le preacher de l’heure de pointe

Le premier wagon était curieusement vide et j’ai vite compris pourquoi : un clochard était étalé de tout son long sur une banquette du centre de la rame. À l’instant même où je l’ai vu, et malgré un rhume carabiné, j’ai aussi senti pourquoi personne ne lui tenait compagnie.
Le second wagon était en revanche presque plein, à l’exception d’une banquette vide où je me suis assis. Cette banquette faisait face à une autre où étaient assises deux jeunes femmes. L’une portait un niqab gris foncé et des gants en satin noir. Par la fente, on voyait percer de son visage un nez pointu couvert de tâches de rousseur et chaussé de lunettes à forte correction. Sa voisine était mi-élégante parisienne, mi-zonarde. Chacune a passé le voyage avec un smartphone vissé à la main.  À un moment, la jeune femme au visage découvert a signalé un bon parti à sa voisine :

« — Celui-là, il ferait un bon mari pour toi, tu trouves pas ?
— Quoi, le mec à droite, là ?
— Ouais
— T’es folle ! Jamais de la vie ! Dans ton cul ! »

Pour ne pas trahir le fait que j’étais en train de les écouter, je n’ai pas osé me tourner pour voir à quoi ressemblait l’homme proposé.

Au moment du départ du train, un homme est arrivé derrière moi, demandant d’une voix sonore à l’assemblée de lui prêter toute son attention, tout en nous rassurant sur ses intentions qui n’étaient pas de nous demander de l’argent. En effet, même si son compte en banque n’est pas très fourni (« s’il l’était, je vous couvrirais tous de cadeaux »), il était riche d’une richesse plus grande que toutes les autres, l’amour de Jésus que, pour aller vite, il a rencontré en songe et grâce à qui il a notamment décidé de se réconcilier avec le monde entier et de cesser de se masturber devant des productions pornographiques. Il nous a dit son amour pour chacun de nous, que nous ayons on non lu Matthieu:23, que nous soyons chrétiens, musulmans ou athées, que nous soyons ou pas aussi bien disposés envers lui qu’il l’est envers nous.
La jeune femme voilée n’arrêtait pas de glousser, de marmonner, de dire à voix haute des choses telles que : « et moi je vais me mettre à parler d’Allah alors ! ».

Si les voyageurs s’étaient d’abord tus — on n’en voulait pas à leur porte-monnaie et le discours tolérant du prêcheur inclinait plutôt à une certaine politesse —, un voyageur a tout de même craqué après dix minutes d’anecdotes sur telle personne qui avait cessé de dealer grâce à Jésus, tel enfant qui avait à nouveau parlé à ses parents, et autres histoires du genre.

« — Mais ferme ta gueule ! On n’en peut plus ! C’est la troisième fois que je te vois dans ce train en une semaine, on n’en veut plus de tes histoires, tu nous emmerdes ! 
— Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous embêter longtemps, je descends à la prochaine station
— Mais c’est pas vrai ! C’est pas vrai, putain, tu mens, on sait très bien que tu vas pas sortir, on sait que tu restes jusqu’au bout de la ligne, c’est pareil toutes les semaines ! »

Et effectivement, il n’a pas tenu parole.
Derrière moi, un homme et une femme ont surenchéri :

« — Il existe pas, ton Jésus, tu racontes n’importe quoi !
— Si on a envie d’aller à la messe on ira dimanche, on va pas prendre le train ! »

Quand je suis sorti, deux stations plus tard, quatre ou cinq personnes insultaient le prophète ferroviaire, lequel continuait imperturbablement à expliquer toutes sortes de choses sur la manière dont les Corinthiens pouvaient guérir de l’addiction envers le sexe.

Une réflexion sur « le preacher de l’heure de pointe »

  1. C’est le shmürz de Vian. Celui que l’on peut insulter sans crainte. Je pense que c’est une thérapie de groupe expérimentale proposée par la RATP. Ou alors ça devrait l’être.

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