La belle armoire

L’armoire « fibre » à laquelle je suis raccordé est souvent ouverte, et on y voit un technicien affairé à en fourrager les câbles. Cette vision m’atteint physiquement, je sens un pincement le long de mon épine dorsale, ma respiration se bloque. Je me dis toujours que le gars est un sous-traitant de sous-traitant payé au lance-pierre par tel ou tel opérateur pour raccorder des voisins, et que peu importe pour lui si l’opération doit se faire au prix de la déconnexion d’un autre voisin. Et égoïstement, la seule chose qui me fait peur, c’est que cet autre voisin pourrait être moi, dont la vie professionnelle, sociale, politique et culturelle est liée à Internet depuis bientôt trente ans.

Dernièrement, pendant la journée en tout cas, l’armoire était constamment ouverte. Le technicien, toujours le même, équipé d’un sécateur, plongeait les deux mains dans un amoncellement de câbles, et avait l’épaule haussée haussée en permanence pour tenir un téléphone mobile dans lequel il discutait en arabe.
Parfois il installait un parapluie au dessus de sa tête, et un temps il a même travaillé caché dans une tente :

Il semblait clair qu’il était là pour du gros-œuvre, et je me suis attendu chaque jour à ce que ma connexion soit coupée, au moins temporairement, comme on me coupe l’eau lorsque les canalisations de la rue sont révisées. Mais non, une bonne semaine a passé sans incident.
Et puis finalement, alors que j’étais en train de poster quelque chose d’incroyablement important1, mon commentaire a refusé de partir. Bizarre. Et puis ça a duré, c’est devenu bizarre-inquiétant. Et puis j’ai interrogé Google, qui ne fonctionnait plus non plus. Argh. L’afficheur du routeur me confirme le problème : « connexion perdue ». Je me suis connecté à l’engin pour lui parler (on peut faire ça avec sa « box » figurez-vous), je lui ai fait effectuer des tests, qui ont tenté de me convaincre que j’avais dû débrancher quelque chose, mais bon, non, évidemment que non, j’ai rien touché, c’est pas moi le problème. Il y avait un numéro à appeler. Mais je n’avais plus le téléphone, puisque je n’avais plus Internet ! Rhah. Plutôt que trépigner, j’ai décidé de partir acheter du pain. Sur le passage, j’ai vu le technicien, toujours dans son armoire. Il discutait avec un voisin, qui était plutôt détendu puisque lui venait juste de retrouver connexion. Rhah. Et la mienne, alors, de connexion ?

Je demande au technicien quand il aura terminé, car je suis bien embêté de ne plus être connecté, et il me dit avec la fièreté2 de l’artisan qui a bien travaillé, qu’il vient juste de terminer, et que tout est beau et propre et bien rangé, et je dois admettre que c’est exact, l’armoire n’a jamais été si belle et ordonnée. Je le félicite et je prends même une photo, mais bon, et moi alors, et ma connexion ? Devant moi il compte tous les fils, un par un, pour me convaincre que le problème ne vient pas de lui. Il me dit du mal des prestataires qu’il a vu passer et qui font un travail de sagouins. Et je suis bien d’accord avec lui mais bon, et ma connexion alors ? Non, vraiment, c’est désolant mais il ne peut rien pour moi. Il m’explique au passage que comme je suis chez Orange, chaque câble a un emplacement précis, contrairement aux opérateurs concurrents, ce qui est plutôt une garantie de pérennité, et c’est bien, sauf que là, ça ne marche pas.
Le gars aimerait bien me faire plaisir, il me redit plusieurs fois que son armoire est vraiment très belle, et qu’heureusement qu’il était là, et je lui redis que je suis vraiment d’accord…
Il finit par s’en aller.

Épilogue

Je rentre chez moi. J’ai emprunté un téléphone pour appeler l’assistance technique. J’ai une femme au bout du fil, de l’autre côté de la Méditerranée, j’imagine. Elle m’annonce que mon problème est connu, qu’il sera réglé mardi. On est vendredi. C’est long. Elle me dit qu’Orange peut faire un geste commercial, mais je ne veux pas de geste commercial, je veux ma connexion. Elle me propose d’utiliser mon téléphone mobile pour le connecter et m’offre pour ça des gigas de données. Mais je n’ai pas de téléphone, ce n’est pas avec le mien que j’appelle. D’un abord sympathique et bienveillant, mon interlocutrice semble un peu choquée que je n’aie pas de téléphone. Elle me propose de me rendre dans une boutique Orange pour récupérer une clef qui permettra de connecter mon ordinateur portable. Mais quand même, ça la travaille, je n’ai pas de téléphone ? C’est sûr ? Je lui demande quelles boutiques Orange j’ai dans les environs. Elle me trouve celle d’Ermont, mais pour aller à Ermont je dois faire des changements,… à vol d’oiseau c’est peut-être proche mais je ne suis ni un oiseau ni un automobiliste. « Mais si vous voulez appeler votre femme, vous faites comment, sans téléphone ? — ben, je l’appelle sur le fixe. Et puis de toute façon j’appelle pas, je lui envoie un mail ». Elle cherche d’autres villes, mais elle ne peut trouver que si je connais un code postal. Finalement elle me trouve quelque chose près de la gare Saint-Lazare. Je me résigne donc à aller à la capitale pour récupérer mon kit de connexion de secours. Vingt minutes à pied et vingt-minutes en train à l’aller, pareil au retour. Mais au moins je serai connecté. Elle me donne un code à transmettre aux gens de la boutique. Avant de raccrocher, elle me fait la morale : « Vous savez, ce n’est pas bien de ne pas avoir de téléphone, on ne sait jamais ce qui peut arriver ».

À Paris, je trouve la boutique, on m’y confie le kit de connexion sans grandes difficultés, la procédure est apparemment courante. Et une fois rentré à la maison, évidemment, Internet était revenu. Mais ce n’est pas grave, me promener un peu est moins pénible qu’attendre.

  1. Je ne sais plus quoi ; peut-être que j’expliquais à quelqu’un que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, sur un réseau social, qu’on ne doit pas écrire « 3ème » mais « 3e« . []
  2. Je sais qu’on écrit désormais « fierté » mais je trouve ça moche, je préfère la forme qu’employaient Balzac et Eugène Sue. []

Critique cinéphile

Dans ma banlieue, en sortant du centre commercial je vais vers l’arrêt de bus. Deux types me précèdent. Ils ont la quarantaine. L’un des deux a le dos tout tordu. Arrivés à destination, ils discutent, ils cherchent à se rappeler d’un film.
Un troisième quidam qu’ils ne connaissent pas intervient spontanément

« — C’est Je suis une légende. Le film que vous cherchez, c’est Je suis une légende, c’est avec Will Smith, c’est lui qui jour dedans.
— Ah ouais c’est ça c’est avec Will Smith, il est bien dedans, et c’est une histoire vraie hein. Moi je préfère ça, les histoires vraies [note : I am Legend raconte l’histoire d’un homme, dernier survivant d’une Terre peuplée d’entités à mi-chemin entre zombies et vampires].
— Il était dans Independance days, Will Smith aussi
Independance days (il marque le s)
— Ah oui
— Enfin les films qui racontent des histoires vraies c’est mieux
— C’est comme Black Widow avec Scarlett Johansson
— C’est Black Panther en fait.
— Ah oui, ben ça j’ai aimé parce que c’est plus réaliste que les Marvel
— C’est un Marvel
— Ah oui mais c’est mieux, c’est comme les X-Man quoi
— C’est aussi des Marvel
— Oui oui mais c’est pas pareil… »

Un bus arrive, pas le mien, ils montent tous dedans.
Je ne saurai jamais la suite.

Faire vieux

Dans le bus, debout. Une jeune femme me signale, si ça m’intéresse, qu’elle libère sa place. Échange de sourires polis. Je prends !
Mais à l’arrêt, elle ne descend pas.
Ni au suivant.
Ni après.
Ni jamais.
ELLE A CRU QUE J’ÉTAIS UNE PERSONNE ÂGÉE !

Quelques jours plus tard, une amie m’explique le problème :
« Tu es vieux, et tu FAIS vieux ! »
On a beau savoir qu’on a toujours quinze ans, ce n’est pas si facile d’en convaincre les autres. Et puis je lis dans leurs yeux comme ils me voient. Et parfois, en plus d’être vieux et de faire vieux, je me sens vieux. N’insistons plus.

Objets intelligents (2015)

(Nouvelle publiée dans le 194e numéro de la revue Solaris. Version légèrement révisée)

   Mon appareil photo est le plus intelligent du monde. On me l’a vendu comme ça. Il est tellement futé qu’il sait avant moi quelle photo j’ai envie de faire. Il sait si une photo est ratée et, si c’est le cas, il la jette aussitôt. Il est si intelligent que, quand il prend un cliché, il reconnaît les personnes qui sont dessus et il rend leurs visages flous si ce sont des gens qu’on n’a pas le droit de montrer pour une raison ou pour une autre. Il sait qu’un bâtiment de l’armée ou le yacht de tel milliardaire russe n’ont pas le droit d’être photographiés. Il les remplace par des formes noires qui font une découpe mystérieuse dans l’image. C’est assez joli. Mon appareil est tellement intelligent qu’il me dénoncerait si je me trouvais là où je n’ai pas à me trouver et si mon téléphone n’avait pas donné l’alerte avant lui. Il y a une petite compétition entre mon téléphone et mon appareil photo, en fait. Une compétition amicale, mais une compétition tout de même.
   Il faut dire que l’un et l’autre ont plus ou moins les mêmes fonctions, mais pas dans le même ordre, et chacun sait qu’il pourrait être remplacé par son collègue.
   Mon téléphone est très intelligent, mais il travaille peu pour moi. Il passe son temps à envoyer des trucs à Dieu sait qui : il signale où il se trouve, vers quoi il est orienté, quelles bornes, quels téléphones ou quelles puces RFID passent à sa portée. Il écoute tout ce qui se dit et il signale à qui de droit les mots-clés suspects tels que « terrorisme », « attentat », « anarchie », et aussi la plupart des mots de plus de trois syllabes, qui sont, dit-on, plus fréquents dans la bouche des gens qui préparent de mauvais coups. On a crié au flicage, on a protesté contre la suppression du mode « avion » et contre le droit d’enlever la batterie d’un téléphone, ou de le placer dans une pochette anti-ondes, mais quel est le problème ? Grâce à la surveillance autonome mobile généralisée, il n’y a pas plus qu’un attentat par semaine dans le métro : ce monde est dangereux, et il faut bien faire quelque chose pour qu’il reste sous contrôle, non ? Moi, je n’ai rien à me reprocher. Et vous ?
   Ma porte d’entrée est intelligente. Au centième de seconde, elle reconnaît celui qui veut l’utiliser et elle s’ouvre ou ne s’ouvre pas selon le droit de passage dont dispose le gars. Elle est capable d’électrocuter une personne qui chercherait à la forcer, mais elle tient quand même à la vie, enfin à la sienne, et la dernière fois que des cambrioleurs ont menacé de la torturer avec un chalumeau, elle a préféré s’ouvrir sans résistance que de souffrir. Elle m’a tout raconté ensuite. Elle n’est pas seulement intelligente, elle est sensible, et je ne lui en ai pas voulu de s’être montrée lâche : j’aurais fait pareil à sa place, comme elle me l’a si bien dit. Reste que mes cambrioleurs ont emporté avec eux la plupart des objets non intelligents qui me restaient.
   Ma voiture est intelligente. Quand j’entre dedans en rampant parce que j’ai trop bu et que je dis « à la maison », elle me ramène à la maison, toute seule. J’ai déjà essayé la même chose avec un taxi, autrefois, et ça n’avait pas du tout fonctionné. Enfin les taxis actuels, peut-être, sauraient le faire, ils peuvent toujours scanner leur passager pour savoir où se trouve sa baraque. Mais les taxis d’autrefois, avec un chauffeur, non, ils ne savaient pas le faire, ils se contentaient de laisser tourner le compteur tout le temps qu’on cuvait son alcool.
   Ma voiture sait où j’ai le droit d’aller, elle sait rendre ses vitres transparentes lorsque je veux profiter de la lumière du jour, ou les opacifier si les ultraviolets sont déchaînés, si je ne veux pas voir le paysage ou si je n’ai pas le droit de le voir. En ce moment, ma voiture a une voix de fille à la fois sexy et maternelle, elle me raconte des histoires drôles ou me donne les derniers résultats sportifs. Je me sens bien avec elle.
   Mon livre est intelligent. Il me propose des centaines de milliers de romans, d’essais ou de films que je peux consulter chaque fois que j’en ai envie. Il n’est pas, comme les livres de mon enfance, imprimé une fois pour toutes, mais il a tout de même l’odeur, l’aspect et le grain d’un livre imprimé. Mon abonnement à la bibliothèque est parfait : je n’ai rien à payer, je dois juste accepter que des noms de marques soient insérés dans les textes. La plupart du temps on ne le remarque pas, mais il y a quelques semaines, Coca Cola et Pepsi Co sont entrés dans une guerre publicitaire totale, ils ont claqué pour des milliards de crédits d’annonces dans les livres ou dans les films. L’amitié virile d’Achille pour Patrocle, les bordels des nouvelles de Maupassant, le Robin des bois d’Errol Flynn, le Journal d’Anne Frank et le parc d’attractions jurassique étaient saturés de références à des canettes de sodas.
   Boule de suif se servit un Coca et poussa un ahhh… de contentement : « C’est rafraîchissant ! Quand je pense qu’il y a des imbéciles qui préfèrent le Pepsi ! » Les puristes râlent, mais je trouve que ça modernise les textes. Mon livre sait ce que je lis ou ce que je visionne, il m’observe, et il peut même me donner des conseils : Tes yeux se ferment tout seuls, la fatigue te gagne, tu devrais peut être faire une pause et aller te servir un Coca. Quand il sait que je ne connais pas un mot, il le remplace par un autre que je connais. Et quand je trouve une phrase trop longue, il la raccourcit. Les anciens livres ne faisaient rien de tout ça.
   Ma télévision est intelligente, elle me montre ce que je veux voir. Si je veux un talk-show idiot dans lequel on humilie les invités, elle me le montre, et s’il n’en passe sur aucune chaîne, elle m’en fabrique un rien que pour moi à partir d’archives d’émissions qui m’ont plu. Si le film me semble trop long, elle accélère les scènes. Si je suis frustré, elle ajoute des séquences qui vont me plaire. Si je n’aime pas l’histoire, parce qu’elle est trop déprimante, par exemple, ma télévision se dépêche de changer le récit. Il paraît que ça déplaît aux auteurs, qui disent que leur œuvre est dénaturée… bon, mais il faut voir le point de vue du consommateur, aussi.
   Mon ordinateur est intelligent. Avec lui, je peux retoucher mes photos sans aucun effort, je n’ai qu’à lui demander d’arranger l’image, et il le fait. Parfois il me présente plusieurs propositions et je n’ai qu’à choisir, mais en général il se débrouille très bien sans que j’aie à décider de rien. Après tout, c’est lui le professionnel, pas moi. Mon ordinateur sait ce que je pense, et il écrit mes courriers sans avoir besoin de mon aide. Il sait quelles formules il faut utiliser pour s’adresser à une administration et quels mots il faut choisir pour écrire une lettre d’amour ou un poème.
   Mon ordinateur effectue ma comptabilité, il me propose des placements pépères sans risque ou d’autres un peu plus audacieux, plus périlleux mais peut-être plus lucratifs. Parfois, il ne me demande pas mon avis et il achète des actions ou il contracte des emprunts parce qu’il sait que c’est ce qui est le mieux pour moi à ce moment-là.
   Quand j’ai fini d’inspecter mes comptes, dans lesquels je ne trouve rien à redire, mon ordinateur me suggère souvent d’aller boire un Coca.
   Ma douche est intelligente. Elle vise chaque partie de mon corps, pour être sûre que rien n’est oublié. Elle y envoie le savon, le shampoing, l’après-shampoing ou la crème hydratante qu’il faut. La température est toujours idéale, les parfums qui sont vaporisés sont toujours agréables et l’ambiance sonore, impeccable. Ma cuvette de w.-c. est intelligente aussi, elle analyse tout ce que je lui envoie et prévient mon frigo si je montre le moindre signe de diabète ou de dérangement intestinal. Parce que mon frigo, bien sûr, est aussi intelligent que tous mes autres objets. Il sait ce que je mange, ce que j’aime, ce qui me manque. S’il faut faire du réassort en lait, en beurre ou en soda, il le dit aussitôt à la centrale d’achat, qui le livre en quelques heures. Chaque fois que j’ouvre mon frigo, il voit ce que je prends et débite mon compte en banque de la somme correspondante. Si je ne mange pas certains aliments, il les envoie à la poubelle et décide d’en commander moins souvent à l’avenir. S’il voit que j’oublie de consommer des produits qu’il juge appropriés à mon mode de vie, il me rappelle leur présence. Mon frigo me fait fréquemment découvrir des produits que je ne connais pas et organise des semaines commerciales à thème : nourriture asiatique ou mexicaine, par exemple.
   Hier, le temps a été très chaud et il y a eu un orage. Ma maison ne reçoit plus d’électricité ni de réseau et, par malchance, le générateur d’appoint semble incapable de démarrer. Ma porte ne peut plus s’ouvrir, et je n’ose pas la démolir, d’autant que je n’ai aucun outil pour cela. Mon portable intelligent est au garage, sur le pare-brise de ma voiture intelligente. Ma douche et mes w.-c. ne fonctionnent plus. J’ai demandé à mon livre et à mon appareil photo de prévenir quelqu’un que j’étais enfermé chez moi, mais ils disent que ce n’est pas leur rôle de s’occuper de ça. Pas sympa. Enfin, tant pis pour eux, leurs batteries seront bientôt vides, puisque je ne peux plus les recharger. Ils ne manquent pas complètement de fair-play puisqu’ils acceptent d’enregistrer mes réclamations au sujet de leur attitude, tout en me laissant entendre que je ne risque pas d’avoir gain de cause.
   J’espère que la centrale d’achat remarquera vite que mon frigo a cessé de lui passer des commandes. 


Le conflit est partout !

Les gens sont obsédés par le conflit israélo-palestinien.

Ce matin, au marché, je vois à l’autre bout de l’allée une femme avec un sac rouge sur lequel est écrit en blanc le mot « Palestine ». Il y a d’autres choses, d’autres mots, je vois une main schématique qui fait le signe de la victoire… Mais bon, à quarante mètres, je lis mal, et comme on va me servir, évidemment, je ne peux pas m’approcher, car si je bouge je risque de me faire voler mon rang. Donc de loin je fixe le sac, j’essaie de comprendre. Ma file avance, la file de la dame aussi dans l’autre sens, donc on se rapproche l’un de l’autre, et je peux lire un peu plus, je vois écrit « Fier de ne pas être en Palestine ».
Quel curieux slogan.

Donc elle n’affirmerait donc pas pas son soutien aux Palestiniens, mais son satisfecit de ne pas vivre parmi eux ? Dans quel sens ? Je me demande quel genre de personne elle est, je tente de comprendre son profil. La trentaine, une frange, des cheveux très bruns, grande, une certaine élégance, mais aussi, je crois, un anneau dans le nez.
Et puis elle finit ses courses et elle passe devant moi. Cette fois je peux déchiffrer le message : « Fier de ne pas être en plastique ». C’est le sac qui parle, il est content d’être un tote-bag, quoi.

Enfin on ne m’ôtera pas de l’idée que les gens sont obsédés par le conflit israélo-palestinien.

L’uniforme ? pourquoi pas !

Une récente étude statistique du Huffington Post montre de manière non-équivoque que les personnes de plus de cinquante-cinq ans sont massivement favorables au projet de port de l’uniforme de Gabriel Attal1. L’argument avancé est que le port d’un uniforme permet de placer tout le monde à égalité, car une fois que tous, sans exception, portent le même vêtement, on ne sait plus dire qui est riche ou qui pauvre, et l’élève scolarisé dans un quartier défavorisé de Seine-Saint-Denis devient en quelque sorte symboliquement l’égal de son homologue scolarisé au collège Stanislas à Paris.
Enfin la différence devient plus difficile à voir.
L’habit ne fait pas le moine mais il y contribue.

On pourrait d’ailleurs imaginer aller plus loin que les pratiques habituelles en imposant comme uniforme des combinaisons intégrales qui masqueraient le visage de celles et ceux qui les porteraient, qui dissimuleraient leur morphologie et qui, partant, permettraient d’ignorer non seulement ce qui sépare économiquement les élèves (les marques de vêtements), mais aussi d’ignorer leur genre, leur phénotype, la qualité de leur coupe de cheveux, ou encore la qualité de leur peau (que d’inégalités entre les adolescents en termes d’acné !). Car tous ces éléments sont autant de motifs potentiels de distinction.
L’uniforme a d’autres avantages. Il permet de diminuer les achats de vêtements par les adolescents, soulageant le budget de leurs parents et réduisant l’impact écologique de la fast-fashion. De plus, porter le même uniforme chaque jour permet, sans que cela se remarque, de ne pas se changer pendant des semaines entières.

J’imagine que, par tropisme nippo-coréen, un certain nombre de jeunes personnes potentiellement affectées par un éventuel port de l’uniforme y sera favorable, mais les sondages ne permettent pas de le vérifier, car seules sont interrogées des personnes majeures qui, sauf grands redoublants, ne sont pas concernées par l’introduction en France métropolitaine2 de cette pratique vestimentaire aux niveaux primaire et secondaire :

(extrait de l’article du Huffington Post)

Il est néanmoins logique de ne pas demander leur opinion aux jeunes considérant que ces personnes ne votent pas. Puisqu’il est clair que ce sont les « seniors » qui se révèlent être les plus enthousiastes à l’idée de l’introduction de cette pratique qu’ils semblent regretter de ne pas avoir vécue eux-mêmes, il me semble que l’on pourrait imaginer un dispositif qui leur plaise : que eux aussi aient à porter un uniforme !
Les retraités, c’est bien connu, vivent dans une grande variété de réalités socio-économiques, et si leur niveau de vie moyen est légèrement supérieur à celui des actifs, un demi-million d’entre eux ne perçoivent comme pension que le minimum vieillesse, lequel est inférieur à neuf cent euros ! Qui peut vivre avec si peu ? Cette disparité de revenus crée de l’exclusion parmi les retraités, alors on imaginera sans peine comment y pallier : pourquoi ne pas imposer un uniforme spécifique aux personnes qui ont quitté la vie active ? Il n’y aura même pas lieu de les convaincre, leur enthousiasme à ce sujet ne fait pas débat !

Dans un second temps, j’aimerais proposer un Service National Vieux, calqué sur le Service National Jeune, et aussi, ainsi qu’on le propose actuellement pour les allocataires du Revenu de solidarité active, l’obligation d’effectuer une quinzaine d’heures hebdomadaires de corvée au profit de la communauté pour les retraités qui, rappelons-le, perçoivent une pension sans trop se casser l’os !
Mais chaque chose en son temps, commençons par l’uniforme obligatoire pour les retraités, mesure qui résoudra à coup sûr les innombrables problèmes sociaux auxquels nos aînés doivent faire face.

  1. Pour éviter toute ambiguïté à ce stade, il faut préciser qu’il ne s’agit pas de savoir si le ministre de l’éducation doit s’habiller en scout, en policier ou en sapeur-pompier lorsqu’il se rend dans des écoles, c’est le port de l’uniforme par les écoliers, qu’il défend et non pas le port de l’uniforme par lui-même. []
  2. Dans plusieurs départements d’Outre-mer, il n’est pas rare que le règlement intérieur des écoles privées mais aussi publiques impose une tenue réglementaire aux écoliers. []

Archéologie des ruines d’un copier-coller

Le texte de Denis Diderot qui a été employé pour tracasser les élèves de première au bac de français cette année contenait une coquille : « lien » à la place de « lieu ».
Cette erreur un peu embarrassante laisse penser que l’extrait a été copié-collé sur Internet, et qu’il n’a pas été assez attentivement relu.

Cette faute, et l’endroit où commence l’extrait, ont permis d’identifier la source de ce dernier : il est issu de mon blog Fins du Monde, lancé en 2011 lors d’un workshop1 à l’école d’art du Havre. J’y compilais toutes sortes de références (visuelles, littéraires) de toutes époques sur les thèmes apocalyptiques2.
Même si je n’en ai pas de souvenir, je suppose que j’avais pris mon édition Hermann de Ruines et paysages : le salon de 1767, et que j’avais transcrit manuellement la partie qui m’intéressant dans le texte. Que mes doigts aient choisi d’écrire « lien » plutôt que « lieu » est tout à fait leur style. Vilains doigts !

La toute dernière phrase n’a pas été retenue dans l’extrait soumis aux aspirants bacheliers.

Vous avez bien lu : cette année, 400 000 malheureux élèves se sont vu soumettre un texte qui contenait une coquille dont je suis l’auteur involontaire. Je n’ose plus la corriger sur ma page, car après tout, ma version fait désormais autorité et fait même de moi un co-auteur de Denis Diderot. Bon, promis-juré, quand le sujet sera un peu oublié, j’irai rétablir le mot juste. Je le laisse tel quel pour l’instant afin de ne pas gêner les paléographes numériques dans leur enquête : on ne touche pas à la scène d’un crime, c’est bien connu !

Quelqu’un signalait cette source à l’enseignant Loys Bonod, dans un fil où ce dernier expliquait sa circonspection vis à vis du sujet retenu pour le baccalauréat de français 2023. Il a vu dans la découverte de l’origine de l’extrait un motif d’amusement, se rappelant d’un billet de blog publié sur le même serveur, où j’évoquais notamment le fait de recopier un texte sur Internet sans le comprendre :

Le texte en question, intitulé Le prof taquin, était ma réflexion au sujet d’une initiative pédagogique de Loys, et du traitement médiatique dont celle-ci avait bénéficié. Afin de décourager ses lycéens de recourir à des sources hasardeuses, il avait glissé intentionnellement sur Internet (Wikipédia, mais aussi un site d’aide aux devoirs) une référence à un personnage imaginaire qui eût pu éclairer l’œuvre du poète étudié, Charles de Vion d’Alibray. De nombreux médias avaient choisi de tirer de cette expérience de grandes généralités négatives sur les-jeunes-d’aujourd’hui comme sur l’encyclopédie Wikipédia — vous savez, cette encyclopédie libre que l’on oppose si fréquemment à celle de MM. d’Alembert et… Diderot.

Le jour même de l’épreuve, j’ai croisé une élève de première dont les parents m’avaient dit qu’elle passait le bac. Je lui ai demandé comment les choses s’étaient passé, et elle m’a répondu un peu piteusement qu’elle n’avait rien entendu au texte de Diderot, auteur dont elle n’avait visiblement jamais ouï le nom.

Les parents de l’adolescente en question m’ont transmis son brouillon. On perçoit une certaine hargne ! On remarque qu’elle avait repéré la coquille !

Curieux, je suis allé consulter les sujets du bac, et j’ai trouvé le texte choisi tout à fait compréhensible, tout en me disant, évidemment, qu’il était possible que son thème ne parle pas beaucoup à des adolescents actuels sous cette forme.
À présent, je réalise que si ce texte me semblait tout à fait bien, c’est que non seulement je suis familier du thème préromantique de la poésie des ruines, du style des écrivains du XVIIIe siècle, de l’institution que représentait « le salon » et de la peinture d’Hubert Robert3, mais aussi que je connais très bien cet extrait précis, et pour cause !

  1. Le « workshop », dans le jargon des écoles d’arts, désigne un atelier intensif. Ici, il s’agissait de consacrer une semaine à réfléchir sur le thème de la fin du monde et à produire des créations (éditions, installations, vidéos, performances, etc.) sur le thème. []
  2. C’est ce qui m’a plus tard mené à publier un livre sur le sujet, et à faire une tournée des plateaux de télévision pour en parler. []
  3. Au passage, même si l’extrait du texte de Diderot ne parle pas de la peinture elle-même mais de la méditation qu’elle lui inspire, j’aurais fait le choix d’illustrer le sujet, qui manque un peu de chair sinon. []