Le ninja du caca

Vingt heures passées, boulevard Haussman, il reste encore des familles pour admirer les vitrines des Galeries Lafayette et du Printemps.
Quelques dizaines de mètres devant nous, un grand type promène son husky avec nonchalance. Il doit faire son mètre quatre-vingt dix, et il est habillé façon agent du GIGN, en combinaison noire intégrale, seuls ses yeux dépassent de sa cagoule. Il doit avoir un peu chaud, car dehors, même si on est le premier janvier, il fait près de quinze degrés. Il s’arrête au beau milieu du trottoir pour laisser son corniaud déposer un étron. Mais une fois l’opération faite, il repart tranquillement, sans rien ramasser. Trente mètres plus loin, il recommence. Ma cadette l’appelle : « monsieur ! », mais il a un casque, elle lui tapote sur l’épaule : « Monsieur, vous ne ramassez pas ? ». Le gars semble préparé à répondre : « Je ramasse jamais ! J’en ai rien à foutre ! ».
Son ton est morgueux, le type s’imagine très impressionnant, et bien sûr, sa grande taille et sa panoplie fasciste font leur effet, mais Florence n’est pas toute seule.

Il se tourne, et il a la surprise de tomber non pas sur une jeune femme, mais sur six personnes : moi, Nathalie, nos deux filles et leurs gars.
« — Vous… êtes venus à plusieurs pour me dire ça ?… J’ai pas ramassé l’autre, je vais pas ramasser celle-là ! »
Il tire sur la laisse de son chien, qui était pourtant encore concentré sur son affaire, et part d’un pas nettement moins nonchalant que précédemment, il nous sème assez rapidement en empruntant une contre-allée.
Arrogant, mais pas courageux.
Avec ma fille, nous réfléchissons à ce qui nous aurait manqué (un bout de carton, une pelle) pour ramasser la crotte et la jeter sur son propriétaire légitime, mais il a déjà disparu du boulevard Haussman.

Confondre affirmation de soi et mépris des autres ; liberté et saloperie ; et tout ça masqué, anonyme,… J’ai déjà dû croiser ce type sur Twitter !

Zéro pour la présentation

Dans le train, une mère et sa fille.

« — Alors finalement tu lui as fait des bruschettas hier ?
— Oui. Enfin non, j’ai eu la grosse grosse flemme, du coup c’est lui qui l’a fait.
— C’était comment ?
— Ben c’était vraiment raté. Franchement, présentation : zéro. Aucun effort. Il a fait ça comme ça, en mettant les ingrédients, et c’est tout. Il s’en fout. Lui tu sais c’est foot-foot-foot en ce moment, il pense qu’à ça, alors bon je lui ai dit : mais papa c’est pas possible, ça ressemble à rien !
— Tu aurais dû les faire toi-même !
— Oui mais j’avais la grosse flemme, c’est pour ça que c’est lui qui les a faites.
— Et c’était bon, au moins ?
— Oui oui c’était bon, mais la présentation, ça allait pas du tout ! »

(après quoi elles se sont accrochées car la jeune femme ne peut pas aller au théâtre avec sa mère, affirmant que ce jour-là elle doit travailler, mais voilà, sa mère, qui dans sa propre entreprise gère les plannings des employés considère que la situation est illégale)

« — Mais maman du comprends rien, c’est ma chef, elle a dû se tromper mais c’est pas tes affaires !
— Écoute, une semaine sans congés c’est illégal, surtout que tu es stagiaire, et pas majeure. La dernière fois ta prof avait appelé l’entreprise pour leur remonter les bretelles, tu te rappelles ?
— J’aimerais que tu arrêtes tout de suite de dire ça parce que c’est pas vrai, c’est pas ma prof qui a appelé, c’est moi qui ai dit que ça allait pas.
— Ouais bon, ben en tout cas c’était pas normal. Je peux l’appeler si tu veux.
— J’aimerais que tu t’occupes de tes affaires, c’est mon stage, c’est mon boulot !
— Ouais, bon en fait tu veux pas venir au spectacle avec moi, surtout. C’est pas grave, tant pis, je proposerai la place à quelqu’un d’autre. C’est pas grave, hein, on va faire comme ça.
— Mais mamaaaan ! Mamaaaan ! c’est pas ça ! Je t’ai dit, je suis sur le planning, tu aurais dû me le dire avant, pas me faire la surprise !
— Tu sais je les ai payées ces places. L’argent ça pousse pas sur les arbres.
— Tu aurais dû m’en parler avant. »

Gzouinnnngnngnn!

Gzouinnnngnngnn. J’ai eu toutes les peines du monde à me procurer une vibration de téléphone libre de droits, et c’est sans doute une des grandes victoires de ma vie. Les licences libres de droits, qui font, c’est vrai, du tort au commerce, sont à présent plus ou moins illégales, mais un contentieux entre trois sociétés et un petit vide juridique a permis de faire que celle-ci échappe pour quelque temps à la règle. Reste que quand j’entends ce son nasal, ce Gzouinnnngnngnn qui vibre dans ma poche, une petite boule me noue l’estomac : qui dit sonnerie par défaut dit appel non-identifié, publicité, ou relevé, et parfois les trois en même temps, parce qu’on doit souvent de l’argent à quelqu’un dont on n’a jamais entendu parler et qui a quelque chose à nous vendre. Cette fois, c’est mon relevé hebdomadaire de droits. La routine. Je ne comprends pas pourquoi il n’est pas envoyé à heure fixe, ça éviterait le sentiment de surprise. En même temps, ça serait peut-être stressant, chaque semaine, à telle heure exactement, d’attendre le couperet, comme un condamné à mort.

La première ligne m’a plutôt rassuré, car c’était une erreur manifeste. Il était noté que j’avais fixé du regard la pyramide du Louvre pendant quatre minutes au début du mois. Ce qui est vrai, d’ailleurs, sauf que j’ai regardé le bâtiment en m’y rendant, et puisque j’ai acheté un droit d’entrée pour le musée du Louvre ce jour-là, et mon droit de visionnage du bâtiment est inclus dans le prix du ticket. Tout le monde sait ça. Sans lire la suite, j’appuie direct sur « contester » et j’envoie la référence de mon laisser-passer. Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas gain de cause sur ce coup. N’empêche, la boite qui possède le droit de regard sur les bâtiments créés par Pei doit faire un fric inimaginable : six crédits, c’est un quart du prix du billet d’entrée au Louvre ! Multiplié par des millions de visiteurs chaque année,… Il faut dire que les œuvres des collections du musée sont anciennes et dans le domaine public, alors tout le monde se rue pour les voir. Gzouinnnngnngnn !… Fait ma réponse, quasi-immédiate : remise de six crédits confirmée, litige clôt, merci, cordialement, etc.
Si le musée avait été fermé pour cause de menace terroriste et que je n’avais pas pu acheter le billet, ça aurait été pour ma poche, je suppose.

Seconde ligne du relevé, une vraie bonne surprise : apparemment j’ai dit trois fois le nom d’une grande marque de chaussures sous contrat avec mon opérateur, avec naturel et pertinence. Ce placement contextuel de marque me rapporte un crédit et demi, quasiment sans rien faire. J’ai bien fait de prendre cet abonnement de support publicitaire. Il n’est pas gratuit, mais de temps en temps, on gagne trois sous. Il faut juste être très honnête : si on dit « Adidas » sans bonne raison, le système le sent, et on ne touche pas un quart de crédit. Et si on est jugé abuseur et récidiviste, si on fait du tort aux marques en les matraquant à des moments mal choisis, ou pire, si on les déprécie publiquement, on paie des pénalités ! Je suis prudent, ça ne m’est jamais arrivé.

La suite est plus pénible mais je m’y attendais. Deux crédits pour une chanson. Deux crédits pour rien. Je m’en souviens bien. Je pensais avoir tourné le dos dès que j’ai perçu qu’un problème allait arriver, dès que j’ai entendu la première mesure, mais trop tard pour moi, il a été détecté que j’ai entendu la chanson que sifflotait un clochard station Palais-Royal, en revenant précisément du Louvre. Quel con ce clodo ! Il a dû coûter deux crédits à une cinquantaine de personnes au moins. Si je l’ai entendu depuis le quai d’en face, alors tous les autres ont dû l’entendre aussi bien. Une femme lui avait hurlé d’arrêter, avait essayé de couvrir le son. Ça a marché en ce qui me concerne, je n’ai pas reconnu la chanson, mais le relevé dit : I follow rivers composé par Lykke Li, Björn Yttling et Rick Nowels. Je me rappelle bien de cette chanson, un air fait pour être siffloté, de la pop de l’époque. Je l’aimais bien, et j’aimais surtout bien la version ralentie et acoustique qu’en avait tiré un groupe belge,… mais il ne faut surtout pas que je m’en rappelle à haute voix. Ou pour mon anniversaire, je me ferai ce plaisir, j’écouterai cette chanson et quelques autres. Il faut que je note ça quelque part. La première fois que j’ai entendu cet air, c’était dans un bar qui s’appelait Trata, situé dans un petit port de l’Adriatique, il y a au moins vingt ans. On y passait de la musique en permanence. Les jeunes ne se rendent pas compte mais il y a une époque où on entendait de la musique partout et tout le temps. Même dans les boutiques ou dans les restaurants – c’était à un point pénible, parfois, même, on ne s’entendait plus, on ne sentait pas le goût des aliments dans les assiettes et on se faisait engueuler par les restaurateurs quand on leur demandait de baisser ou de couper le son : « Non monsieur, je paie un forfait pour avoir le droit de mettre de la musique, je ne vais certainement pas couper le son ». À présent, ce genre de chose n’est plus un problème.

La dernière fois que je suis retourné dans ce bar, l’endroit était silencieux, comme tous les bistros du monde. On n’ose même pas y passer de la musique classique, car rien qu’en entendant du son, les clients fuient, de peur de voir leur compte en banque vidé parce que ce qu’ils auront pris pour du Bach ou du Haendel était en fait l’intro d’un rap de merde.

Quatrième ligne : dix-huit crédits pour David Guetta. Normal. Je suis passé aux Halles, je suis allé Gare Montparnasse et passage du Havre, tous les pires coins, je n’ai pas pu éviter les « hommes-sono » qui se glissent dans la foule puis, dès qu’ils sont sûrs de pouvoir être entendus par au moins cent personnes, balancent subitement le « poum-poum-poum-poum » du dee-jay des années 2000. Je me demande combien ces mecs sont payés pour faire ce sale boulot, ça m’étonne toujours que le matraquage arrive à être une méthode rentable.

Cette semaine, je n’ai pas regardé l’éclairage de la Tour Eiffel, j’ai baissé les yeux lorsque l’ombre du dirigeable d’Anish Kapoor m’a caché le soleil, et je fais un détour de deux cent mètres chaque fois que j’ai soupçonné l’éventualité de tomber sur une exposition ou une manifestation artistique quelconque,… Pas d’autre droit de regard à payer, donc. J’apprends. Je progresse. Enfin je progresse, mais pas assez, je n’ai toujours pas pris le temps de faire annuler l’abonnement à cet épluche-légume offert par mes collègues, que je n’utilise jamais, et dont le brevet n’est pas payé par le fabricant, mais, tous les mois, par l’utilisateur. Chaque fois, je cherche vaguement à retrouver la société qui me débite, ça me semble impossible, ou difficile, et je remets ça au mois prochain, et puis j’oublie. Un crédit par mois, ce n’est pas la mort, ça passe tout seul. N’empêche, quand on se fait offrir ce genre de cadeau à un pot de licenciement, on se demande si les gens nous regrettent si sincèrement que ça, ou bien s’ils nous veulent du mal. Le plus vraisemblable, c’est que ce n’était pas cher, alors ça a semblé très bien aux collègues, qui ont négligé de vérifier s’il n’y avait pas une entourloupe. Et il y en avait une.

Je ne m’énerve pas sur les trente crédits de compensation des écoutes & regards frauduleux, tout le monde est à la même enseigne, c’est une taxe normale, il faut bien que les artistes vivent, non ? Mais je ne vois pas très bien comment on pourrait écouter ou regarder quelque chose aujourd’hui sans être dénoncé par son téléphone, ses lunettes et sa puce. À moins d’être un de ces clochards qui n’ont pas de téléphone et qui sifflent des mélodies aux frais des passants.

La vraie mauvaise surprise, c’est la ligne suivante : 600 crédits pour deux heures de concert. Le concert d’Erik Satie, où un pianiste a joué en boucle les trois Gymnopédies. Bercy était plein à craquer, les gens étaient détendus, deux heures de musique du domaine public, en « live », ce n’est quand même pas courant de nos jours. Un « live » très relatif, en fait, car la musique était jouée en play-back, mais on a tous fait comme si de rien n’était, savourant l’instant, une bière à la main. J’avais les larmes aux yeux et je n’étais pas le seul. Deux heures de musique. L’entrée n’était pas donnée : cinquante crédits ! Mais à présent, je suis à découvert, et même sans doute déjà endetté à 16% parce que la musique n’était, en fait, pas libre de droits du tout. Wikipédia dit pourtant qu’Erik Satie est mort il y a plus de quatre-vingt cinq ans, en 1925 précisément, alors quoi ? Est-ce que les organisateurs du concert ont modifié la page de l’encyclopédie en ligne pour tromper le monde ? En vérifiant le billet, je vois que la date de décès de Satie est écrite en aussi gros que son nom : 1925. C’est ce qui compte, de nos jours, non ? Une petite astérisque clignote à droite de « Satie ». Pas si petite, d’ailleurs, en y regardant bien. Comment est-ce que j’ai pu la rater ? À moins que le graphiste ait pris bien soin de ne la faire apparaître clairement qu’après le concert ?

L’astérisque que l’on découvre trop tard n’a qu’un sens, elle nous dit : tu t’es fait pigeonner. Tu as as cru au père-noël, et c’était le père fouettard. On n’a pas à être désolé pour toi, et tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.

J’appuie sur l’astérisque et j’ai la nausée en lisant le résultat : « nouveaux arrangements par Dow & Monsanto music, 2029 ». De nouveaux arrangements ! Donc de nouveaux droits d’auteur. Je ne comprends même pas tout à fait ce que signifie le mot « arrangement » et je ne vois même pas la différence entre ces « nouveaux arrangements » et les Gymnopédies que j’écoutais il y a vingt ans, quand écouter de la musique était un plaisir insouciant et pas un risque vital. Mais vingt ans, c’est long pour se rappeler avec exactitude.

Plus de boulot. J’ai rompu avec ma copine parce qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de fredonner des airs qu’elle aime, et que ça me coûtait les yeux de la tête. Mon compte en banque est plus qu’à sec. Je suis pauvre, seul, et je n’ai aucun moyen de me refaire, même pas assez de fric pour payer une licence publicitaire Metrobus qui me donnerait le droit de porter un vêtement publicitaire animé.

Le rêve, ça serait de devenir artiste, je pourrais écouter la musique que je compose, regarder les œuvres que je fabrique, faire ce que j’aime et aimer ce que je fais. Mais même pour ça, il faut payer une licence à Bayer, Dow, Universal, Lagardère ou Apple, et trouver l’avocat qui saura dire laquelle de ces boites est la moins malhonnête. Parfois j’ai envie de partir vivre à la campagne, ou bien de jeter mon téléphone et de devenir un de ces pirates qui dorment dans le métro et qui chantonnent ce qui leur plaît.

(nouvelle publiée dans Jungle Juice #3 (éditions Supernova) en novembre 2015)

Exténuant

Nîmes-Paris.
Quand je monte dans le train, un gars occupe déjà deux places, dont la mienne, sur laquelle sont posées ses baskets. Il a dû monter à Avignon. Ou en Avignon, comme aiment le dire certaines personnes qui veulent qu’on sache qu’elles savent de quoi elles parlent. Il n’a pas l’air commode, un petit côté Joey-Starr-academy. Derrière son casque on entend une musique vaguement gitane auto-tunée sur un beat électronique fatiguant. Je lui signale qu’il est à ma place, il ne bouge pas, il ne m’entend pas. Je le tapote son épaule plusieurs fois, aucune réaction.
Je finis par me résoudre à m’asseoir à côté, mais le train est bondé et je me doute que quelqu’un va me réclamer la place, et ça ne rate pas.

Un couple se présente : non seulement je suis à la place du gars, mais mon endormi a les fesses posées sur la place de la fille et les pieds, donc, sur ma place à moi. Il semble qu’il n’ait rien à faire là.
On re-tapote sur l’épaule de l’endormi, et finalement il faut tirer sur son casque. Cette fois, il ne peut plus faire semblant de dormir en comptant sur sa mine patibulaire pour ne pas être dérangé. Il finit par se lever, récupère ses affaires en nous disant : « C’est exténuant ».
Le jeune homme qui l’avait forcé à bouger lui fait remarquer qu’il a oublié un énorme étui à lunettes — un étui presque assez gros pour loger des lunettes de réalité virtuelle. Il y a écrit Vuarnet, dessus. Il remercie : « C’est des lunettes à 1200 euros ! ». Cependant puisqu’il avait de luxueuses lunettes sur le nez, cet étui était sans doute vide.

Alors que le train arrivait à Paris, j’ai retrouvé le gars derrière moi dans l’escalier, nerveux, tapant un rythme sur la rampe métallique. Quand je suis sorti, six ou sept policiers costauds et barbus attendaient un peu loin sur le quai. En les voyant, je pense, il est re-rentré dans le train, pour sortir par une voiture plus proche de l’entrée du quai. J’ai vaguement l’impression que c’est pour lui que les policiers étaient là.

Lettre au président

Emmanuel Macron
Président de la République Française
Palais de l’Élysée, Paris

Monsieur le président.

Comme vous le savez certainement, je me trouvais, vendredi 8 juillet 2022, dans un restaurant du quinzième arrondissement de Paris pour un repas convivial avec deux amis. Enfin avec deux connaissances. Ou plutôt deux personnes que je croyais bien connaître. J’imagine que vous êtes d’ores et déjà au courant des propos qui ont été tenus à cette occasion. Ces deux individus ont, de manière répétée et insistante, reproché à votre gouvernement son inaction et son incompétence crasse sur les sujets écologiques et, notamment, sur la question du climat, mais aussi sur les sujets sociaux, qui est pourtant votre dada. Cette conversation m’a mis très mal à l’aise, car je n’aime pas que l’on critique l’action du président. Si j’ai semblé acquiescer quelquefois, ce n’était donc, croyez-le, que dans l’unique but de ne pas éveiller les soupçons quant à ma désapprobation du discours tenu par mes commensaux. Afin de supporter le stress causé par ma situation, je me suis même forcé à boire du vin. Si les vapeurs de l’alcool m’ont poussé à sembler épouser avec enthousiasme les vues des personnes avec qui j’ai partagé ce repas, c’est bien malgré moi. En effet, je tiens mal à l’alcool et, ainsi que je vous le disais précédemment, j’essayais de faire profil bas, ignorant si je courais un danger. Je sais en effet que les écologistes sont de plus en plus radicalisés et coupables d’actions violentes. Vous me connaissez, j’ai toujours montré des gages d’égoïsme, de pleutrerie, et surtout de résignation vis à vis de la situation politique de la France. J’espère donc que vous saurez fermer les yeux sur un écart apparent et passager.

Bref, monsieur le président, vous ayant exposé mon innocence, j’aimerais vous demander, vous implorer, de ne pas envoyer le préfet Lallement me frapper, me tazzer et surtout de m’éborgner à coup de flashball, car je tiens à la vue comme à la prunelle de mes yeux, du fait de ma profession. Je vous prie de bien vouloir agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération, etc.

Jean-no

(vaguement inspiré d’un dessin de Jean-Jacques Sempé)

Le chef de bord pas commode

L’opération est banale : échanger un billet. Je paie chaque année une carte dite « liberté » qui me permet de modifier sans frais l’heure de mes trajets et j’en use régulièrement. Ça fonctionne bien : je montre le QRcode de mon billet à l’automate et sans grande formalités, il procède à l’échange.

On s’entend généralement très bien, cet automate et moi, même s’il lui arrive de tenter de m’entourlouper, comme ici : il sait que j’ai droit au billet à 50% modifiable, mais il me propose en priorité des billets non-modifiables ou coûteusement modifiables (voir ma seconde histoire, en bas de la page), c’est à dire plus cher et moins souple. Aucun humain n’aurait l’idée de faire une telle proposition. Dans une perspective commerciale cynique, c’est une raison de faire disparaître les guichetiers, bien évidemment : on ne peut espérer leur faire commettre des horreurs sans résistance, tandis que les automates, eux, ne connaissent ni scrupules ni remords ni attendrissement d’aucune sorte.

En décembre dernier, j’ai pu être à la gare une heure plus tôt que prévu et j’ai voulu changer mon billet. Le premier automate de la gare avait les entrailles à l’air : une agente de la SNCF y était affairée, je ne sais pas si elle y remettait du papier d’impression ou si elle redémarrait l’appareil mais il était en tout cas impraticable. Le second automate fonctionnait. Je scanne mon billet, je dis que je veux finalement partir maintenant et pas dans une heure, l’appareil me répond qu’il accepte l’échange et que celui-ci ne me coûtera rien, comme prévu. Et puis un écran, comme d’habitude, m’informe que l’impression se prépare.

Des instants qui durèrent des heures

J’attends une minute, trois minutes, hmmm, pas normal. Je tente de vérifier avec ma tablette si la transaction s’est bien déroulée (le cas échéant j’aurais reçu un e-mail le confirmant), mais impossible d’accrocher le wifi de la gare, qui semble attendre depuis des mois que quelqu’un se charge de le redémarrer : on le voit, mais il rejette les connexions. Je n’ai pas d’autre moyen de me connecter au réseau.

Je vois passer l’agente qui s’occupait de l’autre automate, je lui explique mes malheurs. Elle pense qu’il suffit d’attendre, mais après deux minutes à regarder un écran gelé, elle doute. Subitement l’écran affiche que le service est désormais indisponible. Nous testons un second automate, qui réagit pareil, puis le troisième, celui qu’elle avait ouvert, et celui-ci aussi se met au chômage.

(oui ce sont les anciens automates, ceci est une image d’archive, enfin vous voyez l’idée)

Mais bon, j’ai le droit légitime de l’échanger, et c’est le système de la SNCF qui est défaillant, pas moi. Il y a la queue aux guichets, et l’heure du train approche, alors l’agente prend une décision logique et accommodante : elle m’accompagne jusqu’au quai pour expliquer au chef de bord (contrôleur) dans quelle situation je me trouve. Elle est jeune et menue. Le contrôleur est un grand, baraqué au visage un peu violacé. Sous son masque, on perçoit un autre masque, particulièrement peu souriant.

« — Alors le monsieur (elle me désigne) ne peut pas changer son billet, la machine bloque. Les trois machines sont bloquées, il n’y a rien à faire, c’est impossible de changer. Son billet est pour le train suivant, alors est-ce que vous pouvez l’autoriser à monter dans celui-ci malgré tout ?
— Non. Enfin si il veut, il sera sans billet et je serai obligé de le verbaliser.
— Mais il ne peut pas changer le billet, toutes nos machines ont planté !
— C’est pas mon problème.
C’est pas moi qui fais les règles.
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ?
— C’est pas
(pause) mon (pause) problème. »

La jeune femme est complètement déconfite, on se met à sa place, elle vient de se faire rembarrer grossièrement par un collègue, devant un usager à qui elle avait promis assistance. Nous n’insistons pas, elle me demande de la suivre vers les guichets. Elle est visiblement émue, et sans se tourner vers moi, elle me dit :

« — Dites donc, il est pas commode, celui-là. »

Je fais comme si je ne savais pas à quel point elle doit se sentir humiliée, cherchant vaguement des excuses à son collègue déplaisant, en rappelant notamment que je suis conscient que la dématérialisation des billets rend tout moins souple (impossible de raturer un billet, tout bêtement, même un billet physique, comme le mien, car c’est la version virtuelle qui compte). Elle acquiesce mollement et ajoute sans plus de conviction qu’« il y a eu des instructions car il y a beaucoup de fraude ». Elle me fait doubler tout le monde au guichet, car mon train part incessamment, et sa collègue parvient à faire l’échange en un temps record. J’embarque juste avant le départ, en règle.

Mais ce n’est pas ce qui est arrivé à mon amie A*, hier, toujours sur la même ligne. Son histoire est un peu différente dans le détail, car son billet était « modifiable sous conditions » et ce ne sont pas les automates qui ont posé problème, mais ce qu’on lui réclamait pour changer d’horaire. Il fallait qu’elle complète le tarif d’origine par une somme qui, en faisant le calcul, dépassait le prix d’un billet au tarif fort ! Le remboursement « sous conditions » s’avère indécemment coûteux. Elle en parle à un contrôleur, qui comprend mais dit qu’il n’y peut rien, avant de se raviser et de promettre un « geste commercial » : il ne facturera qu’un surcoût de dix euros. Elle trouve ça abusif, hésite, mais finit par capituler, et monte dans le train, dans la voiture cinq — où je lui avais justement dit que je me trouverais. Il y avait malheureusement deux trains collés l’un à l’autre, avec deux voitures cinq et surtout, deux contrôleurs. Je suis monté dans le premier train (dont la voiture 5 est devenue une voiture 15 après le départ — j’ai profité d’un arrêt pour sauter du train de queue au train de tête et rejoindre A*) et elle, dans le second. Second train où ne se trouvait pas le contrôleur qui lui avait proposé un « geste commercial ». Passé Rouen, un contrôleur est passé vérifier les billets. A* lui explique son histoire, raconte ce qu’a proposé le collègue.
Le contrôleur prend sa mine la plus fermée : c’est pas son problème ; il n’est pas responsable des promesses de son collègue ; il n’a pas que ça à faire alors si A* ne se décide pas rapidement à payer le complément abusif, il la verbalisera comme fraudeuse ; et si elle n’est pas contente, elle n’a qu’à faire une réclamation auprès du service du même nom.
A* est une personne calme mais j’ai senti, et elle me l’a confirmé, qu’elle bouillait intérieurement. Elle a fini par payer sans faire de scandale mais la mort dans l’âme.

Reconstitution. A* n’est pas spécialement ressemblante, et le contrôleur non plus, il est physiquement plus imposant.

Je crois bien que c’est le même contrôleur que celui que j’avais vu en décembre, enfin il a le même ton, les mêmes manières, la même satisfaction froide à annoncer qu’il ne fera rien pour aider et que ça ne lui fait aucun mal, la même jouissance manifeste à exercer un pouvoir négatif lorsqu’il est justement le seul qui pourrait fluidifier une situation. Sur les grandes lignes, les contrôleurs sont rarement comme ça, ils savent, au moins, avoir l’air compatissants.

Le poseur du Val

Mon train pour Paris s’arrête au Val-d’Argenteuil, où montent je ne sais combien de gamins, avec d’énormes valises. Ils sont peut-être en fin d’école primaire ou plutôt au début du collège. Plusieurs s’assoient en face et à côté de moi. Ils sont en plein débat théologique :

« — …Mais t’es fou toi, y’a pas des démons et des monstres !
— Si j’te jure, ça parle pas que de ça mais dans le Coran, y’a des histoires de démons et tout ça.
— Pfff ! Ça parle pas de ça l’Islam, c’est pas ça ! »

Suit une conversation sur les sandwichs (« Hallal évidemment ! ») préparés par les mamans. Le gamin en face de moi remarque que je dessine.

« — Oh, m’sieur, vous dessinez bien !
— Ah, merci merci !
(un autre) m’sieur je peux voir ? Je peux voir ?
— Ouais, tiens, voilà : »

« — Whooaaaahhhh ! M’sieur vous avez dessiné le jeune là ! Whoahhh ! Il est trop bien c’est trop ressemblant ! [dans la voiture, je vois plusieurs adultes qui tentent de voir mon dessin, de loin. Je crois que le lycéen qui m’a servi de modèle fait comme si on ne parlait pas de lui.].
— Woah ! Vous avez du talent !
— Vous avez un talent caché !
(celui qui disait que le Coran ne parle pas de démons) Mais non il est pas caché son talent puisqu’on le voit !
— Ah oui non, bon, vous avec un talent… Vous avez du talent quoi.
— Merci.
— Eh m’sieur, vous m’dessinez ? Vous pouvez me dessiner ?
— Euh ouais, d’accord
[il range son téléphone mobile, comme s’il voulait faire bonne figure pour le portait] Non non, garde ton téléphone, c’était bien comme ça, du coup tu es assez immobile, pour moi c’est parfait !
— Ahhh d’accord d’accord
[il reprend son téléphone]. »

Pendant que je dessine ils m’apprennent qu’ils partent cinq jours à Boulogne-sur-Mer.

« — Et vous vous allez-où monsieur ? Vous allez reprendre le train dans l’autre sens pour dessiner d’autres gens ?
— Ben non je…
— Mais vas-y ça se fait pas de lui demander où il va ! C’est privé !
— …oh c’est pas un secret, je vais au boulot quoi… »

On arrive à Saint-Lazare, je montre mon dessin à celui qui a posé. Deux accompagnatrices se penchent pour le regarder, ainsi qu’un autre voisin d’équipée. Tous ces adultes me lancent un coup de tête discrètement approbateur.

« — M’sieur vous me le donnez, le dessin ?
— Euh ben non !
— Oh m’sieur !
— Ben si je donnais les dessins à chaque fois aux gens, j’en aurais plus à ramener chez moi !
— Ah
(il se lève et il commence à sortir).
— Mais tu peux en prendre une photo !
(sans se retourner) J’ai pas d’appareil photo !
— Ben ton portable ? »

Il part clairement déçu. Un de ses copains prend une photo du dessin.

Non mais c’est pas que je suis pas généreux, je vais pas donner mes dessins, faut au moins que je les scanne d’abord non mais ho hé arrêtez de me regarder avec vos gros yeux et vos petits airs donneur-de-leçons. Ah c’est facile d’être généreux avec les trucs des autres ! Non mais ho. Vous m’énervez à essayer de me faire culpabiliser ! Pour la peine j’arrête ce post. Voilà. Vous avez tout gagné.

(Mes autres dessins de gens-dans-le-train, sur Instagram)

Les anciens contre les Moderna

À l’accueil, j’explique que je n’ai pas réussi à avoir de rendez-vous sur le site Doctolib, car j’ai perdu mon mot de passe, j’ai droit à une erreur lorsque je demande à le réinitialiser (j’imagine que ça a un lien avec le fait que je n’ai pas de téléphone mobile) et pas le droit de créer un nouveau compte avec le même numéro de téléphone (fixe).

« — Aucun problème ! Vous venez pour du Pfizer ou du Moderna ?
— Euh, je sais pas, j’y connais rien. La dernière fois, j’ai eu
Pfizer »

La dame survole les deux tas de papier qui sont devant elle, sa main semble hésiter, elle me regarde, et finalement elle choisit la feuille qui indique Pfizer. Bon.

Je remplis ma feuille, cochant toutes les cases qu’il faut, et j’attends mon entretien avec le médecin qui doit vérifier que tout va bien et qui est chargé de répondre à mes questions médicales ou pratiques.

Ouais, je sais, aucun rapport

« — Vous avez été en contact avec des gens déclarés positifs il y a moins de quinze jours ?
— Oui oui, presque toute ma famille était positive après Noël.
— Mais ! Vous êtes cas-contact, vous ne devez pas sortir !
— Ah mais ça a changé, maintenant si on a été testé négatif quatre jours après, on peut aller travailler, c’est ce que j’ai fait cette semaine. J’ai fait quatre tests : un PCR et trois antigéniques.
— En auto-tests ?
— Deux en auto-tests, un officiel.
— Les auto-tests ça marche pas.
— Ah. Oui, il paraît. Mais bon.
— Vous êtes sûr que vous n’êtes pas cas-contact ?
— Selon les règles en vigueur depuis le trois janvier, je ne suis pas cas-contact.
— Le trois janvier, vous dites ? Je vais vérifier. »

Il se lève, va à la table voisine où une jeune médecin s’entretient avec un autre candidat à la vaccination. Il l’écoute attentivement puis revient.

« — Ah oui, vous avez raison, la règle a changé.
Mais dites-donc, vous avez demandé un
Pfizer ! Vous avez plus de trente ans, il fallait demander du Moderna, pourquoi on vous a donné le formulaire Pfizer !?
— Beuh je sais pas, la dame à l’entrée m’a demandé… J’ai dit que la dernière fois c’était du Pfizer… c’est tout… »

Le médecin, qui avait jusqu’ici l’air un peu au bout du rouleau, sans une étincelle d’énergie, me fixe avec un regard intense et me dit d’un ton grave, appuyant bien chaque mot :

« — Il n’y a presque plus de doses, vous savez ! »

Puis il me laisse filer, comme s’il me faisait un cadeau mais qu’il attendait que je me sente piteux comme celui qui a égoïstement pris l’ultime caramel de la boite des Quality Street sans demander si quelqu’un d’autre le voulait, comme celui qui finit la dernière bouteille, comme celui qui a mangé tous les bretzels, les olives et les cacahuètes, alors que d’autres n’en ont pas eu, comme celui qui demande les dix baguettes qui restent, alors qu’il y a la queue derrière lui à la boulangerie.
Comme un vrai salaud.

Igor, Grichka, et moi

Igor et Grichka Bogdanov1 sont apparus dans le poste en 1979. J’étais à l’école primaire, il n’y avait que trois chaînes, on n’aurait pas pu les rater. Je me souviens de leurs combinaisons aluminium, de leur soucoupe volante, de leurs dialogues à la façon des triplés RiriFifiLoulou, où l’un peut commencer une phrase et l’autre la terminer, donnant l’impression d’être absolument d’accord sur tout. Surnaturellement d’accord. The Midwich Cuckoos. Un de leurs proches disait récemment qu’ils étaient capables de transmission de pensée, formule un peu merveilleuse pour décrire un phénomène sans mystère : comme d’autres frères et/ou sœurs, comme les membres d’un vieux couple, comme parfois certains amis, ils étaient synchronisés, ils étaient sur la même longueur d’onde. Pour ce qu’on en sait, ils ont presque tout vécu, tout fait ensemble (au point de n’avoir qu’une page Wikipédia à deux), sans doute vu les mêmes films, lus les mêmes livres, ou se les étant racontés. Alors ils pensaient ensemble et en même temps. Et ils sont nés en même temps et morts à quelques jours d’intervalle2.

L’émission Temps X parlait de science-fiction mais aussi des promesses de la science : l’an 2000, vous alliez voir ce que vous alliez voir, il y aurait des touristes dans l’espace, des cités sous la mer et des robots partout. On y visionnait des extraits de films, notamment, on y entendait parler du festival du film fantastique d’Avoriaz (disparu il y a trente ans déjà), et puis la chaîne diffusait juste avant ou juste après, ou pendant, j’ai oublié, des séries de science fiction telles que l’excellent Cosmos 1999, ou encore (un peu plus facile à oublier), L’âge de Cristal.
Tout ça était à la fois incongru, instructif, distrayant et stimulant. Des années plus tard j’ai constaté que les frères Bogdanov avaient été en leur temps d’authentiques connaisseurs de la science-fiction, ayant publié deux livres à ce sujet, Clefs pour la science-fiction (qui n’apporte rien de révolutionnaire je pense mais qui démontre une authentique culture du registre), et, bien plus intéressant, L’Effet Science-fiction, contemporain de la création de Temps X, qui consiste en une enquête sur la perception que des artistes, écrivains, scientifiques ou politiciens ont de la Science-fiction. On imagine que les Bogdanov ont pensé ce projet pour s’inscrire eux-mêmes au sein une certaine élite intellectuelle — et même aristocratique, car il y a parmi les interviewés foultitude de ducs et de princesses (ainsi que d’Académiciens). Les courriers envoyés par les frères Bogdanov sont signés « Igor et Gregori3 Bogdanov » avec pour adresse le « Château de Saint-Lary »4. Au fond j’ai l’impression que leur ambition dépassait de loin le cadre de la science-fiction, qu’ils souhaitaient dialoguer d’égal à égal avec Louis Leprince-Ringuet, Jacques Derrida ou le pape, qui ne maîtrisent pas le sujet, plus qu’avec les nerds pointus des conventions de Science-fiction. Télescoper des mondes est excitant, tandis qu’être un authentique spécialiste est épuisant. C’est avec ça en tête que je vois leur passage de l’approche pas-sérieuse-mais-en-fait-très-sérieuse des sciences que constitue la Science-fiction, vers la science-sérieuse-pas-sérieuse que semble être (à en croire la majorité des spécialistes) leur œuvre académique dans le domaine de la physique fondamentale.

Le premier épisode du magazine Temps X parlait déjà du Big Bang — dans sa version la plus grand public possible : une explosion biblique qui a donné naissance aux étoiles…


Ils aimaient le merveilleux de la science et ils étaient intelligents, ils ont été jusqu’à croire qu’ils pourraient en remontrer à Planck et à Einstein, qu’ils pourraient trouver Dieu dans des équations, et qu’ils pourraient faire tout cela en étant à la fois des figures people, des clowns, même, des écrivains de science-fiction et des producteurs de télévision. Je comprends absolument tout ça. Je comprends parfaitement qu’on veuille être tout à la fois. Je comprends aussi très bien qu’on soit amené à la science par goût du merveilleux et qu’on manque un peu de forces lorsqu’il faut avoir le courage d’accepter qu’on s’est égaré — c’est bien malheureusement ça, et non le génie révélé, qui fait la science. Je peux même concevoir qu’on croie en soi-même au point d’être obnubilé par sa propre légende. Je me souviens l’acharnement des frères Bogdanov à tenter de tirer la fiche Wikipédia qui leur était consacrée vers leur point de vue, ou encore leur agressivité judiciaire — ils ont attaqué le CNRS ou la revue Ciel et Espace qui se montraient dubitatifs quant à la valeur scientifique des thèses des deux frères. Ils n’évoquaient pas leur propre génie avec la plus grande honnêteté intellectuelle ou la plus grande lucidité qui soit. S’ils accusaient les Wachowski d’avoir pillé la moelle de leur roman La Mémoire double (1984), et affirmaient pour cette raison avoir imaginé Matrix quinze ans avant Matrix, ils se vantaient moins d’avoir été des lecteurs enthousiastes de Simulacron 3 (Daniel F. Galouye, 1964), ainsi qu’on peut le savoir en lisant Clefs pour la Science-fiction. Ils avaient donc plutôt vingt ans de retard que quinze ans d’avance — en tant qu’auteurs de science-fiction ils n’ont pas brillé par une grande originalité, même si La Mémoire double a beaucoup de qualités.

Pas très gentil ! Ce tweet a été posté après la mort de Grichka, et alors qu’Igor était dans le coma, tous deux victimes du covid-19 et ayant l’un comme l’autre refusé d’être vaccinés… J’admets que la métamorphose des frères Bogdanov en faisait, littéralement, des monstres : des gens dont l’apparence surprend, que l’on montre.

J’ai quatre liens avec les frères Bogdanov.
Le premier, c’est bien sûr que je les ai vus naître à la télévision, et que mon goût pour la science-fiction et ma familiarité avec ses thèmes leur doivent sans doute beaucoup et ma foi, je les en remercie.
Le second est lié à mon tout premier métier. Tout juste sorti de mon LEP de retouche-photo, j’ai été embauché par une société de photogravure. Je devais notamment réaliser des clichés de la maquette mise en page d’une revue, N comme nouvelles5. C’était avant Indesign ou Quark Xpress et le métier était un peu plus artisanal qu’aujourd’hui : les colonnes de texte et la titraille, composées à la machine, étaient collées avec les photos, les illustrations, les filets, sur des planches de papier fort ou de carton. J’étais très mauvais dans mon métier, très lent, notamment parce que je passais mon temps à lire ce que j’étais censé photographier. Après une semaine, j’ai été remercié, mais je me souviens bien de la couverture du magazine :

Ma troisième anecdote est ma rencontre physique avec les frères Bogdanov, ou en tout cas avec l’un des deux. Je me trouvais au salon du Livre de Paris, et pour une raison quelconque je regardais le sol, lorsqu’est apparu dans mon champ de vision un pied immense, ou en tout cas chaussé d’une chaussure taille clown — au moins une pointure de cinquante, ce qui m’a impressionné alors que je n’ai pas de petits pieds moi-même6. Lorsque j’ai levé les yeux, je suis tombé nez à nez avec un des frères Bogdanov, qui s’était déjà composé7 le visage un peu monstrueux que l’on connaît.

C’est moi, le « un lecteur » !8

Mon dernier lien est peut-être moins anecdotique, ou plutôt, a eu peut-être eu plus de conséquences puisqu’il s’est ajouté au dossier journalistique sur la crédibilité scientifique des Bogdanov. Ayant chez moi les recueils de nouvelles et le roman de science-fiction, ainsi que les deux essais consacréspar les frères Bogdanov à la Science-fiction, j’avais pu transmettre à Ciel et Espace la preuve, sous forme de scan, que les jumeaux s’étaient vantés de manière répétée d’être titulaires de doctorats universitaires bien avant que ce fut effectivement le cas.
Eh oui, j’ai poukave9 les Bogdanov !

J’ai une petite tendresse pour les rêveurs, et ma foi, ces deux-là en étaient. Il semble exclu que leur œuvre marque l’Histoire de la physique, mais leur biographie impossible fera un bon roman.

  1. Je préfère transcrire en « ov » qu’en « off » mais on peut bien sûr écrire Bogdanoff. On pourrait même écrire Ostasenko-Bogdanoff, qui était leur patronyme complet. Leur ascendance est assez étonnante : leur mère, qui avait épousé un russe blanc, était la fille cachée adultérine d’une aristocrate austro-hongroise et d’un musicien noir étasunien, Roland Hayes, premier afro-américain à avoir été célèbre internationalement comme chanteur d’opéra, qu’on dit descendre d’un chef de tribu Ivoirien. []
  2. Digression : parmi les mystères qui les entourent se trouve celui de la nature de leur gémellité, monozygote selon certain, dizygote selon d’autres. S’ils sont dans le premier cas, alors leur ADN était presque identique, et leur fragilité face au virus (malgré une santé de fer dit-on) pourrait s’expliquer par un trait génétique… J’espère que la science se penche sur ce genre de cas. J’y pense, car dans ma famille les trois personnes (sur dix-sept) à ne pas avoir attrapé le covid-19 (ou en tout cas eu de symptômes) sont aussi les trois dont l’ADN est le plus « norvégien », selon les tests réalisés par myHeritage. Or la Norvège a eu (grâce aussi sans doute à la conformation du pays et à la rectitude de l’application de sa politique sanitaire) huit fois moins de morts par habitants que la France ! []
  3. Eh oui, c’est son véritable prénom semble-t-il. []
  4. Les Bogdanov ont grandi dans un village du département du Gers. []
  5. Magazine diffusé en kiosque qui était exclusivement composé d’un format qu’on dit mal-aimé en France, la nouvelle. Il n’y avait pas que du fantastique et de la science-fiction. []
  6. 48 selon Adidas, 46 selon la préfecture. []
  7. Acromégalie causée par des hormones de croissance et/ou chirurgie et/ou botox, difficile de savoir, mais les confidences récentes de proches interrogés après le décès des frères Bogdanov laisse penser qu’ils ont sciemment choisi leur apparence hors-normes. []
  8. On note que la date de naissance des Bogdanoff était signalée en 4e de couverture de leur roman La Mémoire Double… Wikipédia connaissait cette date aussi. Pourtant il est assez courant, ces jours derniers, de lire qu’ils étaient pudiques quant à leur âge qu’on ignorait leur date de naissance. C’est ça aussi, les frères Bogdanov : faire croire qu’une donnée est un mystère alors même qu’elle est tout ce qu’il y a de publique. []
  9. Terme d’origine gitane (comme beaucoup de mots en « ave ») qui signifie « dénoncer », « balancer »,… Dans mon coin, on ne le conjugue pas, on écrit « j’ai poukave » (ou « j »ai poucave ») et pas « j’ai poukavé ». []