Doit-on faire l’exégèse de l’humour bête et méchant ?

Je défends souvent Charlie Hebdo, parce que les procès d’intention qui sont faits à ce journal me semble souvent injustes et/ou/car ignorants : Charlie Hebdo est héritier d’une longue tradition d’humour noir, de grossièreté et d’irresponsabilité, mais leur positionnement politique n’en est pas moins facile à percevoir : écologiste, gauchiste, anti-raciste, anti-religieux, avec des nuances selon les époques et les personnes, et malgré les tentatives de Philippe Val, Caroline Fourest ou encore feu Bernard Maris, d’utiliser le journal pour développer un propos politique qui suive un programme1.

On ne peut pas extraire de Charlie Hebdo un dessin maladroit, parmi des milliers publiés chaque année, et croire qu’il résume la vision politique de l’ensemble des membres de la rédaction, de l’ensemble des lecteurs du journal, voire de tous les gens qui ont manifesté le 11 janvier 2015. C’est pourquoi je n’avais vraiment pas envie de parler de ce dessin de Riss, car je l’ai juste trouvé mauvais :

aylan_allemagne_riss

Je n’ai aucune idée de la personne qu’est Riss dans la vie, il est peut-être très sympathique, mais chaque fois qu’un dessin de Charlie Hebdo me dérange, il se trouve que c’est un dessin de Riss. Je formule souvent l’hypothèse que ça peut être une question de trait, qu’un dessin un peu plus sensible (Luz ou Reiser, par exemple, deux rois du dessin expressif), un sens profond de l’absurdité du monde (Willem) ou un univers personnel et poétique (Gébé) saurait mieux faire passer les mêmes gags, mais je n’en sais rien.
Je ne fais pas partie des gens qui pensent qu’on doive se montrer sur-respectueux des tragédies, essayer de ne jamais blesser personne, de se mettre à la place de tout le monde : le papa du petit Aylan que l’on fait pleurer devant un dessin qui, en gros, dit qu’on le préfère mort que vif, bof, le procédé est douteux, on ne peut pas télescoper les contextes sans dommages, et, même si je comprends que c’est une façon de rappeler le dessinateur à la réalité concrète, je vois une dose de perversité malveillante dans une action pareille : « votre fils est mort, que pensez-vous de ce dessin ? ».

Soulignons la malhonnêteté crasse
Signalons la malhonnêteté crasse d’une grande partie de la presse qui illustre la peine d’Abdullah Kurdi face au dessin de Riss en utilisant des photographies datant de plusieurs mois et prises juste après le décès de ses fils et de son épouse. En réalité, le père du petit Aylan n’a été contacté par l’AFP que par téléphone — je suis curieux de savoir sur quel support et par quelle voie lui a été transmis le dessin.

Mais ce dessin ne m’en est pas moins profondément antipathique, parce que je n’arrive pas à percevoir d’indice que les intentions de l’auteur soient autre que ce qui apparaît, et que je n’arrive pas à voir où cet auteur fait preuve de distance vis à vis des recoins les plus médiocres de l’inconscient collectif. Or si un dessinateur « bête et méchant » n’avait qu’un devoir, ce serait celui de moquer le discours ambiant, de relativiser, pas d’expliquer qu’un enfant de trois ans mort noyé a, en quelque sorte, mérité son sort puisqu’il est d’avance jugé coupable d’un crime potentiel. S’il était question de dénoncer les volte-faces du public, comme on me l’a dit, peut-être eût-il été avisé de ne pas les suivre aussi littéralement.
Un bon dessin d’humour noir parle de la désespérante absurdité de l’espèce humaine, il ne peut pas se contenter d’y contribuer.

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La conversation qui m’a convaincu, malgré tout, d’écrire ce billet…

On le voit avec la conversation ci-dessus : pour les défenseurs de Riss, si on trouve un dessin mauvais, ce n’est pas qu’il l’est, c’est que l’on est un mauvais lecteur et que l’on cherche des prétextes pour s’attaquer au journal. Un peu facile, on dirait les arguments que produisent les religieux pour défendre leurs chapelles : vous critiquez parce que vous ne comprenez pas, et pour nous détruire ! Mais ça ne marche pas comme ça ! S’il est certain que l’on n’est jamais assuré d’être compris par tout le monde, il convient de s’inquiéter lorsque l’on n’est plus compris par ceux qui nous connaissent de longue date. Dans l’échec d’un dessin de presse, il peut y avoir beaucoup de paramètres — émetteur, destinataire, contexte et timing. L’échec peut être injuste, il peut y avoir des malentendus, des maladresses, des choses à expliciter, enfin tout est possible, mais la moindre des choses est de ne pas nier l’échec lui-même2.

Quelques articles plus anciens que j’ai publié sur le sujet :

  1. Je ne dis pas que Val, Fourest ou Maris ont eu les mêmes opinions politiques, mais pour moi ils se distinguent de bien d’autres membres proéminents de la rédaction en ne se plaçant pas dans une posture irresponsable et en cherchant à convaincre les lecteurs de quelque chose. []
  2. D’accord, je ne réponds pas à la question que pose le titre de l’article. À vous d’y apporter votre propre réponse. []

5 réflexions au sujet de « Doit-on faire l’exégèse de l’humour bête et méchant ? »

  1. Merci pour ce billet. Ce qui me dérange effectivement avec les défenses que j’ai pu lire de ce dessin, c’est qu’elles tentent de placer « des guillemets », un second degré qui indiquerait que c’est un « discours rapporté » et non pas ce que pense Riss et ce que dit (ce que je pense) le dessin.

    Pour moi, en faisant ce dessin, qui rapproche deux éléments/événements (ce n’est là qu’une description), Riss s’est contenté de penser que le rapprochement suffirait à produire un résultat intéressant et drôle. Je pense simplement que c’est un raisonnement paresseux, tout comme le sont la majorité des rapprochements faits par Plantu dans ses dessins (qui ont une tonne d’autres défauts par ailleurs). Le résultat (pour moi) n’est ni intéressant ni drôle : c’est du niveau d’une brève (raciste) de comptoir.

    1. « Quand un dessin est mal compris, on ne peut pas accuser le seul public ».
      J’ai beaucoup de mal avec cette phrase.
      Je ne suis pas certain que vous l’auriez écrite si vous aviez compris le dessin (comme ce fut le cas pour d’autres dessins de Charlie Hebdo que vous avez défendus, si j’ai bien suivi).
      Plus on comprend vite une blague, plus on la trouve drôle.
      Je fais partie de ceux que ce dessin a fait sourire, parce que je l’ai immédiatement compris (comme walter foolz : il téléscope deux visions complètement opposées d’un même fait de société et, en plus, c’est horrible).
      Je crois justement que le problème vient de ceux qui ne comprennent pas. Parce que, si on accuse celui qui fait la blague, on donne raison à tous les cons qui se sont offusqués contre la soit-disant « islamophobie » de Charlie (voire, on excuse un peu les frères Kouachi) et on n’a plus qu’à se taire à jamais (c’est de toute façon ce qui va arriver à Charlie, qui n’a jamais eu vocation à voir ses dessins ainsi isolés et colportés partout, comme l’a brillamment dit Schneiderman).
      Quand on ne comprend pas une blague et qu’on nous l’explique, on devrait dire « Ah ? C’est ça ? Ben c’est nul ! » pas se lancer dans des analyses alambiquées pour chercher à prêter telle ou telle intention à une blague qui n’avait pour seul but que de faire rire (je ne vous vise pas en particulier, hein, j’ai vu bien pire que votre analyse, somme toute fort modérée). Ce besoin constant de chercher les intentions des locuteurs pour mieux en faire le procès (« est-ce que machin est de notre côté ou non, finalement ? ») est une forme assez atroce de censure.
      La société n’a pas besoin de pouvoir totalitaire pour restreindre ses liberté. C’est la surveillance généralisée de tous par tous. Et on finit par ne plus rien oser dire de peur que ceux qui ne comprennent pas (ou qui font semblant de ne pas comprendre) finissent par faire notre procès et nous accuser de crimes imaginaires.

  2. « Marrant, aucun des défenseurs du dessin de Riss qui étaient très volubiles hier n’ont pas du tout répondu à mon article sur le sujet.. »
    J’ai éclaté de rire en découvrant ce dessin sur le net la première fois. Un rire à la fois libérateur et tragique. C’est l’essence même de l’humour noir. https://fr.wikipedia.org/wiki/Humour_noir Et je n’arrive pas à en avoir honte, même si passé la première réaction, ce dessin ne mérite sans doute pas toute l’encre qu’il a fait couler.
    Vu comme les choses s’annoncent pour 2016, ça être difficile de survivre à cette année nouvelle si l’humour noir est banni.

    Sur la forme, la photo du père d’Aylan en larme me semble obscène (et il en aurait été de même si elle avait prise à chaud par le journaliste qui a posé la question). Sur le fond, ce que doit vivre cet homme est terrible, avec ou sans dessin malheureusement.

    1. @El Gato : oulah, attends, c’est pas moi qui vais dire qu’on doit avoir honte de rire ! Mais justement je n’ai pas ri, pas parce que le sujet est tragique, mais parce que pour moi il correspond à la manière de penser d’une part énorme de la population. Imagine que tu fasses un dessin en Arabie saoudite qui montre un athée décapité, et que tu expliques ensuite que c’était pour dénoncer l’absurdité de la décapitation pour apostasie. Ce genre de truc ne peut être admissible que si les lecteurs comprennent où tu te situes. Bien sûr, être à la limite, en danger de malentendu, c’est ce qui rend un dessin intéressant, rien de pire que les allégories lourdaudes à la Plantu. Mais si les lecteurs ne comprennent pas l’intention, on ne peut pas s’en tirer en disant juste que c’est parce qu’ils sont de mauvais lecteurs (c’est cette réponse là qui m’a poussé à écrire sur le sujet, pour finir). Le même dessin dans Minute, on ne se poserait pas de question. Ici, c’est Charlie, alors forcément, on cherche plus. Mais dire « ça peut pas être raciste puisque c’est dans Charlie » est aussi absurde que « ça peut pas être une mesure de droite puisque le président est au PS ».
      Note que je ne suis pas pour l’interdiction de quoi que ce soit, et j’aime beaucoup l’humour noir, je me demande juste si Riss est un gros beauf, un mauvais dessinateur, ou les deux.

      1. https://www.youtube.com/watch?v=Gj_jkL1X9GA
        L’annonce au début de la vidéo c’est parce que le public allait féliciter Bedos dans sa loge en lui disant: « Qu’est-ce que vous leur mettez aux arabes ! » C’était il y a déjà fort longtemps, mais je ne me souviens qu’on lui ai dit à l’époque d’arrêter ce sketch pour cesser d’alimenter le racisme. Pourtant s’il avait fait les ouvertures des meetings d’Ordre Nouveau, il aurait fait un carton malgré son physique difficile (humour!).
        Ou placer le curseur de l’auto-censure? Quel intelligence faut-il prêter à ses lecteurs, auditeurs etc. ? Desproges et ses références au Maréchal c’est assez gros pour ne pas être mal interprété ou sait-on jamais ça pourrait être récupéré par l’extrême-droite. Après tout Le Gorafi on a fait de plus énormes qui ont été reprises au premier degré par la presse et des personnalités politiques.
        Et puis, puisque l’on est dans la pensée positive, pourquoi tant de haine contre la droite. Allez c’est fatras et pas Castagne, mais le sketch cultissime de Luis Rego lors du passage de Le Pen au tribunal des flagrants délires https://www.youtube.com/watch?v=XVNiWAZe844 n’est-il pas trop méchant pour être acceptable? Les électeurs de Le Pen, sont des français comme les autres. Est-ce que l’on a le droit de se moquer de leur religion (l’ordre) avec une telle férocité?

        Bon pour ce qui est de dessiner des caricatures en Arabie Saoudite, la question me semble surréaliste. Heureusement d’ailleurs vu mon talent. (Humour noir)

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