, je vois là une manière d’instituer le mâle en humain de référence : ça, c’est féministe ?

Cette idéologie du refus de prise en compte de notre réalité biologique, et de la tentative de passer outre, peut causer des dégâts considérables, comme le raconte Agnès Maillard dans son texte La sorcière des mers, qui montre bien la brutalité contre-productive dont peut faire preuve la science lorsqu’elle entend maîtriser le vivant : c’est un tabou (toujours pour des raisons philosophiques et politiques) mais la pilule contraceptive peut altérer et même ruiner la libido de celles qui y recourent. Ce n’est à mon avis pas la transgression de la nature, qui est le problème, c’est que nous avons la mauvaise habitude d’intervenir sur des données que nous sommes loin de maîtriser.
Je comprends bien pourquoi la question fâche et embarrasse : si la biologie existe, alors nous serions déterminés à un comportement précis, nous serions placés sur une échelle évolutionniste précise (les beaux et forts adaptés contre les faibles et les laids inadaptés), la beauté n’aurait plus rien de métaphysique, ne serait finalement qu’une donnée mécanique au but utilitariste : la survie de l’espèce.
J’ai beaucoup aimé Le gène égoïste, de Richard Dawkins, qui démonte assez brillamment ce concept de « survie de l’espèce » : il n’existe pas de sentiment instinctif d’appartenance à une espèce, et pour Dawkins, nos gènes s’associent, coopèrent objectivement pour constituer des organismes capables de les répliquer, et ils ne font pas ça en y réfléchissant, d’ailleurs — les gènes ne pensent pas —, ils le font parce que s’ils ne le faisaient pas, ils n’existeraient plus, d’où cette notion légèrement anthropomorphique d’«égoïsme» qu’emploie Dawkins.

Bon, je ne sais plus bien où je voulais en venir avec ce billet — peut-être s’agissait-il juste de taper sur Élisabeth Badinter près de deux ans après la bataille générationnelle qu’a déclenché la sortie de son livre ?  —, mais pour en terminer avec ma position, disons que ce qui m’intéresse ce n’est pas de constater qu’une femme met en avant sa poitrine pour séduire, ni qu’un homme ait une activité réciproque pour éveiller l’intérêt sur sa personne, c’est de voir que la séduction peut prendre de nombreux chemins, parfois moins évidents, parfois tordus, parfois ambigus2, et que si nous ne les comprenons parfois pas bien du tout, les artistes ont souvent su les évoquer, les représenter, les transmettre, les utiliser.

Bref, ce blog traite de la perception, et notamment de la perception d’autrui, et cela va m’amener à aborder des questions biologiques, éthologiques, psychologiques, culturelles, bien au delà de la simple évocation des illusions d’optique, qui me semblent surtout intéressantes en par le fait qu’elles révèlent le caractère approximatif du fonctionnement de notre cerveau.

  1. J’ai acheté Le Conflit : La Femme et la mère, lorsque ce livre est sorti en poche, mais je dois avouer qu’il me tombe des mains, je l’ai à peine entamé. Personnellement je dois pas mal de choses à Élisabeth Badinter, je l’ai lue dans ma vingtaine et elle m’a sensibilisé aux questions féministes et aux questions de « genre », même si je me rends compte à présent que son moteur premier est sans doute son dégoût de la nature – qui explique aussi sa haine pour Jean-Jacques Rousseau -, dégoût qui est devenu à présent un anti-écologisme brutal. Au fil des interviews, elle s’est souvent défendue, expliquant que l’important était de laisser le choix de la maternité et de l’allaitement aux femmes, mais régulièrement, ce masque de tolérance tombe et elle n’hésite pas à qualifier de néo-nazis ceux qui font remarquer que l’allaitement maternel est plus adapté aux nourrissons et cause moins d’allergies, ni à qualifier les mères allaitantes de guenons, et ça ne semble pas être un compliment dans sa bouche. Je n’exagère pas. Je comprends presque son point de vue, elle ne veut pas que la féminité soit une prison pour les femmes. Mais il me semble qu’on peut passer à une autre étape, et se dire que la féminité ne doit pas être refusée, mais doit légitimement trouver une place saine dans la société. []
  2. Qu’est-ce qui fait que les hommes ne sont pas forcément attirés par une exacerbation délirante des caractères sexuels féminins et inversement ? Qu’est-ce qui fait que l’artifice entre en ligne de compte dans notre rapport à l’amour ? Qu’est-ce qui fait que la vue d’un escarpin peut provoquer une excitation sexuelle mesurable chez certains et pas du tout chez d’autre ?… []

Le gonflement des lèvres

La bouche des femmes gonfle, dégonfle et se teinte en fonction du taux d’œstrogènes secrété par leur organisme. C’est ce qui explique que les lèvres se rident, s’affinent et se décolorent fortement après la ménopause. Les lèvres constituent donc un caractère sexuel secondaire qui indique le degré de fertilité de leur propriétaire, degré qui culmine logiquement au moment de l’ovulation et retombe à une valeur très basse autour du début des règles ou en cas d’utilisation d’une pilule contraceptive.
Pas difficile de comprendre qu’un maquillage rouge « gonflant » de la bouche  sert à exagérer ce caractère sexuel, tout comme le font les procédés de chirurgie esthétique : implants de fibre gore-tex ou collagènes, injections d’acide hyaluronique, etc.

(ci-dessus : photographies empruntées à une clinique de chirurgie esthétique et montrant l’état de la bouche avant et après intervention. Ci-dessous : la fiancée et la mère de « Giusepe » dans l’émission « Qui veut épouser mon fils »)

En toute logique, les travestis et les personnes transsexuelles recourent au même artifice et se dotent de bouches qui crient « je suis fertile ! » (ci-dessous, des travestis et des femmes trans1 trouvés grâce à ces mots-clés sur Google Image)

Il est assez émouvant et en même temps amusant de constater que le besoin de séduire, d’aimer et d’être aimé, est loin de s’arrêter à la logique de la reproduction, et qu’il est possible, pour arriver à ses fins sentimentales, de recourir à une certaine imposture (avec la complicité assumée de la personne séduite, en général), de simuler une fertilité biologique fallacieuse ou obsolète.
On peut se demander, par contre, quel est le rôle et l’effet des maquillages des lèvres qui ne sont pas rouges, mais rose pâle, bleu, vert ou blanc, par exemple. Purement décoratif ? Je n’ai pas d’hypothèse.

  1. Une femme trans est une femme qui, à sa naissance, a été assignée homme, et qui effectue ou a effectué une transition male-to-female par une ou plusieurs de ces étapes : vêtement, prise d’hormones, opérations chirurgicales, changement d’état-civil. []