Le bug de l’an 2000

Le sujet lié à la fin du monde sur lequel on entend dire les plus grosses bêtises est sans doute celui du « bug de l’an 2000 », ou « Y2K bug ». C’est un sujet technique (quoique relativement simple à comprendre), qui est très fréquemment employé comme exemple d’une prédication absurde qui a été démentie par les faits. Dans La Fin du monde : Treize légendes, des déluges mésopotamiens au mythe maya, qui vient tout juste de paraître chez J’ai Lu/Librio, Bernard Sergent écrit par exemple, dans sa conclusion :

Il y a quelques années, nous avons connu une première angoisse mythique internationale avec le « bug » de l’an 2000 : on nous disait alors que les ordinateurs se retrouveraient tous bloqués, faute d’avoir été configurés à enregistrer des numéros d’années commençant par 2. On sait ce qu’il en a été. Il est donc étonnant qu’il se trouve encore des hurluberlus pour nous annoncer la fin du monde douze ans après, à la suite d’un calcul fallacieux portant sur le calendrier maya (objet archéologique !).

L’essai de Bernard Sergent est, pour le reste, irréprochable (et peu onéreux : 3 euros seulement), mais les lignes citées contiennent beaucoup d’idées reçues. Tout d’abord, d’un point de vue technique, le problème n’était pas que les ordinateurs en cause refusaient des dates commençant par le chiffre deux, mais que les programmeurs ont longtemps négligé (par économie de ressources) que leurs systèmes passeraient un jour non seulement un millénaire, mais aussi un centenaire : les dates y étaient écrites avec leurs deux derniers chiffres seulement : 45 pour 1945, 68 pour 1968, 84 pour 1984, etc. Or cela devient problématique dès que l’on procède à des calculs. Par exemple, que devient la pension de retraite de quelqu’un qui est né en 20 (pour 1920) alors que l’ordinateur considère que l’année en cours est 0 (pour 2000) ?
La crainte des conséquences d’un tel problème n’était pas du tout infondée, au contraire, et pas non plus irrationnelle. Bien sûr, ce n’est pas l’informatique personnelle qui risquait le plus de souffrir du bug de l’an 2000, puisque ces équipements peuvent tomber en panne sans grandes conséquences — surtout à l’époque, puisque la plus grande partie du public ne faisait que commencer à s’équiper massivement et qu’Internet ne faisait qu’une entrée timide dans les foyers —, et sont généralement assez récents, cela fait bien longtemps que les dates y sont codées de manière complète. En revanche, les systèmes informatiques qui gèrent les pensions, les hôpitaux, les centrales électriques, les stocks, les réservations de transports, les transactions bancaires, etc., sont souvent de fabrication ancienne et ne connaissent pas toujours de mises à jour régulières de paramètres aussi fondamentaux que le format des dates. Ce sont des systèmes informatiques critiques, et on n’en change pas en un claquement de doigts.

Le fait que le changement du premier siècle de l’ère informatique ait eu lieu au moment d’un changement de millénaire semble avoir créé une association d’idées malheureuse : le public aurait trouvé les « nouvelles » technologies comme support à une peur du nombre symbolique 2000, de la même manière que les hommes du moyen-âge ont eu peur de l’an mil, et on a même parlé de « millénarisme technologique ». Beaucoup de confusions encore, puisque la « grande peur de l’an mil » n’a, on le sait à présent, eu que très peu d’impact réel sur les consciences de son temps, et constitue plutôt une invention de siècles ultérieurs, tandis que le millénarisme n’est pas la peur des années multiples de 1000, mais la foi dans un règne du Christ pendant mille ans.

La plus énorme idée reçue à propos du « bug de l’an 2000 », outre son nom inadapté (il ne s’agissait pas d’un « bug » mais plutôt d’un manque de prévoyance), c’est de dire qu’il ne s’est rien passé et que l’on s’est affolé pour rien. Au contraire, pendant les années qui ont précédé le passage au 1er janvier 2000, il a fallu mobiliser d’énormes ressources pour identifier tous les systèmes informatiques qui risqueraient d’être affectés par le problème, et programmer des correctifs, à l’aide de langages de programmation parfois un peu tombés en désuétude, ou du moins peu enseigné aux jeunes ingénieurs, comme le Cobol. Il est difficile de chiffrer le coût de ces mises à jour, on parle de centaines de milliards de dollars. En son temps, le « bug de l’an 2000 » a fourni du travail à des informaticiens par dizaines de milliers. Il a aussi, il est vrai, fourni aux « survivalistes » une raison d’acheter des armes à feu de la nourriture lyophilisée en fantasmant sur leur survie dans un monde totalement désorganisé : ceux qui rêvent de fin du monde trouveront toujours un bon prétexte pour le faire. Mais les illuminés ne doivent pas cacher, par leurs excès, le bien-fondé de la peur de la panne : s’il n’avait pas été géré, le « bug de l’an 2000 » aurait pu avoir des conséquences cataclysmiques, il s’agissait d’une crainte tout ce qu’il y a de rationnelle et il est injuste de lier cette question, comme le fait Bernard Sergent dans la citation ci-dessus, à la croyance dans une « apocalypse maya » en 2012.

Il est erroné, par ailleurs, de dire que le bug n’a pas causé de dégâts. Il en a causé très peu, mais il existe au moins un exemple assez triste, celui d’un hôpital de Shefield, en Grande-Bretagne, qui, à cause du bug, a envoyé à cent cinquante femmes des résultats faux à des tests de détection du syndrome de Down, aboutissant à au moins deux avortements qui n’auraient pas eu lieu sinon. On a par ailleurs observé, dans différents pays, des arrêts subits d’équipements (centrales électriques, notamment), qui ont heureusement rapidement été gérés. On ne peut pas parler d’un désastre de proportions bibliques, donc, mais il en serait sans doute allé un peu différemment si, au cours des années qui ont précédé, les gouvernements et les entreprises ne s’étaient pas occupés sérieusement du problème : c’est précisément parce qu’il a été pris au sérieux que le désastre a été évité. On pourrait imaginer un sous-genre de science fiction uchronique (je propose de le nommer « Y2kpunk »), se situant dans un monde qui n’aurait pas cherché à gérer le bug de l’an 2000…

Il y a là un paradoxe politique : lorsqu’un problème est bien anticipé et parfaitement géré, le fait que la catastrophe ne survienne pas déçoit presque le public, qui pense que l’on s’est agité pour rien, et se moque de ceux qui se sont inquiétés, alors que c’est justement ceux qui ont lancé l’alerte qui ont permis d’éviter le désastre !

(illustrations : quelques exemples de littérature « sérieuse » sur le bug de l’an 2000, à usage des administrations et des entreprises ; la couverture du Time du 18 janvier 1999 ; quelques publications alarmistes sur le bug de l’an 2000)

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5 réponses à Le bug de l’an 2000

  1. Armos dit :

    Je crois qu’on va pouvoir se donner rendez-vous en 2038, pour le futur « bug » Y2K, lorsque le nombre de secondes depuis 1970 dépassera le seuil fatidique de 1111111111111111111111111111111 (en binaire) et qu’on « passera aux dates négatives » (étant développeur, je sais que’une grosse partie du code écrit actuellement est sensible à ce problème, le nombre de secondes depuis 1970 étant une façon très répandue de définir le temps dans des langages considérés comme les standards actuels).

    Pour l’instant, pas grand chose n’est fait, mais il est vrai qu’on a encore 25 ans devant nous. Je crois donc qu’au milieu des années 2030 (tout comme à la fin des années 90), les sociétés de services en informatique vont avoir en face d’elles un afflux de travail colossal visant à préparer les anciens programmes aux « dates négatives ».

    Par contre, étant donné qu’il sonne moins « cool » que « bug de l’an 2000 », peut-être évitera-t-on les dérives survivalistes de l’an 1999.

  2. solnce dit :

    la « grande peur de l’an mil » n’a, on le sait à présent, eu que très peu d’impact réel sur les consciences de son temps

    Ah ? Ça n’a donc pas de rapport avec la floraison de constructions religieuses de cette époque ?

    (J’en profite pour vous remercier pour vos articles !)

  3. Jean-no dit :

    @Solnce : non non, c’est ce qu’avaient cru comprendre les historiens du 19e siècle mais il semble que ça ne soit pas le cas. Les premiers textes évoquant une peur générale datent du 13e siècle et le thème a surtout eu du succès plutôt récemment.
    Il est tout à fait exact que l’Europe s’est couverte d’Églises à l’époque, mais pour des raisons bien plus logiques : l’argent et la paix. Si j’ai bien compris, les deux facteurs déterminants ont été l’essoufflement des conquêtes musulmanes, et la circulation d’or permise par les raids des vikings : marchands paisibles convertis de force et parfois massacrés par Charlemagne qui ne voulait plus voir de païens dans son empire, les nordiques ciblaient presque exclusivement les églises et abbayes dont ils pillaient les trésors et remettaient de l’or en circulation, ce qui aurait, selon certains économistes (que cite Georges Duby dans Le moyen-âge, pour être très précis), dynamisé l’économie du continent et permis, notamment, la construction en dur mais aussi le développement des sciences, et pour finir, la guerre, puisque c’est aussi le moment où ont commencé les croisades.

  4. solnce dit :

    @Jean-no : merci, je suis bien content d’avoir désappris quelque chose 🙂

  5. Yolo dit :

    Donc, on peut penser qu’une troisième guerre mondiale rééquilibrerait les rapports riches/pauvres?

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