Le passage du Cap de Bonne-Espérance (1903)

Un extrait des souvenirs de mon arrière-grand-mère, Florence Adeline Chamier-Deschamps (1884-1972). Elle était britannique, d’où quelques bizarreries stylistiques, notamment dans la conjugaison.

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Vers ma quatorzième année mon père se décida à me mettre pensionnaire. Cet événement me valut un grand épanouissement. Le lieu fut charmant, entouré de beaux bois où poussèrent à l’état sauvage les plus belles fleurs de la création. Les sorties consistèrent à parcourir ces bois et à cueillir les fleurs d’une variété infinie pour faire des bouquets que chacune de nous arrangea à sa façon. Le mien fut destiné à une de mes maîtresses qui exerça sur moi un attrait tout particulier. Un regard d’elle, un mot d’encouragement dans mes études me mit au comble du bonheur. J’ai vu à Paris un film allemand très discuté à l’époque: « Les jeunes filles en uniforme »1 que j’ai parfaitement compris qui me remettait en mémoire mes propres sentiments d’exaltation jadis, peut-être à un degré moindre. On pourrait qualifier cet état d’âme « Un prélude à l’amour pur ».

Mes réminiscences de cette époque furent enivrantes. J’aimai l’étude et je tins le plus souvent la tête de ma classe et je sentis en moi la joie de vivre.
Pendant ce temps, mon père fit une tournée en Europe pour revoir ses frères. À son retour il m’annonça son projet de se marier. Peu de temps après, arriva l’élue. Tout de suite s’installa l’incompréhension entre nous. Un petit incident intervint tout aussitôt. J’ai vu apparaître ma belle-mère parée d’objets ayant appartenu à ma mère. Cela fut la goutte que fit déborder le vase. Ne pouvant plus supporter sa vue je pris à part mon père en lui disant: « Comment peux-tu tolérer que ta femme puisse s’emparer des affaires de ma mère ? » — « Bah, répondit mon père. Tu n’es qu’une petite fille gâtée toute pétrie de sensibleries ». Un blessure profonde s’installa en moi qui ne devait plus s’effacer. La Pension devint de plus en plus mon refuge. Mais il y eut des vacances et mes camarades se chargèrent d’elles. Partout l’accueil fut chaleureux. Mes études finies je dus rentrer à la maison. Pour me distraire mon père me proposa un croisière en Nouvelle Zélande et en Tasmanie avec lui. Cela fut un ravissement tout en ouvrant mes yeux sur d’autre peuples et d’autres rives.

Le second Mariage d’Anthony Frederick Chamier. Florence signe l’acte comme témoin…

A partir de ce moment germa dans mon esprit le désir d’affranchir [sic] d’autres océans. Il fallut commencer par travailler. De quel côté me diriger? Une idée me vint. Entrer dans un hôpital d’enfants pour y soigner les petits me parut conforme à mes dispositions naturelles mais comment y parvenir? J’entendis dire que ma mère fut connue dans les hautes sphères. Ce serait là où je trouverais un soutien. Munie d’une carte de ma mère j’ai pu franchir la porte du Premier Ministre. Accueil cordial et compréhensif mais ce dernier essaya d’abord de me détourner de mon projet. La carrière était dure pour accomplir les besognes et elle demandait une certaine résistance physique. L’âge exigé était de 21 ans, et j’en avais à peine 19. Je penserai à votre problème, me dit le Premier en le quittant. J’ai bien connu et admiré votre mère. Elle fut une femme exceptionnelle!

L’Australie a eu deux premiers ministres successifs (la passation de pouvoir date du 24 septembre) en 1903, Edmund Barton (1849–1920), à gauche, et Alfred Deakin (1856–1919), à sa droite sur le même cliché. Mais le plus probable est qu’il s’agisse de John See (à droite), qui était, lui, premier ministre de la Nouvelle Galles du Sud, établi à Sydney et non à Camberra, à 250 kilomètres de là.

Me voilà donc réconfortée et remplie d’espoir. A juste titre, car peu de temps après je reçus une affectation dans un hôpital d’enfants dans les six mois à venir. Triomphalement je brandis la lettre à mon père qui en fut consterné et en ajoutant: « Tu as fait ton bonheur, je ferai le mien. Maintenant, lui dis-je, j’ai six mois devant moi ne crois-tu pas qu’un voyage en Europe me formerait l’esprit tout en fortifiant ma santé ». Sur cette suggestion je l’emmenai à une Agence de Navigation. Le hasard voulut qu’une seule place restât vacante sur le premier bateau en partance. Sur le champ elle me fut réservée.

Le jour où je mis le pied sur ce beau bateau fut le plus heureux jour de ma vie. Je fus envahie par une sensation de joie indescriptible le jour de départ en mer, malgré les yeux mouillés des miens et des amis venus pour me faire des adieux éveilla en moi une grande curiosité. Qu’ai-je fait de mon cœur et de ma sensibilité me suis-je demandée par la suite! Transplantée dans un monde nouveau au milieu de l’immensité de l’océan, je me sentis très à l’aise. Le pied marin je faisais des promenades tout en respirant à pleins poumons l’air vivifiant du large. Je ne trouvai que bonté et bienveillance autour de moi. Dans ce temps là il fut plutôt rare de voir une jeune fille voyager seule. De ce fait je devins un centre d’intérêt inspirant une sorte de protection collective. Ma belle-mère souleva une objection à ce sujet avant que je ne parte et jugea mon père insensé de me laisser partir sans une chaperonne. Ma réplique fut simple : « Je la trouverais certainement sur le bateau ».
Sur mon bateau exista une seule classe d’où un mélange de personnes appartenant aux divers milieux m’offrant un vaste champ d’observation pour satisfaire la curiosité qui naissait en moi pour sonder les âmes de mon entourage. En plus la nature m’a pourvue d’un certain don d’intuition qui faisait appel aux confidences. Un jour j’eus l’occasion d’aborder un homme de mise négligée et d’un aspect fruste que je sus exclu des nombreuses coteries qui se forment inévitablement dans tout rassemblement d’êtres humains, victime en quelque sorte d’un ostracisme. Appuyé sur la balustrade scrutant l’infini, je me trouvai à ses côtés. J’entamai donc la conversation. J’appris alors l’énigme de sa vie. Natif d’Australie, il tenta sa chance dans la ruée vers l’or et réussit. A présent son grand désir fut de connaître la mère patrie et la couronne exerça un effet prodigieux sur lui. Il se mit donc en route accompagné de sa fille. Elle fut invisible clouée à sa cabine par le terrible mal de mer. Je sentis cet homme de bon aloi tel le métal qu’il extrayait de son sol. Je pris en pitié cet homme solitaire et je décidai alors de l’introduire dans le cercle d’amis qui fut le mien. La surprise de mes amis fut grande de me voir arriver un jour en compagnie de l’homme de la brousse. Je dis simplement: « Je vous emmène un partenaire pour le whist » — très en vogue à l’époque. La glace fut vite rompue à mesure que l’on se rendit compte de la compétence de mon protégé en ce jeux. Sa côte monta en flèche. Telle est la règle de tout esprit sportif.
Peu à peu mes compagnons de voyage le persuadèrent qu’il fallait quelques modifications dans sa mise avant de pouvoir mettre les pieds sur le sol de la vieille Angleterre pour faire figure sinon d’un gentleman mais d’un homme comme les autres.
On commença par lui supprimer sa barbe en broussailles. Bien rasé, le premier pas franchi, on lui fournit chemise, cravate et d’autres objets vestimentaires. Il est vrai que « l’habit ne fait pas le moine », n’est-ce pas? mais dans son cas le fond fut solide comme un roc.
Pendant la traversée il se produit un événement courant dans les longs parcours en mer. On supposa un naufrage et tout fut mis en route pour faire face à cette éventualité. L’alerte fut donné par les lugubres sirènes. Les marins affairés exécutèrent les ordres des officiers, les bateaux de sauvetage furent mis à l’eau, les passagers furent munis de leurs ceintures de sauvetage et invités à se rendre aux endroits prévus à proximité des bateaux prêts à les embarquer. Notre bateau perdit de sa vitesse et stoppa. Toutes ces manœuvres furent impressionnantes pour notre homme de la brousse que l’on ne voulut point éclairer. Il devint blême. Mes compagnons s’adressaient à lui: « C’est à vous maintenant de prendre en charge cette jeune fille qui est seule. Vous savez nager. Il faut s’attendre au pire ». Il acquiesça mais à la réflexion il ajouta: « Mais j’ai ma fille ». Placé devant une telle alternative le sens du devoir emporta visiblement sur les sentiments que je lui inspirais, et on prit un malin plaisir à le taquiner à ce sujet. A la fin, un grand éclat de rires mit fin à cette histoire délivrant notre homme simple d’un affreux cauchemar.

La hauteur des vagues au Cap de Bonne-Espérance (gravure de 1868)
La hauteur des vagues au Cap de Bonne-Espérance (gravure de 1868)

Après avoir vogué pendant trois semaines sur cet océan en apparence infini, la terre de l’Afrique nous apparut. La première escale fut Capetown. Ville moderne sans couleur locale. Quelque figures nouvelles apparurent parmi les passagers dont un anglais venu du fin fonds de la Rhodésie. Il devait prendre par la suite une certaine place dans ma destinée.
Pour contourner le Cap de Bonne Espérance le bruit courut à bord que la mer pourrait présenter pour la navigation un certain danger. La réalité ne tarda pas à confirmer ces dires. Grâce à mes bons amis les marins je pus assister à un spectacle d’une mer en furie. A ma demande je fus fortement cordée et même enchaînée sur le pont, garantie des pieds à la tête de vêtements imperméabilisés. Des vagues atteignant me dit-on un hauteur de 30 pieds balayant les ponts où le vide fut complet. C’est alors que je compris les minimes pouvoirs de l’homme devant la puissance des éléments déchaînés. Les vagues m’atteignirent avec une force indescriptible me coupant le souffle et me trempant jusqu’aux os.
Dans le lointain j’entendis les voix des officiers communiquer des ordres, et les machines lutter faiblement presqu’au temps d’arrêt. Tout finit par rentrer dans l’ordre, les vagues apaisées le passage difficile affranchi, le bateau reprit son équilibre et sa course à travers les eaux plus calmes et bientôt cela fut la deuxième escale. Ténériffe où abondent les vestiges de la civilisation Espagnole. De là nous fonçâmes sur la dernière étape Southampton.

(rédigé en 1966, transcrit par Daniel Lafargue)

  1. Je suppose qu’il est question du film Jeunes filles en uniforme (1931) par Leontine Sagan. Ce film a connu un remake avec Romy Schneider en 1958. []

5 réflexions au sujet de « Le passage du Cap de Bonne-Espérance (1903) »

    1. @Wood : comme tu te doutes, elle était d’une bonne famille, comme on dit. Son père était un patron de presse important, il possédait notamment le plus grand quotidien de Sydney (si j’ai bien compris).
      Comment es-tu arrivé à Christa Winsloe ?

      1. Et bien à cause du passage sur sa professeur à l’internat : « J’ai vu à Paris un film allemand très discuté à l’époque: “Les jeunes filles en uniforme” » etc. Ce film est tiré d’un pièce de théâtre de Christa Winsloe.

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