Solitude du crowdfunder anonyme

Sur le toit du cinéma Étoile Lilas, un peu avant Noël, on m’a invité à la première projection du long-métrage Solange et les vivants, car je fais partie de ceux qui ont donné quelques euros pour permettre au film d’exister.

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Je bois du vin chaud et je mange des bretzels, je ne parle à personne. D’autres, comme moi, ne savent pas à qui parler. Parmi tous ces gens il s’en trouve sûrement que j’ai fréquenté sur Twitter.

Pas de sédentarisation perpétuelle pour les nomades ?

À Champlan, dans l’Essonne, le maire refuse l’inhumation d’un nourrisson sur le territoire de la commune qu’il administre : l’enfant, une petite fille, a pourtant vécu sa courte existence, avec sa famille, dans un campement rrom de la ville.
La raison officiellement invoquée est que les concessions du cimetière de Champlan sont accordées à un prix symbolique, alors la priorité de leur attribution doit aller aux gens qui s’acquittent de leurs impôts locaux. Je me demande si c’est une illustration de l’adage : « si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » ou s’il s’agit juste de cet autre « on ne prête (donne) qu’aux riches ».

Christian Leclerc, maire divers droite de Champlan, craint-il que ses administrés décédés plus respectables soient dérangés par l’accordéon de la petite Maria Francesca ? Veut-il éviter à ses morts de devoir éternellement surveiller si l’enfant n’est pas en train de leur faire les poches ?
La question que je me pose, c’est surtout de savoir si mépriser les morts des uns permet d’être réélu par les autres. J’ai un peu peur de la réponse, mais on peut avoir de bonnes surprises, et la ville qui accueillera la minuscule dépouille de la fillette a un maire UMP, parti qui n’est pas réputé pour sa tendresse envers les rroms.

 

J’ai pas dit que je revenais

J’ai quitté Twitter il y a un mois et demie seulement mais ça me semble un siècle. Passés trente jours, les comptes supprimés sont effacés définitivement, mais je n’arrive pas à m’y résoudre et je réactive puis désactive le mien régulièrement. Depuis quelques jours, je m’amuse même à réactiver mon compte, poster une image, puis repartir comme un voleur, comme un fantôme. Quelques un me voient, même à deux heures du matin. Ils me saluent, me croient revenu, puis sont aussitôt déçus : à peine aperçu le nom auquel ils répondent n’existe déjà plus.
J’imagine qu’on se dirige vers le moment où je vais céder à mon envie de revenir, mais voilà : est-ce que ça aura le même goût ?

La rosette

Thomas Piketty refuse la Légion d’honneur, et il a bien raison.
Si l’on se trouve être une célébrité locale qui a œuvré pendant des décennies dans le domaine associatif, qu’on a rendu un service public (culture, social,…) par pure passion, alors les médailles, les saluts et les célébrations sont appropriées, l’État est dans son rôle. De nombreuses personnes reçoivent la Légion d’Honneur pour ce genre de raisons, mais les médias n’ont font pas leurs gros titres : madame rien-du-tout qui, pendant cinquante ans, a tenu le ciné-club d’un petit bled du Lot-et-Garonne, ça ne parlera qu’à la presse locale.
Lorsque l’État donne des médailles à Thomas Piketty, Mimie Mathy, Henry Proglio et Christophe, dont aucun n’a besoin de reconnaissance symbolique, puisqu’ils en disposent déjà, on comprend que c’est l’État qui a besoin des médaillés, ils deviennent un produit d’appel pour la Légion d’honneur, c’est en associant leur célébrité à la rosette qu’ils lui donnent sa valeur. Et plus embêtant encore, les « promotions » annuelles sont souvent le mariage de la carpe et du lapin, distinguant pèle-mêle des gens très bien et d’autres bien moins fréquentables : un industriel connu pour ses plans sociaux ; un politicien qui aurait plutôt fait de la prison pour corruption si la justice s’en était souciée ; un artiste dont le succès est notoirement inversement proportionnel au talent ; etc.
Accepter la médaille revient forcément à admettre d’être placé au même niveau que des gens dont on désapprouve la carrière, voire à un niveau inférieur, puisqu’il y a des grades. On peut refuser aussi par vanité, j’imagine, pour s’associer à la tradition de tous ceux qui ont refusé avant soi, parmi lesquels on trouve des gens au talent et aux mérites parfois considérables. Je me demande si c’est un luxe de célébrité : est-ce que des gens sans notoriétés refusent eux aussi ?

Monique Pinçon-Charlot, annoncée dans la promotion 2015, aurait en tout cas tort de refuser sa Légion d’Honneur : dans le milieu sur lequel cette sociologue enquête — le « grand monde » —, les distinctions de ce type peuvent être un sésame, même si, comme le savent bien les gens qui sont dans le Bottin Mondain, seule la Légion d’Honneur militaire compte vraiment, et seule la médaille du mérite agricole est effectivement difficile à obtenir.

Blog mode

Ma fille cadette me conseille de lancer un blog « mode » avec tous mes tee-shirts. Ce serait avec plaisir si j’avais un élégant buste de κοuρος, mais j’ai peur que ce ne soit plus du tout le cas.
Dans le doute, j’ai pris en photo le tee-shirt que je porte pour ce dernier jour de 2014, réalisé par le studio Førtifem.

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Un peu plus sobre que les trucs-qui-piquent-les-yeux que porte ma fille, justement, qu’elle expose ensuite sur son nouveau blog, Couleur Saumon*. Derrière mon coude, vous apercevez son pyjama.

* Avertissement : évitez une trop longue exposition. Ne cliquez pas sans avis médical, ne cliquez pas en cas d'épilepsie, ne cliquez pas sans avoir chaussé au préalable des lunettes pour soudure à l'arc. Fuyez.

L’administration des originaux

La France est ce pays où, pour que puissent être mis en paiement quelques centimes qui nous sont dus, nous nous voyons réclamer non pas un, mais deux relevés d’identité bancaire, documents qui, la phrase est soulignée, devront obligatoirement être des originaux. C’est aussi ce pays où, ensuite, le paiement nous arrive sous la forme d’un chèque.

Félix Fénéon

Le grand Félix Fénéon entre dans le domaine public en 2015. Je ne pense pas que ses œuvres aient beaucoup pâti de l’avidité de ses ayant-droits, un compte Twitter a par exemple impunément publié l’intégralité de ses Nouvelles en trois lignes, des faits-divers racontés avec une concision parfaitement adaptée à Twitter. Les critiques de Fénéon sont à lire, aussi, le bonhomme a accompagné les Nabis et surtout les néo-impressionnistes. Ici, son très beau portrait par Félix Vallotton :

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Ce qui me rappelle une anecdote familiale : mes arrière-grands parents connaissaient Fénéon, et se sont un jour rendus chez lui avec mon grand-père. Fénéon lui a offert une esquisse par Seurat (qui, dans mon imagination, est devenue une esquisse pour le Dimanche après-midi à la Grande Jatte, mais il est probable que j’aie inventé ça). Mon grand-père a accepté avec joie, mais ses parents l’ont regardé avec un air sévère : c’était un trop beau cadeau, il convenait de le refuser poliment.
Ce qu’il a dû faire.
Il faut que je lui demande, à l’occasion, de me re-raconter cette histoire.

 

Premières connexions

Nous arrivons en 2015, donc 1995, c’était il y a vingt ans.
En 1995, j’ai découvert Internet. On en parlait beaucoup, mais c’était mystérieux. Pour découvrir ce monde nouveau, plusieurs revues, d’informatique mais pas seulement, diffusaient des kits de connexion, sur disquette ou, plus rarement, sur cd-rom. Il y avait des kits sans abonnement chez Compuserve et AOL, avec quelques heures gratuites : on ne payait que le téléphone. Car tout ça passait par le téléphone.

kits

C’était terriblement lent, ça fonctionnait assez mal, il fallait se familiariser avec plein de termes barbares, et la presse spécialisée tentait de nous expliquer le « web », Gopher, le FTP, l’e-mail, Usenet.

Tout ça était très excitant.

Strange 71

On arrive en 2015 et j’ai lu mon premier Strange en 1975. Cela fait donc quarante ans. Je triche un peu en disant ça : novembre 1975, c’était il y a plutôt trente-neuf ans et onze mois.
Mais tout de même, ça commence à dater.
Je venais d’entrer en CE1. À l’époque je lisais Superman, Batman et Tarzan. Par des bons auteurs, souvent : Neal Adams ou Joe Kubert, notamment. Mais toutes ces lectures m’ont semblé incroyablement niaises quand, dans ma maison de presse favorite, j’ai découvert la couverture du Strange #71.

strange71

Ce type en rouge, qui était-il ? Cet autre, qui sort d’un miroir ? Comment est-ce que j’avais pu rater 70 numéros de cette revue où il se passait des choses si fantastiques ?
À l’intérieur, tout me semblait adulte : les « méchants » avaient parfois un destin pathétique et, au fond, bien des raisons d’être devenus ce qu’ils étaient ; l’Homme araignée (John Romita) avait des problèmes de tous les jours ; Daredevil (Gene Colan) était aveugle ; Iron Man était crédible (mais oui, rien de surnaturel à un exo-squelette !) ; et quant au gringalet Rick Jones qui, en frappant ses poignets, devenait Captain Mar-Vell (Jim Starlin), j’aurais donné cher pour être lui, et j’ai longtemps frappé mes poignets l’un contre l’autre pour tenter d’y parvenir.
De ce jour, toutes les autres histoires de super-héros m’ont paru puériles.

Parce que

La science explique « comment », la religion explique « pourquoi », aime-t-on à dire. Pourtant, la science explique souvent « pourquoi ? », puisque la plupart des « comment ? » induisent un « pourquoi ? ».
Évidemment, comme les enfants, on peut continuer à demander « pourquoi ? » à l’infini : « pourquoi l’oiseau chante ? » — « pour séduire » — « pourquoi séduire ? »« pour rencontrer l’âme sœur » — « pourquoi rencontre l’âme sœur ? »« pour se reproduire »« pourquoi se reproduire ? »« pour perpétuer ses gènes »,… À un moment, fatalement, on n’a plus rien à répondre.
Les religieux arrivent à ce moment-là, ils forgent des réponses simplettes destinées à donner une dernière réponse à toutes les questions, destinées ce qu’on arrête de se poser des questions. Ils ne cherchent aucunement le « pourquoi ? », ils cherchent juste à imposer leur « parce que », un « parce que » auquel ils ne croient pas forcément eux-mêmes, qui n’est pas spécialement crédible, qui est même, de préférence, absurde, car plus ce qu’on s’impose de croire est idiot et plus il est psychologiquement coûteux, et donc difficile, d’y renoncer. Ils ne sont pas forcément dupes de leur « parce que », mais ils en sont les propriétaires et les défenseurs, et cela leur servira de réponse universelle à toutes les questions de pouvoir qu’on se pose : « pourquoi je suis né pauvre et toi riche ? »« pourquoi la richesse des uns se fonde sur le travail des pauvres ? » — « pourquoi il faudrait se sacrifier pour sa patrie ? » — « pourquoi il faudrait aller tuer le voisin ? »« pourquoi les femmes doivent être moins bien traitées que les hommes ? » — « pourquoi il y a un roi ? » — « pourquoi je devrais avoir honte d’aimer x ou y ? » — « pourquoi je ne devrais pas avoir le droit de lire ce livre ? », etc.
Leur « pourquoi », ou plutôt leur « parce que », n’est donc qu’un outil de pouvoir, un moyen, un « comment », destiné à justifier l’organisation sociale. Et pas grand chose d’autre. Et quant aux mystères plein de poésie (la vie, la mort, la grandeur de l’univers) et aux principes moraux de bon sens (tuer c’est mal…), dont ils saupoudrent la foi, ils sont comme les îles paradisiaques des publicités de gels douche : un simple produit d’appel sans valeur contractuelle.