Privé de Wifi

Je n’ai pas de téléphone mobile, pas d’abonnement 4G, mais j’ai une tablette, et je me connecte régulièrement aux bornes Wifi ouvertes que je croise, notamment dans les gares, qui sont un des lieux où il m’arrive souvent d’avoir du temps à tuer. Jusqu’aujourd’hui, je profitais du service gratuit mis à disposition par la SNCF dans les grandes gares et qui m’offrait vingt minutes de connexion à bas débit. Aux heures les plus denses de la journée, ça ne fonctionne pas très bien, mais le reste du temps, je parviens à consulter mes mails et mes fils Facebook et Twitter.

Mais ce soir, en rentrant du Havre et en attendant mon train de banlieue, j’ai découvert une nouveauté : la page de connexion me renvoie vers une autre page :

Eh oui, si je veux me connecter, il faut que je « choisisse » une vidéo à visionner avant d’être autorisé à surfer à ma guise. Je mets le verbe choisir entre guillemets car ce soir, une seule vidéo était proposée. Bien que n’étant pas vraiment charmé par le procédé, j’ai cliqué. Et là, une nouvelle page est apparue, me disant que je n’aurais rien le droit de faire si je ne visionnais pas la vidéo en entier. Mais aucune vidéo n’est venue. J’ai réessayé une fois, deux fois, changé de navigateur, mais rien, ma connexion au service n’a jamais abouti. Le débit limité que l’on m’offre gracieusement est trop faible pour la diffusion d’une vidéo ?

Ce système hostile et défectueux est l’invention d’une startup, Spring Street, qui se présente comme « une Plateforme spécialisée dans la rentabilisation des accès gratuits à Internet dans les lieux publics ». Parions que cela ne rapporte à peu près rien à la SNCF si ce n’est décevoir encore un peu plus les usagers de ses gares.

Nature morte

La rotonde d’échange de la station de métro Saint-Lazare est un bel endroit, avec ses voûtes crées par l’architecte Lucien Bechmann et ses piliers décorés de carreaux de céramique art déco signés Gentil & Bourdet. Créée en 1912, son centre était occupé par un guichet de vente à présent disparu. Des guichets ont été installés sur les côtés de la rotonde, qui est peu à peu devenue bien cradingue. Elle a été restaurée récemment, dans la foulée de la réfection de la gare Saint-Lazare, mais on n’aura pas pu l’admirer bien longtemps, car quelque part, quelqu’un s’est dit que cela faisait beaucoup d’espaces publicitaires perdus. La rotonde aux huit piliers est désormais encombrée de panneaux publicitaires événementiels comme ceci :

L’offre Event Digital Digiprivat Saint Lazare montre à un public de deux-cent cinquante-huit mille quatre cent quatre-vingt neuf voyageurs pas moins de trente-deux surfaces d’affichage, dont huit sont des écrans. Les annonceurs paient quatre-vingt quatorze mille trois cent vingt euros pour une semaine d’affichage ou cent-dix neuf mille huit-cent dix euros pour quinze jours.  Mediatransports, société appartenant à Publicis et à JCDecaux qui exploite cet espace, est très fière de ce travail et vante sur son site une ambiance bucolique et printanière :

Tout le pathétique de la communication se trouve exposé ici par cette campagne pour Center Parks. On ne le voit pas forcément bien sur les photographies, mais le sol est tapissé par un autocollant qui est censé évoquer un chemin de forêt plein de feuilles. C’est sombre, difficile à voir, on pense plutôt à un endroit souillé qu’à un chemin dans les bois. Les panneaux montrent tous la même et unique image sur laquelle est écrit un nom d’un des lieux de la société : Le bois machin, les trois forêts, le lac bidule,…
Cette campagne donne l’idée d’un lieu de vacances assez sordide et triste, où la nature est un produit d’appel, où tout se ressemble, où tout est interchangeable, et peu importe dans quelle région on se trouve. La campagne a été réalisée par des gens qui n’aiment pas du tout se promener dans les bois, s’ils l’ont jamais fait.

Stéphane

J’ai rencontré Stéphane au Lycée professionnel Quinault. Il avait grandi dans le milieu du cirque, il n’était pas spécialement athlétique mais il nous impressionnait en marchant sur les mains. Je lui dois pas mal de choses, et avant tout, le goût de la musique et du cinéma. À une période, j’avais un canapé pliable réservé chez lui et sa mère, Rose, dans la banlieue Est de Paris. Grâce à Stéphane, j’ai pu voir en concert Prince et James Brown. On allait au cinéma, on allait au café, avec notre bande d’amis : Fabrice, Marie-Neige, Sophie, Anne, Christelle et Angel. Tous les deux, nous avons aussi suivi les cours de prise de vue de Scott Macleay à l’American Center, et je crois que la photo ci-dessous a été prise à cette occasion. Ou alors à l’école — c’était une école de photo. J’ignore son auteur.

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Nos années de lycée terminées, Stéphane est parti vivre et travailler dans le Sud de la France. Il m’a offert à ce moment là les 33 tours Amazing Grace (Aretha Franklin), Shaft (Isaac Hayes), There’s a riot going on (Sly & Family Stone) et What’s Going on (Marvin Gaye), des disques qui m’accompagnent toujours aujourd’hui.
On s’est un peu perdus de vue.
Un jour il est revenu à Paris, je lui ai montré une bande dessinée à laquelle je travaillais, qui racontait l’histoire d’une hyène qui veut venger son meilleur ami, l’indien qui l’a recueillie. Stéphane m’a dit quelque chose comme « Mais, c’est naïf ! », et je me suis dit « Ah, quel con, il a rien compris ». Il n’avait pas perçu le caractère sciemment absurde de mes pages, et ça m’a déçu de lui mais sans doute aussi de moi-même car j’ai ensuite abandonné l’histoire là où elle en était, vexé. J’ai même plus ou moins abandonné l’idée de faire de la bande dessinée tout court. Peut-être qu’il avait raison et que ce n’était pas très bon, d’ailleurs : avec le temps j’ai appris que ce n’est pas parce qu’on a eu l’intention de mettre quelque chose dans une œuvre que le public l’y verra. Le public a toujours raison, on ne peut pas lui raconter de boniments, il aime, ou il n’aime pas, et s’il ne perçoit pas les intentions, ça ne sert à rien de lui dire qu’il a tort, il faut revoir sa copie.

Le hasard et le temps qui passe ont fait que nous ne nous sommes plus jamais revus mais je ne pensais pas que ça serait définitif.

stephane

Un jour, un autre ami de la même époque, un tout petit peu moins perdu de vue (plus parisien, pour tout dire), m’a écrit pour me dire que Stéphane venait de mourir d’un cancer, le 16 mai 2007, il y aura bientôt dix ans, donc.
Sa mère, Rose, vient de m’écrire, et ça me fait bien plaisir. Il aurait eu cinquante ans dimanche.

(nota : je n’ai demandé à personne l’autorisation de publier ces photographies, si leur présence en ligne chagrine quelqu’un, qu’il se manifeste : je ne me souviens plus du tout de l’identité de la personne qui a pris la première – les trois autres sont de moi)

Sans cérémonie

Pour une fois, c’est le maire de la ville en personne et non un adjoint qui célébrait le mariage: si mon père avait toujours été son adversaire politique, je pense que le premier magistrat de la ville lui portait une certaine estime, et il avait donc fait des efforts : la salle d’honneur était ornée d’immenses et sans doute très coûteuses gerbes, et sur le parking, un agent municipal faisait office de placier.
Nous sommes arrivés à la mairie à cinq : Nathalie, moi, notre fille Hannah et nos témoins Myriam et Georges. Le maire a vite compris qu’il s’agissait d’un tout petit mariage. Passé sa stupeur, il a expédié la cérémonie en quelques minutes, semblant plutôt amusé par la situation.

Quand on est sortis, l’agent municipal qui s’occupait du parking nous a regardé avec un air rigolard : « ben alors, ils sont pas venus, les mariés ? ». Nous lui avons dit que c’était nous, les mariés. Aucun détail vestimentaire ne permettait de s’en douter, il faut dire, nous nous étions présentés devant le maire habillés comme tous les jours. Le soir, nous avons fait la fête avec des amis, mais le vrai grand mariage, avec costumes, familles et prêtre1 n’a eu lieu que deux semaines plus tard, le deux avril mille neuf cent quatre-vingt douze.
Reste que pour la loi, cela fait aujourd’hui un quart de siècle que nous sommes mariés !

  1. Eh oui, Nathalie et moi étions aussi mécréants qu’aujourd’hui mais nous nous sommes pourtant mariés à l’église, ce qui nous a permis des discussions amusantes avec le prêtre, qui n’ignorait pas que nous étions athées.  []

La question du renouvellement du lectorat

Un couple vraiment très âgé interroge un vendeur de la Fédération Nationale d’achats des cadres. C’est la dame qui parle.

« Je cherche un livre, vous allez rire, je ne me rappelle plus du tout du nom. J’en ai lu vingt-neuf et il me manque le trentième mais je ne sais pas du tout commen ça s’appelle !

— C’est une bande dessinée ?

— Oui oui, exactement

— (l’homme qui l’accompagne) : C’est… il y a son père… Et puis euh…

— (le vendeur, très perspicace) : Ce ne serait pas Largo Winch par hasard ?

— Comment vous dites ?

— Largo Winch !

— Ah mais oui ! Exactement ! C’est ça ! Il me faut le trentième, j’ai lu les vingt-neuf autres mais je n’ai pas lu le trentième.

— Ah c’est pas arrivé jusque là, la série s’est arrêté au vingtième tome

— Ah bon ? Vraiment ?

— Oui.

— Ah, j’ai déjà dû le lire alors

— Euh… oui »

Je les ai retrouvés un peu plus tard à la caisse, avec le soixantième tome de la série Les Tuniques Bleues.

Clause Molière

La seconde phase de la clause Molière : imposer l’alexandrin aux ouvriers des BTP ?

À la suite de Laurent Wauquiez, une partie de la droite juge pertinent d’imposer l’usage de la langue française sur les chantiers de construction. Ils appellent ça la clause Molière. Le but annoncé est d’améliorer la sécurité (car c’est bien connu, si on dit à un ouvrier ukrainien de mettre le toit au dessus de la maison, il peut, par erreur, le construire dans la cave), et le but secondaire, de bouter hors des chantiers les travailleurs en situation irrégulière. Je n’ai pas vu passer de réactions de la part de Bouygues, Vinci ou Eiffage, mais on peut imaginer que, dans la pratique, une telle idée modifie quelque peu leur modèle économique en affectant profondément celui de leurs prestataires. Le Conseil constitutionnel doute de la légalité de la mesure.

Si l’on veut avoir une idée pratique de la question des nationalités sur les chantiers, et constater que celles-ci y fonctionnent presque comme des castes, il faut absolument lire Chantier interdit au public (Claire Braud, Nicolas Jounin), excellente adaptation en bande dessinée d’une étude sociologique du même nom.