La grande lessive
octobre 1st, 2009 Posted in Au cinéma, Écrans et pouvoirEn lisant l’essai L’Obsolescence de l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), de Gunther Anders, j’ai ressenti le besoin de revoir La Grande Lessive (!) (le point d’exclamation fait partie du titre, ainsi que je l’explique plus loin), film tourné en 1968 par Jean-Pierre Mocky. En effet, la critique de la télévision qu’effectue Gunther Anders n’est pas très éloignée de celle que propose le cinéaste maudit à qui l’on doit Un drôle de paroissien, L’Ibis rouge et La Cité de l’indicible peur.
Le regard que nous portons à présent sur la télévision me semble centré sur la question des contenus : la publicité, les émissions débilitantes ou immorales, l’apport culturel souhaitable, etc.
Pour les gens qui ont connu l’arrivée du poste de télévision dans les foyers, les premières questions qui se sont posées ont été plutôt celles de l’invasion de l’espace domestique par l’objet téléviseur et du changement de polarité de l’organisation familiale, qui au lieu d’être centrée sur la table de la salle à manger s’est dirigée vers le poste de télévision, transformant la table familiale en périphérique du téléviseur. La radio, extrêmement importante au cours des décennies précédentes n’avait par nature aucune raison de forcer ses auditeurs à la fixer. Ces questions sont aujourd’hui un peu négligées, parce que le téléviseur a gagné la partie, il tient une place dans la vie de chacun de nous1, ce n’est plus exactement un intrus mais juste quelque chose qu’il faut gérer : que choisir entre les dizaines ou centaines de chaînes ? qu’est-ce qui est acceptable en termes de contenu ? combien de temps les enfants ont-ils raisonnablement le droit de visionner la télévision ? Où placer le téléviseur dans la maison ?
Le regard que peuvent porter ceux qui ont vu la télévision entrer dans la vie de leurs contemporains me semble assez précieux, car les problèmes qu’ils posent n’ont pas disparus, ils sont juste enfouis sous une masse d’autres problèmes nouveaux.
Le sujet est bien introduit par la séquence d’ouverture du film. La caméra se balade de foyer en foyer et constate l’état d’hébétude de familles entières, qui mangent sans regarder leurs assiettes, les yeux rivés sur des speakerines ou des westerns. Certains gags de cette séquence ne sont même plus vraiment compréhensibles : l’époux qui regarde la télévision dans son lit et délaisse sa femme ; les gens qui passent d’une chaîne à une autre (ici avec deux téléviseurs mais peu importe). Les écoliers ne peuvent plus apprendre leurs leçons et se couchent si tard le dimanche qu’ils sont incapables de suivre leurs cours le lundi.
(attention, je raconte le film)
La situation excède les professeurs d’un lycée parisien, et notamment Armand Saint-Just, professeur de français qui, malgré son air distingué, ses citations latines, ses petites lunettes et son collier de barbe, ne se contente pas de se plaindre, il agit. Avec son collègue Missenard, professeur d’éducation physique, il prévoit de saboter les antennes de télévision du quartier. On notera que Saint-Just2 est interprété par Bourvil, ancien apprenti boulanger habitué à des rôles de français moyen sans grande instruction, tandis que le prof de sport Missenard est interprété par Roland Dubillard, étudiant de Gaston Bachelard et auteur de théâtre et de poésie. L’inversion inattendue des rôles est plutôt savoureuse, d’autant que l’on remarque à l’image que Bourvil est infiniment plus sportif que Dubillard.
Leur complice Benjamin (Jean Tissier, légende du cinéma qui a commencé sa carrière comme soldat de Napoléon pour Abel Gance !), un chimiste, a mis au point un vernis qui brouille la diffusion des émissions de télé lorsqu’on en asperge les antennes. Leur première tentative est un succès, mais le sabotage ne tarde pas à être identifié par les techniciens de la télévision, d’autant que les occupants de l’immeuble sont rendus fous furieux par l’interruption des programmes. Le docteur Loupiac, chirurgien-dentiste aux dents esquintées, libidineux et corrompu jusqu’à la moelle (Francis Blanche, odieux à souhait), subtilise les sulfateuses de Saint-Just et de Missenard avec le projet de faire chanter ces derniers. Cela ne se passe pas comme prévu : les inspecteurs de la brigade radiophonique sont persuadés qu’il est le coupable, ce qui le contraint à fuir son cabinet et à s’associer aux deux professeurs. Les trois hommes ont quarante toits à saboter, ceux des quarante élèves de Saint-Just. Ils sont traqués par deux inspecteurs et un commissaire, eux-mêmes pilotés par le directeur de la télévision, Jean-Michel Lavalette (Jean Poiret, parfait bien sûr).
Le spectateur se régale des saynètes qui ponctuent la mission de sabotage, notamment lorsque les trois complices se réfugient chez le père d’un collégien, monsieur Delaroque (Michael Lonsdale), grand bourgeois alcoolique à qui ils se présentent vêtus de ses propres habits. Bon, ça ne se raconte pas, il faut le voir, comme il faut voir Jean Poiret se faire gratter le dos dans son bain par Bourvil3 qu’il croit être la jeune fille au pair suédoise tandis que Francis Blanche, déguisé en femme — un cauchemar —, prend la température de ladite jeune fille au pair : du grand n’importe quoi, amené avec la liberté et le détachement caractéristiques du cinéma de Mocky.
Le plan d’Armand Saint-Just fonctionne, en tout cas : les élèves de sa classe chahutent tandis que ceux des classes voisines continuent à dormir sur leurs tables. Saint-Just décide d’expliquer ses méfaits à ses collègues, qui saluent unanimement son courage et ses résultats sans oser lui prêter main-forte, à l’exception d’une jeune enseignante, Mélane, chez qui Saint-Just et le docteur Loupiac de réfugient un temps, alors que Missenard a été arrêté.
Lavalette, le directeur de la télévision, lance un appel à tous les spectateurs à qui il demande de monter la garde sur les toits et de trouver Saint-Just et Loupiac. Tous les hommes valides sont réquisitionnés (un poste télé couleur est promis à celui qui capturera les saboteurs), à tel point que les prostituées sont forcées de quitter la rue pour exercer leurs professions sur les toits de Paris.
Saint-Just et Loupiac kidnappent Lavalette pour pouvoir passer leur message à la télévision. Par malchance, Loupiac est emprisonné à son tour, et il ne reste plus à Saint-Just qu’une seule solution : menacer de priver la France entière de télévision en utilisant son vernis sur la tour Eiffel… Pour finir, Saint-Just aura l’honneur d’une entrevue avec le président de la République (Charles de Gaulle à l’époque). Les dernières scènes du film ont été tournées au début du mois de mai 1968, juste avant les évènements.
La Grande Lessive (!) est inspiré d’un fait-divers authentique repéré par Mocky et Bourvil (très impliqué dans la production et le scénario du film) dans le quotidien Ouest-France : un enseignant breton, excédé par l’état de fatigue de ses élèves avait détruit les antennes de télévision de son village. Le film aurait dû s’appeler Le Shproum ou Le Tube, mais les distributeurs ont forcé Mocky à le nommer La Grande Lessive. L’année précédente, Les Grandes vacances avait été le film préféré des spectateurs français et il succédait à ce titre à La Grande vadrouille, succès historique de l’année 1966. Le spectateur semblait donc favorable aux films qui s’appelaient «le/la/les grand(e)(s) [quelque chose]». Forcé d’accepter le titre, Mocky a obtenu que celui-ci se termine par un point d’exclamation entre parenthèses, manière obscure de signifier la bêtise de ce titre imposé.
Découvrant le thème du film qui semblait se moquer de ses spectateurs, Gaumont n’a pas cru a son succès et a décidé de sortir La Grande Lessive (!) à une période creuse, dans le but qu’il ne tienne l’affiche que deux ou trois semaines puis laisse la place à Shalako, un western avec Sean Connery et Brigitte Bardot. Pour ce faire, Gaumont a dû contourner les règles contractuelles d’interruption de diffusion de films et tricher sur le nombre d’entrées réelles de La Grande Lessive (!). En effet, contre toute attente, le film connaissait un début de succès. Attaquée en justice par Mocky et Bourvil (je serais curieux de lire les minutes du procès), la Gaumont a été contrainte à faire marche arrière, offrant une seconde sortie et une nouvelle publicité au film qui, pour finir, aura eu deux millions de spectateurs et a été, depuis, diffusé à la télévision de manière très régulière.
Le sérieux du sujet de Mocky est dédramatisé par la bouffonnerie générale du jeu des acteurs, tous plus cabots les uns que les autres. Pourtant, je crois bien que c’est un des films qui ont le plus participé à construire ma conscience politique. J’ai dû le voir pour la première fois à l’âge de dix ans et si certains détails m’ont échappé (le thème de l’alcoolisme notamment), son discours social sur le pouvoir des médias et l’aliénation du téléspectateur était tout à fait accessible à mon entendement et je pense (dois-je m’en inquiéter ?), que ma vision des choses n’a pas tellement progressé depuis — elle s’est tout au plus affinée et élargie, notamment grâce à des lectures comme celles de Gunther Anders, pour qui l’homo spectator (c’est moi qui emploie le terme), en faisant entrer le monde dans son salon, en abolissant les distances entre son espace intime et des célebrités ou des faits extérieurs, se voit lui-même privé de sa substance, mis en cage dans son propre foyer, transformé en ouvrier bénévole de son propre asservissement.
Évidemment, Gunther Anders traite de bien d’autres sujets, nous en reparlerons une autre fois.
- Quelqu’un qui n’a pas de téléviseur ne peut pas ignorer ce manque et peut même le subir, même volontairement, par les conversations dont son état le disqualifie. [↩]
- Ce n’est sans doute pas un hasard si Mocky a choisi de donner à St Just un nom de révolutionnaire. C’est aussi le nom d’un personnage secondaire de la série de romans Le Mouron Rouge, mais je suppose que ce n’est pas voulu. [↩]
- Scène reprise deux ans plus tard dans La Folie des Grandeurs, de Gérard Oury [↩]
5 Responses to “La grande lessive”
By ben on Oct 2, 2009
Je suis fan !
By Stan Gros on Oct 2, 2009
Figure-toi que je n’ai jamais vu un film de Mocky de ma vie. Je vais tâcher de réparer ça rapidement.
By Jean-no on Oct 2, 2009
Mocky, c’est un peu le seul cinéaste vraiment anar pour moi. Dans ses meilleurs moments, il peut atteindre une folie à la Billy Wilder, mâtiné de nouvelle vague. Ce qu’il n’a jamais trop soigné ce sont les personnages féminins.
By MOULRON Etienne on Oct 2, 2009
HOMMAGE à Jean Pierre MOCKY
Etienne MOULRON,
Fondateur de La Maison du Rire et de l’Humour de Clunya pétulante joie et gélaste plaisir à vous faire part de l’attribution ce samedi 19 septembre du « PRIX D’HUMOUR DE RESISTANCE ® » 2009 créé par l’association « La Maison du rire et de l’Humour ® », à Jean Pierre MOCKY pour l’ensemble de son œuvre littéraire et cinématographique, tant au titre d’acteur que de réalisateur et de scénariste.
Ce prix, décerné pour la première fois en 2008 à Jean Louis FOURNIER, prix Femina pour son livre » Où on va Papa « , récompense et encourage une personne qui dans son œuvre créatrice ou son action exprime et témoigne, par l’humour décapant et la dérision fraternelle, un fondamental, lucide et joyeux esprit de résistance face aux aléas de la vie et contre toutes les formes d’aliénation, de crétinisation et d’exploitation.
Ce prix sera officiellement décerné et remis à jean Pierre MOCKY qui a accepté de venir le recevoir le 11 novembre* prochain, à partir de 18h, à Cluny à la maison de l’Humour et du vin sise au 32, rue Lamartine, en présence de nombreux invités.
En espérant votre présence lors de cette petite fête d’un irréductible du cinéma Français.
* JP Mocky ne dépose jamais les armes!
Etienne MOULRON
La Maison du Rire et de l’Humour
1, av Pierre le vénérable
F.71250 CLUNY
Tel : 03.85.59.08.98- 06.75.48.31.86
emoulron@orange.fr
http://www.lamaisondurire.fr
By Bobonne L. de Bruxelles on Oct 9, 2009
Mocky un type qui mérite le respect.
Je l’ai aperçu deux fois. La première lors du Festival du Film Francophone de Namur en 1998 et la seconde fois lors d’une programmation de l’Ambassade de France au Vendôme à Mantonge (Bruxelles, Porte de Namur), en 2002.
Jean-No que j’apprécie je me ferai un plaisir de vous faire visiter la Belgique (que je déteste, chaque jour de plus en plus, aujourdh’hui étant menacé par une pute flamoutche d’être viré des allocations de chômage, dans la mesure de mes pauvres moyens; elle m’a déclaré « allez à Paris !»)- lors de votre prochaine visite.
Vous savez Jean-No, nous avons les mêmes intérêts.
N’hésitez pas à me contacter en tout cas.
Lulu