Le Ciottigate (et moi, et moi, et moi)

Éric Ciotti était déjà un champion du faites-ce-que-je-dis-pas-ce-que-je-fais en matière de laïcité1, on apprend qu’il en est de même en termes de service national, puisqu’il réclame le rétablissement de cette institution alors qu’il a fait en son temps des pieds et des mains pour en être exempté.
Bien entendu, rien ne dit qu’on n’ait pas le droit de changer d’opinion ni que l’on doive avoir vécu quelque chose pour le souhaiter à autrui, mais bon, comme chantait Boris Vian, S’il faut donner son sang (ou ici, surtout, son temps) / Allez donner le vôtre / Vous êtes bon apôtre / Monsieur le Président (du Conseil général). On peut néanmoins soupçonner nombre de membres de la classe politique de ne pas se sentir tout à fait solidaires des Français dont ils régentent l’existence, il suffit pour s’en convaincre de comparer l’évolution du droit du travail toute en « souplesse » que promeuvent pour le commun des mortels Les Républicains tout autant que le Parti Socialiste, avec la qualité du traitement que s’appliquent à eux-mêmes les élus d’un certain niveau, qui se serrent les coudes pour s’octroyer des avantages sociaux généreux et une pérennisation de revenus qui amortissent confortablement tous les aléas du vote populaire.

ciottigate

Ce qui est choquant dans le « Ciottigate », c’est justement la solidarité parlementaire : Estrosi demande à Fillon de demander au ministre de la Défense de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, de dispenser son attaché parlementaire (il n’est pas indifférent qu’il signale ce statut) d’avoir à donner douze mois de son existence à la Patrie. Estrosi et Fillon étaient membres du RPR, et Chevènement, membre du Parti Socialiste. On remarque au passage que la lettre est arrivée sur le bureau du ministre un jour avant qu’il quitte ses fonctions. Je n’ai rien contre le fait que des gens issus de partis différents soient capables de collaborer les uns avec les autres, ça devrait même être comme ça que fonctionne la démocratie, mais il est dommage qu’ils ne semblent y arriver que lorsqu’il est question de se protéger en tant que membres d’une même classe.

Bref. Fillon dit à présent que « la pratique était courante » (mais n’allez pas croire qu’elle a disparu du fait d’une moralisation des pratiques des parlementaires, elle a disparu… avec le service national), et n’a pas de souvenir particulier de ce cas. Ciotti dit découvrir le fait et explique avoir été exempté (apparemment in extremis : l’incorporation était prévue pour le mois de février, la lettre date de janvier) au titre de « soutien de famille », car son épouse venait justement de tomber enceinte.
C’est là que cette histoire me parle personnellement.
En effet, à l’époque, j’essayais moi-même d’échapper au service national. Ma femme ne venait pas de tomber enceinte, j’étais déjà père d’une petite fille ! Je serais mal placé pour faire la leçon à ceux qui n’étaient pas plus tentés que moi par l’idée de s’acquitter de leurs obligations patriotiques sexistes car j’avais moi-même tout tenté pour y couper, et notamment, bien sûr, de dire que j’étais « soutien de famille », puisque j’étais bel et bien père !2 Si les textes disaient qu’il fallait avoir trois enfants, et non un, pour être exempté, ils ajoutaient qu’il était néanmoins possible d’assouplir la règle dans les cas « d’une exceptionnelle gravité ». Je trouvais ma situation exceptionnellement grave, évidemment, puisque c’était la mienne, alors je suis passé devant le Tribunal Administratif pour m’en expliquer3. J’ai assisté à une matinée d’audiences étranges (des gens un peu largués faisant face à des interdictions de chéquiers à la Poste ou des coupures EDF ou PTT), et lorsque mon tour est arrivé, j’ai raconté ma situation.
Le juge a pris un air commisérant et m’a assuré qu’il était bien désolé pour moi mais que la loi était claire comme de l’eau de roche : je devais effectuer mon service, je n’avais pas trois enfants. J’ai posé la question des cas « d’une exceptionnelle gravité », et le juge m’a fait comprendre (sans me demander ce que ma situation avait de dramatique) que cette mention n’était pas destinée aux gens comme moi.
Je sais désormais à qui elle l’était !

Est-ce que j'avais une tête à vouloir faire mon service militaire ? J'ai longtemps cru que pour les gens de mon âge, c'était une idée insoutenable, mais c'est justement dans les Alpes-Maritimes (aujourd'hui dirigées par Éric Ciotti), à Auribeau-sur-Siagne, que j'ai rencontré pour la première fois des jeunes pour qui effectuer son service militaire était non seulement une évidence, mais qui voyaient tout projet d'y échapper comme une preuve qu'on n'est "pas un homme" (fameux renversement : on se fait soumettre à un bizutage malsain en fonction de son sexe et il devient une preuve qu'on "mérite" ce qu'on n'a entre les jambes que par un coup du sort chromosomique). Nous étions ciinq parisiens (Bobo, Banga, KayOne, moi-même, et enfin Megaton - qui deviendra bien plus tard le réalisateur de blockbusters que l'on sait)
Est-ce que j’avais une tête à vouloir faire mon service militaire ?
J’ai longtemps cru que pour les gens de mon âge, c’était une idée insoutenable, mais c’est justement dans les Alpes-Maritimes (aujourd’hui dirigées par Éric Ciotti), à Auribeau-sur-Siagne, que j’ai rencontré pour la première (et dernière) fois des jeunes pour qui effectuer son service militaire était non seulement une évidence et un devoir, mais qui voyaient tout projet d’y échapper comme une preuve qu’on n’est « pas un homme » (fameux renversement : on se fait soumettre à un bizutage malsain en fonction de son sexe et il devient une preuve qu’on « mérite » ce qu’on n’a pourtant entre les jambes que par un coup du sort chromosomique). Nous étions cinq parisiens venus, à la demande du maire, peindre une fresque (Bobo, Banga, KayOne, moi-même, et enfin Megaton – qui deviendra bien plus tard le réalisateur de blockbusters que l’on sait), et pour nous, ce décalage entre la vision qu’on avait de l’absurdité de la vie de chambrée à Paris et le discours viriliste des villageois de notre âge de l’arrière-pays cannois a constitué une grande source d’étonnement.

Me faire engueuler dans une caserne par des petites brutes à la coupe en brosse ne me tentait pas plus que ça, j’ai choisi d’effectuer un service civil, d’être « objecteur de conscience ». Ce statut était mystérieux, car il était interdit d’en parler, de le conseiller, et aucune brochure de l’armée n’en parlait. Il fallait connaître une phrase magique (« Je refuse de porter les armes pour motif de conscience », ou quelque chose comme ça) que personne n’avait droit de vous souffler (mais qu’une fonctionnaire en uniforme d’un bureau militaire m’avait écrit sur un papier — elle n’avait pas le droit de la dire à haute voix).
J’ai ensuite passé vingt longs mois (le service civil était deux fois plus long que le service en costume) à travailler au Ministère des affaires sociales et de la santé, à réparer les ordinateurs dans un service informatique particulièrement inefficace où les rares à avoir un peu de goût et de compétence pour le métier étaient un contractuel privé et moi-même — l’objecteur payé une misère pour pallier des fonctionnaires dysfonctionnels. J’y ai appris des choses, et notamment, que je ne travaillerais jamais pour une administration kafkaïenne de ce genre, où, à l’exception de la garde rapprochée de la personne qui occupe le bureau ministériel (j’y ai connus Bernard Kouchner, Simon Veil et Philippe Douste-Blazy), presque personne n’a la moindre conscience de ce à quoi il sert. Un jour je raconterai cette parenthèse absurde.

Tout ça pour dire que, considérant les délais, et considérant la réalité du statut de « soutien de famille », je dois informer Éric Ciotti que c’est probablement bien son piston qui a joué un rôle déterminant pour lui permettre de se soustraire à la conscription. Et s’il a tout mon soutien dans cette démarche passée, je ne le juge pas bien placé pour réclamer une réhabilitation du service national, et je considère que cette affaire en dit surtout long sur le monde auquel il appartient depuis ses jeunes années, un monde qui n’est clairement pas celui du vulgaire.

  1. Il prend régulièrement parti pour une extension de la laïcité pour les musulmans, mais réclame qu’on inscrive les « racines chrétiennes » de la France dans la constitution — on ne pourra pas y inscrire ses racines de cheveux, je pensais qu’il était bouddhiste, d’ailleurs. Ou Bruce Williste ? Ou bien Tondu-à-la-libérationniste ? []
  2. Ma fille avait déjà deux ans lorsque j’ai été incorporé. Je n’étais en revanche pas exactement « soutien », puisque j’étais encore étudiant, mais je voulais travailler… Or faire son service national ne m’apportait que 24 francs par jour et l’obligation de rester prisonnier d’une caserne : ce ne sont pas ces 24 francs qui allaient permettre à ma compagne et à ma fille de vivre correctement. []
  3. J’avais déjà commencé mon service depuis quelques mois lorsque j’ai été convoqué, deux ans après en avoir fait la demande, les procédures sont plus longues pour les gens qui ne sont pas attachés parlementaires, il faut croire. []

2 réflexions au sujet de « Le Ciottigate (et moi, et moi, et moi) »

  1. « Estrosi dit découvrir le fait et explique avoir été exempté (apparemment in extremis : l’incorporation était prévue pour le mois de février, la lettre date de janvier) au titre de “soutien de famille”, car son épouse venait justement de tomber enceinte. »
    Vous voulez sans doute dire Ciotti.

    (A moins que ce ne soit un lapsus et qu’Estrosi ait également profité de ce type de combines en son temps. Cela ne serait pas tout à fait surprenant. 🙂 )

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