Marion Dragée

Le 6 juin 2019 dans la brasserie À Saint Malo, rue d’Odessa près de la gare Montparnasse. En escale à Paris entre deux trains, Marion avait un peu plus de deux heures à me consacrer.

Marion est née en Normandie en 1987, elle a grandi à Léry, une des communes limitrophes de la ville nouvelle Val-de-Reuil, dans l’Eure. Sa mère enseignait la vente en bac professionnel, et son père, après des années d’usine, a repris des études pour devenir formateur en entreprise. Un de ses grands-pères aimait peindre, en amateur.
La première fois que Marion s’est dit qu’elle dessinait bien, c’était en classe de CM1. Elle avait fait le dessin réaliste d’une basket et on lui a dit : « tu sais dessiner ! ». À partir de ce jour, elle s’est vue comme quelqu’un qui dessinait.
La scolarité de Marion a été, selon ses mots, « dans l’observation ». Elle n’avait pas de problèmes scolaires, au contraire, mais elle avait des difficultés d’intégration. Elle n’arrivait pas à comprendre ses camarades.
Un jour, après une agression, sa mère a décidé de la retirer du collège où elle était scolarisée pour l’envoyer à Louviers. C’est là qu’elle a découvert le chant choral et la moto. Ses notes ont grimpé en flèche.
Après le collège elle a intégré le lycée Léopold Sédar Senghor, à Évreux, pour un bac littéraire théâtre. C’est à cette époque qu’elle a commencé à avoir les problèmes de santé avec lesquels je l’ai connue quelques années plus tard.
Mauvaise comédienne, elle a en revanche apprécié d’écrire et de faire jouer par ses camarades au théâtre d’Évreux une pièce que, dit-elle, elle était sans doute seule à comprendre, et qui parlait de la manière dont le rapport que nous avons à nous-mêmes ou aux autres peut nous affecter. La suite logique de cette expérience lui a semblé être l’école des Beaux-Arts de Rouen, où elle avait l’ambition de raconter visuellement ce qu’elle avait commencé à raconter avec l’écriture. Elle a abandonné après une demi-année, mais a postulé dans une autre école : celle du Havre (ces deux écoles normandes n’en forment désormais qu’une seule mais ce n’était pas le cas à l’époque), où elle a intégré le département Art.
Après trois ans, elle passe son DNAP, mais patatras!, le jury la recale. Une de mes collègues lui explique alors qu’elle trouve ce résultat injuste et lui recommande de ne pas abandonner. Marion ne veut pas se contenter de refaire une année et décide, sur une suggestion du directeur, de passer dans le département Design Graphique. Pendant l’été, elle se forme aux outils numérique du graphisme afin de ne pas être trop en retard sur ses camarades de promotion.

C’est là que j’ai rencontré Marion, dont un des premiers projets m’avait beaucoup marqué : elle avait loué une nacelle pour filmer, du dessus, un motard tentant de dessiner les lettres de l’alphabet. Nous avions ensuite travaillé à un programme destiné à récupérer ces trajectoires pour en faire une typographie. Je me rappelle alors d’une Marion très dynamique et pleine d’idées originales. Elle a passé son diplôme et l’a obtenu.
Les deux années suivantes ont été moins enjouées : un peu perdue en effectuant un stage peu approprié à son travail, épuisée par la maladie, souvent absente, elle a même eu droit au triste (mais fréquent) accident de disque dur qui lui a fait perdre tout son travail en cours.
Son mémoire de DNSEP et la production qui allait avec portaient sur la question de l’identité à travers le filtre de l’écran et des réseaux sociaux.
Elle a obtenu son diplôme1, mais en le fêtant à peine, peut-être parce qu’elle pensait qu’il était bien inférieur à ce qu’il aurait été si elle avait été au mieux de sa forme. Quinze jours plus tard, ses parents ont commencé à s’inquiéter du fait qu’elle n’aie pas encore de boulot.

Le temps est passé vite pendant notre entretien, et Marion a dû partir prendre son train sans que j’aie eu le temps de l’interroger précisément sur le bilan qu’elle fait de son passage en école d’art, sur ce que ça lui a apporté autant que ce qu’elle regrette. Elle m’a répondu par e-mail :

Ce que je retire de ces années à l’école d’art, c’est une émulation générale et une ouverture d’esprit. C’est-à-dire qu’au-delà de compétences techniques et d’éducation des regards, ce genre de cursus optimise notre faculté à « voir plus loin », à casser les murs et briser les conventions. C’est d’ailleurs, d’après mes souvenirs, ce que nous saluions entre camarades. Nous savions reconnaitre les prouesses techniques, et étions humbles à ce sujet. Mais quand quelqu’un réussissait à conceptualiser une « vérité nouvelle » avec une justesse franche, précise et parlante… Eh bien, on se retrouvait sans voix. Comme si justement, on la laissait parler. Entre élèves on se poussait mutuellement dans cette voie, à creuser ce nouvel horizon. Et c’était notre but commun finalement.

Quand on a connu ça, on sait mieux comment trouver la valeur ajoutée aux projets qui nous sont confiés. Il y a des études qui nous mènent sur une voie, et d’autres qui nous amènent à penser en dehors des voies. Penser « Out of box » est justement une des demandes récurrentes des clients. Et c’est génial. Dans une agence investissant dans le temps de réflexion, cela génère des idées suffisamment frappantes et intéressantes pour les différencier. D’autant plus qu’à l’ESAdHaR, on nous a appris à voir en « macro » et à rechercher, comprendre puis créer en « micro », c’est-à-dire avec toutes les multiplicités possibles d’un même sujet. En tant que stratégiste, cela facilite l’articulation entre les données utilisateurs, les objectifs client et les tendances du digital. Et quand on touche au domaine de la santé, c’est d’autant plus important.

J’ai un grand regret et une déception quant à mes études à l’ESAdHaR. Le premier est le plus handicapant professionnellement, le manque d’accompagnement en anglais2. Aujourd’hui, je maintiens mon niveau en regardant tous les films en VO et en lisant les projets, et des articles en ligne en anglais. Mais il y a une amélioration certaine à envisager. Le deuxième, c’est la sournoiserie d’une certaine personne, professeur à l’école, qui m’avait méchamment rabaissée à la sortie de mon diplôme. Sachant maintenant que cette personne avait le même genre de comportement envers beaucoup de ses élèves et même des ses collègues enseignants, je me dis que c’est surtout elle qui a un problème, et que je n’aurais pas dû me sentir vraiment concernée. Cependant, au moment clé où tout élève a besoin d’élan pour s’envoler dans la vie active, elle m’a clairement plombé une aile.

En 2013, Marion a créé une société de conception web « mobile first » avec un ami ingénieur qu’elle connaissait depuis l’adolescence, avec qui elle pratiquait le Viet Vo Dao, et dont la formation était complémentaire à la sienne.
Malheureusement, son associé s’est tué en moto. L’activité de la société n’était pas assez solide pour espérer s’associer à de nouvelles personnes.
Marion a alors pris la décision de changer d’air. Elle est d’abord partie faire un mois et demi de marche, puis a quitté la Normandie pour le Sud de la France (Montpellier, Toulouse, Montauban, Hossegor), en se faisant employer dans divers domaines : applications mobile, web design, design d’interface/expérience utilisateur (domaines pour lesquels elle a suivi une formation complémentaire).
Depuis un an, elle est employée par Publicis Health, une branche de Publicis Groupe exclusivement consacrée à la santé, sujet qui est évidemment une préoccupation importante pour Marion. Elle y assure différentes responsabilités dont les recherches (UX Research) et l’élaboration de stratégies digitales centrées sur l’utilisateur (UX Strategy), notamment. Les problèmes de santé qui lui ont empoisonné la vie pendant des années sont réglés, elle est en pleine forme. Elle pratique la permaculture potagère et l’agroforesterie. Elle songe à se racheter une moto, une roadster pour se balader de temps en temps.

Son projet actuel est de s’engager dans un doctorat axé sur la question de l’usage de l’Intelligence artificielle dans le domaine de la santé, par la mise au point d’un mécanisme d’amélioration de l’intelligence inter et intra-individuelle. Ces recherches l’enthousiasment beaucoup et elle rencontre d’ores et déjà des personnes formidables en les menant. Elle sait qui dirigera ses travaux et doit désormais trouver un financement.

  1. On peut voir ici un album de photographies de l’exposition des diplômés 2012. []
  2. Note de l’auteur du blog : comme toute formation débouchant sur un diplôme de grade Licence ou Master, les écoles supérieures d’art publiques ont l’obligation de fournir des cours de langues étrangères à leurs étudiants. Aucune à ma connaissance ne s’impose vraiment de consacrer de forts volumes horaires à ces matières, et chaque école a généralement un unique professeur d’anglais pour l’ensemble des étudiants de l’école. Depuis deux ans à l’école d’art du Havre, certains cours sont dispensés en anglais. []

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