La belle armoire

L’armoire « fibre » à laquelle je suis raccordé est souvent ouverte, et on y voit un technicien affairé à en fourrager les câbles. Cette vision m’atteint physiquement, je sens un pincement le long de mon épine dorsale, ma respiration se bloque. Je me dis toujours que le gars est un sous-traitant de sous-traitant payé au lance-pierre par tel ou tel opérateur pour raccorder des voisins, et que peu importe pour lui si l’opération doit se faire au prix de la déconnexion d’un autre voisin. Et égoïstement, la seule chose qui me fait peur, c’est que cet autre voisin pourrait être moi, dont la vie professionnelle, sociale, politique et culturelle est liée à Internet depuis bientôt trente ans.

Dernièrement, pendant la journée en tout cas, l’armoire était constamment ouverte. Le technicien, toujours le même, équipé d’un sécateur, plongeait les deux mains dans un amoncellement de câbles, et avait l’épaule haussée haussée en permanence pour tenir un téléphone mobile dans lequel il discutait en arabe.
Parfois il installait un parapluie au dessus de sa tête, et un temps il a même travaillé caché dans une tente :

Il semblait clair qu’il était là pour du gros-œuvre, et je me suis attendu chaque jour à ce que ma connexion soit coupée, au moins temporairement, comme on me coupe l’eau lorsque les canalisations de la rue sont révisées. Mais non, une bonne semaine a passé sans incident.
Et puis finalement, alors que j’étais en train de poster quelque chose d’incroyablement important1, mon commentaire a refusé de partir. Bizarre. Et puis ça a duré, c’est devenu bizarre-inquiétant. Et puis j’ai interrogé Google, qui ne fonctionnait plus non plus. Argh. L’afficheur du routeur me confirme le problème : « connexion perdue ». Je me suis connecté à l’engin pour lui parler (on peut faire ça avec sa « box » figurez-vous), je lui ai fait effectuer des tests, qui ont tenté de me convaincre que j’avais dû débrancher quelque chose, mais bon, non, évidemment que non, j’ai rien touché, c’est pas moi le problème. Il y avait un numéro à appeler. Mais je n’avais plus le téléphone, puisque je n’avais plus Internet ! Rhah. Plutôt que trépigner, j’ai décidé de partir acheter du pain. Sur le passage, j’ai vu le technicien, toujours dans son armoire. Il discutait avec un voisin, qui était plutôt détendu puisque lui venait juste de retrouver connexion. Rhah. Et la mienne, alors, de connexion ?

Je demande au technicien quand il aura terminé, car je suis bien embêté de ne plus être connecté, et il me dit avec la fièreté2 de l’artisan qui a bien travaillé, qu’il vient juste de terminer, et que tout est beau et propre et bien rangé, et je dois admettre que c’est exact, l’armoire n’a jamais été si belle et ordonnée. Je le félicite et je prends même une photo, mais bon, et moi alors, et ma connexion ? Devant moi il compte tous les fils, un par un, pour me convaincre que le problème ne vient pas de lui. Il me dit du mal des prestataires qu’il a vu passer et qui font un travail de sagouins. Et je suis bien d’accord avec lui mais bon, et ma connexion alors ? Non, vraiment, c’est désolant mais il ne peut rien pour moi. Il m’explique au passage que comme je suis chez Orange, chaque câble a un emplacement précis, contrairement aux opérateurs concurrents, ce qui est plutôt une garantie de pérennité, et c’est bien, sauf que là, ça ne marche pas.
Le gars aimerait bien me faire plaisir, il me redit plusieurs fois que son armoire est vraiment très belle, et qu’heureusement qu’il était là, et je lui redis que je suis vraiment d’accord…
Il finit par s’en aller.

Épilogue

Je rentre chez moi. J’ai emprunté un téléphone pour appeler l’assistance technique. J’ai une femme au bout du fil, de l’autre côté de la Méditerranée, j’imagine. Elle m’annonce que mon problème est connu, qu’il sera réglé mardi. On est vendredi. C’est long. Elle me dit qu’Orange peut faire un geste commercial, mais je ne veux pas de geste commercial, je veux ma connexion. Elle me propose d’utiliser mon téléphone mobile pour le connecter et m’offre pour ça des gigas de données. Mais je n’ai pas de téléphone, ce n’est pas avec le mien que j’appelle. D’un abord sympathique et bienveillant, mon interlocutrice semble un peu choquée que je n’aie pas de téléphone. Elle me propose de me rendre dans une boutique Orange pour récupérer une clef qui permettra de connecter mon ordinateur portable. Mais quand même, ça la travaille, je n’ai pas de téléphone ? C’est sûr ? Je lui demande quelles boutiques Orange j’ai dans les environs. Elle me trouve celle d’Ermont, mais pour aller à Ermont je dois faire des changements,… à vol d’oiseau c’est peut-être proche mais je ne suis ni un oiseau ni un automobiliste. « Mais si vous voulez appeler votre femme, vous faites comment, sans téléphone ? — ben, je l’appelle sur le fixe. Et puis de toute façon j’appelle pas, je lui envoie un mail ». Elle cherche d’autres villes, mais elle ne peut trouver que si je connais un code postal. Finalement elle me trouve quelque chose près de la gare Saint-Lazare. Je me résigne donc à aller à la capitale pour récupérer mon kit de connexion de secours. Vingt minutes à pied et vingt-minutes en train à l’aller, pareil au retour. Mais au moins je serai connecté. Elle me donne un code à transmettre aux gens de la boutique. Avant de raccrocher, elle me fait la morale : « Vous savez, ce n’est pas bien de ne pas avoir de téléphone, on ne sait jamais ce qui peut arriver ».

À Paris, je trouve la boutique, on m’y confie le kit de connexion sans grandes difficultés, la procédure est apparemment courante. Et une fois rentré à la maison, évidemment, Internet était revenu. Mais ce n’est pas grave, me promener un peu est moins pénible qu’attendre.

  1. Je ne sais plus quoi ; peut-être que j’expliquais à quelqu’un que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, sur un réseau social, qu’on ne doit pas écrire « 3ème » mais « 3e« . []
  2. Je sais qu’on écrit désormais « fierté » mais je trouve ça moche, je préfère la forme qu’employaient Balzac et Eugène Sue. []

Un anniversaire

Il y a vingt ans très exactement, le 20 novembre 2000, donc, je me suis rendu au Terminus-Nord, brasserie parisienne située face à la gare du Nord (où j’arrivais d’Amiens), pour rencontrer pour la première fois des gens que je fréquentais virtuellement depuis quelque temps1.

Il s’agissait des membres d’une mailing-list consacrée à un auteur de bande dessinée qui n’avait pas trente ans à l’époque mais commençait à faire parler de lui — d’abord plus comme scénariste que comme dessinateur —, le désormais célèbre Joann Sfar. Joann intervenait surtout lorsqu’on parlait de son travail, mais comme ce sujet de conversation s’est progressivement tari, celui qui servait de prétexte au groupe a fini par le délaisser, nous laissant au fond libres de continuer à bavasser à tout autre sujet. La mail-list avait été lancée en juillet 1999, il semble qu’elle soit inactive depuis mars dernier, du fait d’un problème technique (j’ai tenté d’y écrire ces jours-ci, mais les e-mails me sont revenus), mais comme son inactivité ne semble pas avoir alerté grand monde, sans doute cela signifie-t-il que le lieu a vécu. Le pic d’activité de la liste a été l’année 2006, avec près de 30 000 messages échangés2.
Les amitiés, en revanche, sont restées et perdurent sur les réseaux sociaux, notamment. Bien sûr, il y a des perdus de vue, ou des gens vraiment lointains, les rares, ceux qui n’ont fait que passer, mais au fil des ans, on a vu les enfants des uns et des autres grandir, on a vu certains passer du statut d’étudiant à celui de professionnels aguerris de tel ou tel domaine (très divers). On a régulièrement mangé ensemble, on s’est entre-invités les uns chez les autres, on a parfois attendu les douze coups de minuit ensemble, et plusieurs d’entre nous se sont retrouvés collègues sur des projets professionnels divers. Toute une histoire.
Bon anniversaire la Meuleuh !

  1. À une exception, Ronan L., que je connaissais auparavant, mais qui n’est pas resté longtemps membre du groupe. []
  2. J’ai absolument tout conservé, en dehors de l’année 2007 où, pour une raison technique, je ne recevais plus les messages. []

Fibre sans mobile

La fibre arrive dans ma rue. Enfin.
Mon actuel fournisseur d’accès m’avait démarché il y a quelques semaines dans des termes suspects et incohérents, dans le but, je suppose, de m’obliger à m’engager pour un an avant que la concurrence puisse me démarcher à son tour. J’étais intéressé, mais le commercial qui m’avait appelé semblait trop pressé pour être honnête.
Fait rédhibitoire, j’étais assuré de perdre mon numéro de ligne fixe.

Et puis ce matin, un conseiller Orange (concurrent, donc) est passé chez nous pour expliquer longuement l’offre qu’il pouvait proposer. Il a aussi laissé un papier avec son numéro de mobile dans la boite-aux-lettres, au cas où on perdrait le papier qu’il nous avait remis en mains propres. Et il en avait aussi glissé un dans une fente de la porte d’entrée. Un peu plus tard, une femme du service technique a appelé, elle aussi pour nous convaincre que c’était le bon jour pour s’équiper. Enfin, un troisième gars a lui aussi téléphoné, toujours pour la même raison et toujours avec le même employeur, ou presque : il a commencé par parler d’Orange, mais au fil de la conversation il s’est révélé appeler pour le compte de Sosh, la filiale discount d’Orange — ce qui expliquait une curieuse différence de prix et, ai-je compris ensuite, une différence de service.

 » — Quel est votre modèle de box actuel ?
— Je n’ai pas de box. J’utilise un simple modem ADSL.
— Ah. Mais vous n’avez pas Internet alors ? Pourtant vous m’avez donné votre adresse e-mail, plus tôt.
— J’ai Internet, j’ai Internet ! Je n’ai pas de « box » mais j’ai bien Internet. Enfin c’est pareil, une « box », c’est un modem, hein. Laissez tomber.
[soupçonneux] Mais vous recevez vos e-mails ?
— Ben oui, évidemment !
— Vous êtes sûr ?
— Mais oui ! »

J’imagine le gars qui, à la cantine, racontera a ses collègues qu’il a eu au téléphone un vieux sénile qui croit aller sur Internet sans box.

« — Vous recevrez une Livebox 4 alors, c’est le tout dernier modèle.
— Mais avec Sosh c’est pareil, non ?
— Oui mais là vous vous engagez un an. Avec Sosh vous pouvez résilier à tout moment.
— Et c’est moins cher.
— Oui, c’est moins cher.
— Mais quelle est la différence, alors ?
— La différence c’est que le débit est moins important
— Ah bon, eh bien je veux le meilleur débit, hein. »

Quand j’ai dit que je préférais payer plus cher pour un meilleur service, le conseiller a changé de casquette et est devenu un conseiller Orange.
Sans tout ce démarchage, j’avais en fait déjà choisi Orange, car même s’ils sont un peu chers, eux seuls me promettent que je conserverais mon numéro de téléphone. Quand on n’a pas de téléphone mobile, c’est quelque chose d’important.
C’est là qu’arrive le gag.

« — Bon, eh bien si vous me garantissez que je conserve mon numéro de téléphone fixe, je suis intéressé.
— Très bien, alors il faut que vous choisissiez un créneau horaire pour qu’un technicien vienne vous installer la fibre. Ça peut être jeudi 26 ou samedi 28.
— Euh bon, samedi 28 alors.
— Nous allons maintenant choisir votre point de retrait pour récupérer votre Box
[pourquoi diable est-ce que le technicien ne peut pas l’amener lui-même ?]
— Oulah, déjà ?
— « Ambonbons ».
— Hein ?
— « Sommeil et santé ».
— Excusez-moi je ne comprends pas bien…
— « Esso »… « O Pneu »… « Picard »… « Pressing de la gare »…
— Ah… D’accord, ce sont les points de retrait… Bon, eh bien Pressing de la gare, je vois où c’est.
— Bien. Maintenant, il me faudrait votre numéro de téléphone mobile…
— Je n’ai pas de téléphone mobile !
— …pour que le technicien puisse vous prévenir s’il y a un changement.
— Eh bien ils n’ont qu’à m’appeler sur le fixe, ou bien il suffit qu’il n’y ait pas de changement. Moi je serais là !
— Il va me falloir un numéro de téléphone mobile, alors.
— Mais je vous dit que je n’en ai pas, pas du tout. Aucun.
— Il me faut votre numéro de téléphone mobile afin de vous prévenir par SMS de toutes les étapes de l’expédition de votre box.
— Je n’ai pas de téléphone.
— Alors celui de votre fille [tiens, comment il sait que j’ai une fille ?].
— Ma fille part à Naples, ça n’a aucun intérêt qu’elle reçoive à Naples des SMS qui lui parlent de l’expédition d’un colis chez moi.
— Il me faut un numéro de portable pour pouvoir finaliser votre dossier.
— Je n’ai pas de moyen…
— N’importe quel numéro. Celui de quelqu’un que vous connaissez.
— Mais c’est absurde ! »

« — Garçon s’il vous plait je voudrais un café crème. Avec deux croissants
— je m’excuse monsieur nous n’avons plus du tout de croissants
— ah ben ça fait rien alors je vais prendre autre chose […] vous avez qu’à me donner un café nature, alors. Un café nature avec deux croissants
— je me suis peut être mal exprimé, je vous dis que nous n’avons plus du tout de croissants
— Là ça change tout, s’il n’y en a plus, forcément, je peux pas en avoir. Je vais prendre autre chose. Je vais prendre n’importe quoi. Du lait. Vous avez du lait ? Donnez-moi une tasse de lait. Avec deux croissants. « 

« — Je suis d’accord mais il faut que vous me communiquiez votre numéro de téléphone mobile s’il vous plait afin que je puisse finaliser votre dossier et afin de vous tenir au courant de l’avancement de votre dossier.
— Eh bien je ne sais pas, envoyez-moi des mails. Ou appelez-moi sur mon fixe. Mais je n’ai pas de téléphone.
— C’est très inhabituel de ne pas avoir de téléphone.
— Eh oui, il paraît.
— Il me faut votre numéro de téléphone mobile afin de finaliser votre dossier et de vous tenir au courant de l’arrivée de votre commande.
— Mais je vous dis que je ne peux pas vous donner un tel numéro ! »

[Nathalie, qui se trouvait à côté, a alors pris le téléphone et dit un peu plus énergiquement que moi que nous n’avions pas de téléphone mobile. Le conseiller a alors appelé sa supérieure qui a pu débloquer la situation. Elle m’a annoncé qu’elle m’envoyait un mail « récapitulatif ».

« — Vous avez bien reçu le mail ?
— Euh, attendez, attendez voir, non, pas encore.
— C’est très important, dès que vous le recevez il faut valider.
— Vous pouvez peut-être raccrocher, je verrai ça à tête reposée. Ah, voilà le mail, il arrive, je regarde, je clique… Oh… Euh… Apparemment je viens d’accepter un contrat ! « 


« — Oui, c’est votre accord, l’installation va pouvoir être mise en route. Je vous souhaite une bonne journée. »

J’ai légèrement l’impression de m’être fait forcer la main, presser par des gens qui ont sans doute plus besoin de moi que je n’ai besoin d’eux, mais avec un peu de chances, j’aurai la fibre dans quinze jours.

Toute ressemblance est évidemment fortuite

Un jour un essayiste spécialisé dans les implications philosophiques, anthropologiques et politiques des technologies m’écrit : il veut absolument que je lise son livre. Il bénéficie d’une certaine renommée et je me sens flatté, même si j’avais déjà acheté un ou deux de ses livres, qui collent vraiment à mes préoccupations (surveillance, vie numérique, etc.), mais qu’il serait difficile de dire qu’ils m’ont laissé un grand souvenir. J’avais trouvé ces ouvrages un peu vides et répétitifs, comme si l’auteur avait lu trois articles de presse (francophone) sur son sujet et avait brodé ensuite jusqu’à produire cent-cinquante ou deux cent pages plus ou moins technocatastrophistes et assez peu factuelles (sauf ces quelques éléments que je suppose inspirés par une poignée d’articles de presse). J’ai toujours soupçonné un petit déficit de maîtrise du propos technologique, mais heureusement que les techniciens ne sont pas seuls autorisés à parler de technique. L’auteur est philosophe, poète, on ne peut pas être spécialiste de tout, et du reste, l’ignorance a ses vertus, car on n’est jamais ignorant de tout et le profane peut avoir des intuitions que le spécialiste n’est plus capable d’avoir. Je suis presque certain d’avoir lu deux ou trois choses intéressantes dans les livres de cet essayiste, mais je serais bien incapable de dire quoi et, à dire vrai, je garde de la lecture de ses essais le sentiment d’une perte de temps. Sans doute la plus grande qualité de son œuvre est-elle d’exister, de faire parler — les nouvelles technologies n’intéressent pas autant les philosophes qu’elles le devraient, sans doute —, et d’être conçue pour être lue en diagonale puisque l’essence de chacun de ses ouvrages peut être avantageusement résumé dans un dossier de presse, une prière d’insérer, voire la quatrième de couverture.
J’ai toujours supposé qu’il existait un plan sur lequel cette œuvre est utile, puisqu’on en parle, puisque chaque livre récent du bonhomme passe pour une sorte d’événement, et s’accompagne de pléthore d’interviews dans lesquelles l’auteur est interrogé en qualité de Cassandre des big datas, des algorithmes, des start-ups et que sais-je encore. Les articles sont accompagnés de photos de type « écrivain », option poses affectées et air inspiré. C’est toujours un peu comique, mais ceux qui ont posé pour un photographe de magazine savent qu’après une heure de pose, épuisé, on se laisse saisir par le cliché malheureux qui nous ridiculise, et qui est évidemment celui que sélectionne le photographe. Il ne faut donc pas juger le sujet à la photographie qu’on a faite de lui. Mais celui-ci a vraiment dû avoir la malchance de ne tomber que sur des photographes qui voulaient le faire passer pour un pédant romantique éthéré tête-à-claques.

Philosophe inspiré
Philosophe techno-inquiet. Sublime’s not dead.

J’avais un a-priori positif pour une raison encore : une amie et collègue de haut niveau intellectuel le fréquente et il me semblait me rappeler qu’elle m’avait dit qu’elle l’appréciait. Et puis il avait participé à une émission de radio avec un autre essayiste que, pour le coup, j’apprécie sans réserves. Les psychologues appellent ça « biais d’association » : on croit qu’un truc est bien parce qu’il est placé à côté d’un truc bien1.
Bref, malgré mes réserves personnelles quant à l’intérêt véritable des livres de cet auteur et bien que n’y ayant pas trouvé grande chose d’utile pour moi-même, j’étais flatté qu’il tienne tant à m’envoyer son livre.

Je reçois le livre, je le trouve un peu creux mais j’en tire tout de même un article, où je parle d’ailleurs essentiellement d’un vieux livre de science-fiction que m’a évoqué cette lecture. L’auteur ne me parle pas du tout de mon article, il s’en fiche bien, je comprends vite qu’il n’est pas du tout lecteur de mon blog (comme 99,99985%2 des humains). En fait, ce qui le rendait si empressé de m’avoir comme lecteur, c’était qu’il avait remarqué que j’avais publié dans le Monde Diplomatique une article de quelques lignes sur un livre proche de ses sujets et qui est souvent mis en rapport (donc en concurrence) avec les siens. C’est ce que j’ai compris lorsque, quelques jours après m’avoir fait envoyer son livre, l’auteur m’a écrit pour me demander si je pouvais écrire un article à propos de son livre dans le célèbre mensuel international.
Je lui ai répondu que, ma foi, je n’étais pas journaliste au Monde Diplomatique, que ce journal m’avait sollicité pour un long article3 et puis pour une simple review d’un livre qui m’avait plu et que j’avais recommandé sur Twitter et ailleurs. Il a insisté, m’a demandé si je ne pouvais pas réclamer à la rédaction de publier cet article encore virtuel. Comme je suis assez accommodant de nature, je me suis exécuté et j’ai timidement demandé à mon contact au Monde Diplo si le sujet intéresserait sa rédaction. Sa réponse a été un « je me renseigne et je te dis » pour le moins évasif, qui ne semblait pas animé par une puissante volonté d’accéder à la demande. J’ai donc répondu à mon philosophe que j’avais transmis la suggestion et que la question ne relevait désormais plus de ma compétence.
Il m’a répondu d’un « ok! » laconique.
Et dès le lendemain, il m’a réécrit pour me demander où en était l’affaire, et pour me rappeler de m’en occuper et de bien insister. Il fallait que je n’oublie pas4.
Et le surlendemain. Et le sur-surlendemain. Les messages se sont peu à peu espacés mais le gag a duré des semaines, jusqu’à ce qu’il finisse par se lasser et se désintéresser du mauvais investissement que je constituais dans son plan de communication.
À présent, quand je vois des critiques de ses livres, des interviews, je rigole intérieurement en imaginant qu’elles ont été obtenues aux forceps, à coup de harcèlement de journalistes trop gentils. « Il fait ça tout le temps ! », m’a dit une amie critique. Depuis, j’ai appris que mon amie en commun ne pouvait pas le voir en peinture, que cet autre ami qui avait participé à des échanges publics avec l’essayiste en avait gardé le souvenir d’une compétence plutôt fragile sur ses sujets et d’une absence d’échange, ce qu’avait confirmé une conversation tenue sur son mur Facebook où, après avoir été contredit amicalement par un autre ami (encore un autre ami, j’ai énormément d’amis), le philosophe était sorti de ses gonds et avait supprimé toute la discussion5. Un grand sensible.

  1. On le contraire : on peut donner à quelqu’un une aura suspecte en montrant une photographie où il pose à côté de quelqu’un de détestable. []
  2. Estimation basée sur l’estimation peut-être optimiste qu’une dizaine de milliers de personnes ont lu plus d’un article sur un de mes blogs. []
  3. L’article en question est Machines Hostiles, publié en juillet 2010. J’en suis très fier car il a eu quelques effets, il est arrivé plusieurs fois que des gens me le racontent en ignorant que j’en étais l’auteur. []
  4. Je ne sais pas pourquoi, cette attitude m’a rappelé une de mes histoires drôles préférées : visitant un asile de fous, un homme entre en grande conversation avec un désespéré qui le convainc qu’il a été interné par erreur et ne parvient pas à faire valoir aux médecins sa parfaite santé d’esprit. Le visiteur, impressionné par la rencontre avec un homme qui ne lui semble pas plus fou que lui, promet, une fois à l’extérieur, d’intercéder en sa faveur. Alors qu’il s’en va, il reçoit une brique sur la tête, violemment envoyée par derrière. Étourdi, hébété, il se retourne et voit au loin l’homme interné qui lui sourit en lui criant : « vous ne m’oubliez pas, hein ! ». []
  5. Je viens récemment de constater que le philosophe-poète m’avait ôté de ses contacts Facebook. Cela fait des années que je ne l’y voyais plus et je supposais qu’il avait quitté ce service (qu’il dénonce dans son livre), mais en fait, non, il m’avait juste banni. Cela m’empêche de retrouver les échanges que j’ai eus avec lui, qui se sont tenus sur la messagerie privée de Facebook. []