Le dernier concert

Johnny, musicalement, c’était pas trop ma came, comme on dit. Que ce soit à ses débuts en tant qu’ersatz d’Elvis Presley dans une France d’après-guerre coupée de la musique anglo-saxonne ; comme yéyé-salut-les-copains ; comme ridicule faux-hippie à la fin des années 1960 — avatar qui lui a longtemps donné l’image d’une girouette ; comme rockeur beauf ensuite, ou enfin comme revenant au début des années 1980, sauvé par les poids-lourds de la variété de l’époque, Berger, Goldman, Bruel. Longtemps ringard, chanteur dont on disait que, si sa musique n’était pas terrible, il avait de l’énergie à revendre et savait tout donner lors de ses concerts, Johnny a fini par bénéficier d’une forme de prime à la longévité qui a achevé de faire de lui une institution.
Un personnage, un acteur assez correct et, si je me fie à la cérémonie (plutôt sans-façons pour des quasi-funérailles nationales), un bon camarade. Mais je ne peux m’empêcher de me sentir un peu extérieur à l’émotion qui, nous dit-on (sous peine de trahir la Nation !), est censée submerger le cœur de chaque français cette semaine.

Il va en tirer, une tête, le curé, quand il se rendra compte que ses enfants de chœur ont fait un dessin cochon sur sa chasuble et qu’il l’a arboré pendant toute la cérémonie et devant des millions de spectateurs.

En regardant (par quelle étrange curiosité !) cette cérémonie d’enterrement à la télévision, j’ai, comme toujours, été frappé par les réflexes pavloviens qu’activent chez moi les messes catholiques : je sais que quand le curé a dit « Le seigneur soit avec vous » je dois dire « et avec votre esprit » — enfin je ne le sais pas, c’est pire que ça, je le fais, malgré moi. Je sais quand dire « Amen ». Je connais le Notre-père (enfin plus ou moins, puisqu’il vient de changer). Je sais me lever ou m’asseoir en fonction des gestes du prêtre. Enfin je ne le sais pas, là encore, je le fais. Je le fais sur commande et sans qu’aucun ordre ait besoin d’être donnés : debout ! Assis !
J’ai beau être athée, et l’avoir en fait toujours été, j’ai beau ne plus avoir assisté à une messe dominicale depuis bientôt quarante ans, rien n’y fait, tout ça a été gravé, programmé.
Je l’évoque car ce que j’ai trouvé à la fois drôle et effrayant ces jours-ci c’est que, même en n’étant pas auditeur volontaire de Johnny, je sais ce qui va suivre l’intro de chacune de ses chansons, je peux fredonner les mélodies, dire les refrains, je sais le ton exact à prendre pour dire « Gabrielle » ; « retiens la nuit » ; « toute la musique que j’aime » ; « Diego, libre dans sa têêteu »« Oh marie » ; et autres « Optic deux-mi-hi-leu ».
C’est un peu pareil, finalement, que la messe : on a gravé tout ça dans mon cerveau plus ou moins malgré moi.

Eh non, « S’il me manque l’amour je ne suis rien » n’est pas du Johnny Hallyday mais du Paul de Tarse (première épître de Paul aux Corinthiens 13).

L’analogie ne se limite pas là : en écoutant les niaiseries bigotes issues des Évangiles qui ont été dites pendant la cérémonie, j’ai pensé aussi aux paroles des chansons de Johnny Hallyday. Les deux types de texte parlent tout le temps d’amour. Et pour dire le fond de ma pensée, je crois que le chanteur comme la religion doivent leur succès à beaucoup de malentendus. Et puis la foi, n’est-ce pas, comme dans la chanson de Johnny, l’envie d’avoir envie (de croire) ?
Lors de son homélie, le curé a eu l’idée curieuse de glisser des paroles de chansons de Johnny Hallyday entre deux versets des sacrés, ce qui, au fond, était plus troublant et dérangeant qu’autre chose car il n’était pas toujours facile de démêler une source de l’autre. Dans le Catholicisme, l’amour est une promesse un peu vague : Dieu en a plein à nous filer, de l’amour,  on nous assure qu’on sera très contents d’en être inondés quand on sera suffisamment morts pour le mériter, tellement contents qu’on n’aura plus jamais besoin de rien (est-ce bien ce que nous voulons ? Cette promesse d’être pour toujours privé de tout sentiment de besoin ou d’envie que font aussi le Bouddhisme et l’Islam n’est-elle pas juste une façon de dire qu’il n’y a en fait strictement rien après la mort ?), mais en attendant on ne sait pas trop de quoi il est question. L’amour selon Johnny Hallyday, au fond, est un peu plus concret.

Il y avait même Guy Gilbert, le curé des loubards.

Bizarrement, ou peut-être pas si bizarrement que ça, le seul beau texte qui ait été lu pendant cette cérémonie, c’est la Chanson des Escargots qui vont à l’enterrement d’une feuille morte, par l’anarchiste athée et anticlérical Jacques Prévert. Poème très bien lu par Jean Reno, et choisi par les deux plus jeunes filles d’Hallyday, Jade et Joy.

Lire ailleurs : Le problème avec Johnny, par André Gunthert

Le démon de la généalogie

« Abri de Piscine » m’envoie un e-mail, et mon premier réflexe est de me demander quel co-utilisateur de site de généalogie m’écrit. Eh oui, « de Piscine », ça ne sonne pas comme de la grande noblesse, mais il y a une particule, et la généalogie, c’est particuleux. Depuis que je suis inscrit sur des sites de ce genre, je reçois des e-mails de cousins lointains qui m’annoncent la publication d’un livre sur une branche de leur famille ou me demandent quoi penser de tel ou tel document.
Quand samedi mon charcutier m’a donné le choix entre le jambon de Savoie et le jambon d’Auvergne, j’ai ressenti une familiarité, au sens étymologique du mot : j’ai eu l’impression qu’on me parlait de ma propre famille, puisqu’il s’y trouve, lointainement, des comtes de Savoie et des comtes Auvergne.

Ma base de donnée d’ancêtres et de cousins contient deux milliers d’individus, et j’essaie de réaliser avec Processing un programme pour les représenter de manière intéressante. Pour l’instant, ça ne fonctionne pas très bien.

Depuis quelques semaines, d’abord mollement puis de manière soutenue et dernièrement déraisonnablement obsessionnelle, je me suis retrouvé possédé par le démon de la généalogie. Ça a commencé avec la mort de mon grand-père, qui m’a fait songer à la mort en général — mon grand-père est mort centenaire et j’approche la moitié de cet âge — et m’a poussé à relire les mémoires de mes arrière-grands parents paternels, qui m’a amené à la surprenante découverte du fait que l’acteur Daniel Craig et moi-même partageons de nombreux ancêtres — notre dernier ancêtre commun étant John Ezechiel Chamier, au XVIIIe siècle. J’ai au passage découvert l’existence de nombreux autres cousins et cousines hauts en couleur dans cette branche de huguenots émigrés en Angleterre et en Australasie, comme l’ingénieur et écrivain Néo-Zélandais George Chamier ou encore le pilote de la RAF Adrian Chamier et son épouse Edwina.

Adrian Chamier est un lointain cousin (descendant à la 4e génération d’un de mes ancêtres à la 6e génération. Edwina, son épouse, cousine par alliance, donc, est venue, jeune adulte, de son Canada natal pour devenir infirmière dans les tranchées en France pendant la grande guerre (je suis même tombé sur l’intégralité de son dossier militaire) et qui est bien plus tard devenue championne olympique de ski, et a à ce titre été longtemps détentrice du record de l’athlète la plus âgée à avoir participé à des jeux d’hiver. Il est un peu abusif de considérer ces personnes comme de la famille, mais c’est le genre de rencontres que l’on fait avec la généalogie, et qui prennent un sens assez touchant lorsque l’on aboutit à des photographies de ce genre : ils sont morts depuis un certain temps mais on peut imaginer des choses sur eux : leurs personnalités, leurs rapports, ce que l’un a apporté à l’autre, etc.

En soulevant le voile des nombreuses bases de données généalogiques que l’on trouve en ligne1, j’ai découvert que d’autres branches de ma famille paternelle, les Fressinaud Mas-de-Feix, les Font-Réaulx et les Beineix me menait assez loin, et faisait de moi un descendant de plusieurs rois de France, de Castille ou d’Angleterre, de ducs de Normandie (dont le viking Rollon), voire d’empereurs byzantins. Bien sûr, toutes les personnes dont la famille est européenne, nord-africaine ou proche-orientale depuis plusieurs générations partage de nombreux ancêtres « récents »2. À trente générations (huit cent à mille ans) chacun de nous a 230 ancêtres, soit un milliard, et à soixante générations (un peu moins de deux mille ans), nous disposons chacun de 260 ancêtres soit plus de 1000000000000000000 personnes, ce qui est un million de fois plus que le nombre estimé des humains qui sont un jour nés sur cette planète. Autant dire qu’il y a des doublons, notre généalogie ressemble sans doute bien plus à un filet qu’à un arbre. Tous cousins, donc, plus ou moins lointainement, mais tous cousins. Si le fait est banal, il est tout de même amusant ou émouvant de parvenir à reconstituer des fils théoriquement exacts dans cette maille d’ascendants.
Après ces semaines d’exploration, j’ai la tête farcie de patronymes. Subitement, tout me semble prendre un sens différent : les gisants de la cathédrale de Rouen ou ceux de la basilique de Saint-Denis, auxquels j’ai consenti un regard distrait, sont mes quadragintisaïeux ! Cet été j’ai contemplé Orthez depuis la tour Moncade, édifiée par Gaston VII de Béarn, et j’apprends que je descends de cet homme, tout comme je descendrais (au conditionnel, car là c’est moins certain) se son ennemi Edouard 1er d’Angleterre et (avec plus de certitude, car par de bien plus nombreux rameaux), du père de ce dernier, Henri III Plantagenêt. Et la prochaine fois que j’arpenterais les « bulles » du festival international de la bande dessinée, je me sentirai un peu V.I.P. puisqu’Isabelle d’Angoulême est mon ancêtre par soixante-et-onze branches issues des enfants qu’elle a eu avec l’un ou l’autre de ses deux époux, à vingt et quelques (selon la branche, justement) générations (ci-dessous un extrait).

J’aime bien regarder la base de données Roglo me fascine particulièrement, car elle fait remonter la généalogie du grand-père de ma grand-mère paternelle à soixante-cinq générations, jusqu’à des rois Wisigoths, Parthes ou Perses du troisième siècle de l’ère commune, et même quelques empereurs romains d’occident et d’orient ! Ce serait formidable et extravagant si je n’arrivais pas aux mêmes ancêtres du côté de la mère de cette même grand-mère, ou encore du côté de mon grand-père paternel. En fait, en regardant la généalogie de bien d’autres gens, je constate qu’une fois mis sur les rails de familles aristocratiques documentées depuis quelques siècles, on aboutit toujours aux mêmes lointains ancêtres. Tous cousins, ça se confirme. J’ai cherché quelques noms au hasard : Honoré de Balzac ? cousin ! Armand Jean de Richelieu ? cousin ! Bertrand Du Guesclin ? Vingitisaïeul. Je suis même descendant d’Oldéric-Manfred de Turin, marquis de Suse, ce qui ne nous dit pas grand chose, mais qui est surtout cousin germain d’Hardouin d’Ivrée, éphémère roi d’Italie dont je ne connais l’existence que parce qu’il a donné son nom aux cartes Arduino, inventées dans l’école de design (elle aussi éphémère) d’Ivrea.
Curieusement, je n’ai réussi à établir aucune parenté, même lointaine, avec des gens célèbres portant le même patronyme que moi, tels le dramaturge Édouard Lafargue ou le socialiste Paul Lafargue3

Tout ça est distrayant mais si l’on regarde les choses en détail, on constate que de nombreuses filiations sont difficiles à établir avec certitude. L’enregistrement de l’État-civil n’est devenu systématique qu’au seizième siècle, sous François premier, et reste bien incomplet. Avant cette époque, ce sont surtout les gens ayant eu un peu de biens (et donc des procès, des héritages et autres actes juridiques) dont on retrouve la trace, et plus on remonte, plus il faut appartenir à de grandes maisons, éventuellement royales, pour que des documents soient disponibles. Descendu au premier millénaire, il n’est pas rare que les personnes citées ne soient connues que par une vague mention, un indice, sans qu’on puisse être certain de l’identité de leurs parents, sans savoir si on ne les confond pas avec des homonymes, etc. À ce stade là, à moins d’appartenir à une lignée royale (et encore, certaines sont bien obscures), les archives n’existent plus vraiment, et les personnages identifiés sont de plus en plus souvent des hypothèses d’historien : untel pourrait être le fils de… pourrait être le seigneur de… qui a participé à telle bataille… C’est peut-être ce qui est le plus intéressant avec la généalogie, même pratiquée de manière très amateure, comme je le fais : on constate progressivement la disparition des sources et la fragilité des certitudes.
Une chose me frappe : si les dates de naissance des ancêtres un peu lointains sont souvent estimées plus que connues, les dates de décès sont souvent plus certaines, de même que les dates d’épousailles, c’est à dire les deux moments de l’existence où l’argent entre en ligne de compte pour les autres : alliances entre familles et succession. Bien entendu, c’est la lignée des aînés mâles qui est généralement la mieux documentée, puisque ça a longtemps été celle qui hérite, mais on trouve aussi beaucoup de documents signés par des femmes… pour renoncer à leur héritage au profit de leur frère.

À titre plus personnel, je suis époustouflé par la sédentarité d’une grande partie de mon ascendance : nombre de mes ancêtres d’il y a cinq siècles vivaient dans le rayon de vingt kilomètres où se situe le village où certains de mes cousins produisent actuellement leur fromage4, et où je possède (plutôt symboliquement, car je ne dispose pas de titre de propriété), avec eux une fraction de forêt. Cette sédentarité est certainement une illusion : ce sont les ancêtres les plus sédentaires qui, du fait même de leur sédentarité, sont les mieux documentés.
Ma famille française — le côté de mon père, puisque ma mère est norvégienne —, est en tout cas issue de la Creuse, de la Haute-Vienne et de Charente. Entre autres villes qui reviennent souvent, je note La Jonchère-Saint-Maurice, Sauviat-sur-Vige, Confolens, Saint-Junien (où se trouve le caveau familial), Saint-Yiriex, Oradour, Limoges, Angoulême.  Mon nom de famille vient quant à lui plutôt de Gironde, et notamment de Bègles. Ma famille huguenote, du côté de la mère de mon grand-père paternel, les Chamier, est originaire du Gard, de la Drôme et de l’Ardèche — mais a fini par émigrer en Angleterre puis dans ses lointaines colonies, notamment à Madras, Sydney et Auckland.

Le site Roglo fait remonter la généalogie d’un de mes arrière-arrière grands parents jusqu’à soixante-cinq génération. Ça semble un peu abusif de prétendre pouvoir faire remonter une lignée jusque là, du fait de l’absence de documents fiables. Et je ne parle que de lignée « légale », car pour ce qui est de la filiation biologique réelle, les incertitudes sont, forcément, très nombreuses.

S’il semble que tous les gens qui peuvent remonter leur généalogie sur cinq siècles puissent finir par se découvrir descendants du roi Wisigoth Alaric, beaucoup voient leur arbre généalogique s’arrêter bien tôt. Mais ça va changer, car le progrès de la numérisation des archives, de la mise à disposition en ligne de bases de données géantes et, enfin, les progrès (et surtout la baisse du coût) de l’identification génétique vont continuer de bouleverser ce domaine, et si vous ne pouvez pas établir aujourd’hui votre cousinage plus ou moins distant avec Conan Meriadec, avec Attila, avec Wu Zetian ou avec Njinga du Ndongo, vous le pourrez sans doute bientôt. En tout cas qu’on le sache ou non, qu’on choisisse sa légende ou qu’on amasse des documents sérieux, on vient toujours de quelque part.

  1. Une des bases de données qui m’amuse le plus est celle de Capedia, le site… des descendants d’Hugues Capet. Elle contient 700 000 individus. []
  2. Si l’on est issu d’Afrique subsaharienne, les contacts avec les populations du reste du monde ont été anecdotiques passée la désertification du Sahara, il y a cinq millénaires, et de la même manière, les populations pré-colombiennes des Amériques ou les aborigènes d’Australie ont vécu dans une certaine autarcie pendant des millénaires — ce qui, au passage, n’est pas grand chose au regard de l’âge de l’espèce humaine, dont l’homogénéité génétique est notoirement élevée. []
  3. Au hasard de mes recherches je suis tombé sur un paquet de lettres d’un Lafargue, négociant en vins bordelais, lui non plus sans rapport (a priori) qui raconte ses problèmes d’argent et les soucis que lui donnent les corsaires. []
  4. Le fromage en question est une tome nommée Le Joncheix. Je le recommande. []