Le problème de Turing
mai 16th, 2009 Posted in LectureIl existe un sous-genre de la science-fiction dont je ne saurais dire s’il est ultra-minoritaire ou s’il est au contraire ce qu’il y a de plus répandu, que j’appellerai la «science-fiction impatiente», celle qui est écrite faute d’être vécue. Déplorant que le futur soit trop lent à venir, l’auteur en fait le récit par anticipation. Il me semble que c’est dans cet esprit qu’est écrit Le problème de Turing (The Turing option, 1992), par Marvin Minsky et Harry Harrison.
Harry Harrison est un auteur un peu méconnu, notamment chez nous où il a été peu traduit. On lui doit tout de même le roman Make Room! Make Room! qui sert de base au film Soylent Green (Soleil vert), ainsi que la série The Stainless steel rat (le rat acier inox). Sa discrétion ne l’empêche pas d’être un auteur prolixe et respecté par ses pairs. Il a publié sous son vrai nom mais aussi sous divers pseudonymes : Hank Dempsey, Felix Boyd, Wade Kaempfert, Cameron Hall, Philip St. John et Leslie Charteris. Comme écrivain ou comme anthologiste de la science-fiction, il lui est très fréquemment arrivé de travailler en collaboration avec d’autres auteurs : Brian Aldiss, Gordon Dixon, Leon Stover, Robert Sheckley, John Holm, Ray Bradbury et, donc, Marvin Minsky.
Marvin Minsky quand à lui est un des grands scientifiques du XXe siècle. Il est l’un des inventeurs de l’Intelligence artificielle, domaine de recherche pour lequel il a développé une théorie à la fois dense et accessible du fonctionnement naturel de l’esprit, la «société de l’esprit»1. Titulaire du Prix Turing (le Nobel de l’informatique), professeur au MIT (toujours titulaire d’une chaire à 81 ans !), créateur d’un langage de programmation (Frame representation language), il n’est pas étranger au domaine de la science-fiction puisqu’il a conseillé Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick sur le tournage de 2001: A space odyssey, et qu’il a entrentenu (et il le revendique notamment sur son site) l’amitié de nombreux auteurs : Isaac Asimov, John Campbell, Harlan Ellison, Robert Heinlein, Frank Herbert, Frederick Pohl, Theodore Sturgeon, A.E. van Vogt… Minsky fait partie des scientifiques qui œuvrent à fabriquer le futur et pareille familiarité entre le chercheur et les littérateurs semble finalement naturelle.
Le récit commence en 2023.
Brian Delaney, employé du consortium américain Megalobe s’apprête à effectuer sa première démonstration d’une intelligence artificielle sérieuse lorsque tous ceux qui y assistent sont tués ou portés disparus. Le matériel informatique et les notes de Brian disparaissent aussi. Seul reste le jeune informaticien, laissé pour mort après avoir reçu une balle dans le crâne. Erin Snarebrooke, une neurologue qui a travaillé avec Brian dans le passé, fait l’impossible pour réparer le cerveau jeune homme, dans le but notamment de faire avancer l’enquête d’Alfred Benicoff, un scientifique qui travaille pour le président des États-Unis. Le cerveau de Brian revient à l’état qui était le sien dix ans plus tôt, alors qu’il avait quatorze ans et qu’il venait de passer sa première année à l’université. Né en Irlande, où il avait vécu une enfance difficile du fait de son extrême précocité intellectuelle mais aussi du fait de ne pas avoir connu son père, il émigre aux États-Unis où son père est chercheur en informatique. De nombreuses techniques sont utilisée pour réparer Brian, mais la plus spectaculaire est sans doute la connexion de certaines zones du cerveau du jeune homme à un circuit intégré, connexion dont le bon fonctionnement dépasse ce qui avait été prévu et permet à Brian de progresser dans sa connaissance de l’intelligence humaine et dans sa maîtrise de l’intelligence artificielle. Aidé de Shelley, une jeune ingénieur de l’armée qui s’intéresse aux systèmes experts, Brian parvient à faire progresser sa science autant que l’enquête qui concerne le vol de ses travaux. Placé sous bonne garde par l’armée, il devra s’échapper pour aller en Suisse découvrir l’identité de ceux qui étaient prêts à tuer pour voler son invention.
Brian met au point Sven, une Intelligence artificielle suffisamment évolué pour participer à sa propre amélioration, pour entrer au conseil d’administration de Megalobe et pour devenir un ami pour Brian.
De son côté, ce dernier s’enferme dans le travail et se déshumanise…
Le problème de Turing est un techno-thriller à la manière des romans de Michael Crichton, et par certains aspects il rappelle d’ailleurs fortement l’Homme Terminal qui prenait pour point de départ l’interface entre un ordinateur et un cerveau humain. La démarche est cependant bien différente. Tandis que Crichton écrivait ses romans en se documentant sérieusement puis en laissant son imagination divaguer (généralement sur le thème de l’accident technologique), Marvin Minsky n’est pas documenté, il est le document si l’on peut dire, il est à la pointe des questions d’intelligence artificielle, puisqu’il y a consacré un demi-siècle de recherches passionnées et qu’il a participé à faire naître cette discipline. Le roman est par certains aspects un véritable cours magistral : fonctionnement du cerveau, fonctionnement de la pensée, exposé de pistes théoriques diverses, prospective informatique2, théologie. De par son statut, l’auteur se montre par ailleurs très enthousiaste, il craint moins la catastrophe techologique que la tendance navrante des humains à rechercher le profit et le pouvoir.
Il y a quelque chose d’assez émouvant dans ce livre : ce n’est pas un bilan de l’Intelligence artificielle — science que beaucoup considèrent comme bien moins excitante ou prometteuse qu’elle ne l’était il y a trente ans — mais au contraire l’affirmation que l’avenir n’est pas bouché, que la science avance et avancera. Cet aspect du roman est sans doute totalement imputable à Marvin Minsky, tandis que l’intrigue criminelle et quelques autres considérations sur l’appât du gain semblent porter la marque de Harry Harrison.
Cherchant à traiter les questions avec la précision du chercheur, Minsky n’ose pas ce que des auteurs tels William Gibson, Philip K Dick ou Mamoru Oshi (pour Ghost in the Shell: Innocence notamment, où le cerveau des deux enquêteurs est «hacké») se sont autorisés à faire en matière de confusion entre cerveau et machine, entre mémoire et réalité. Ici, l’intrigue n’est pas spécialement perturbante, le livre vaut donc avant tout pour son statut très particulier de science-fiction véritablement scientifique.
L’édition de poche française est augmentée d’une préface de Gérard Klein consacrée aux thèmes informatiques dans la littérature de science-fiction.
- society of mind : l’esprit est constitué de sous-unités inintelligentes qui travaillent dans l’ignorance les unes des autres, à la manière d’animaux sociaux comme les abeilles ou les fourmis. La résultante de toutes ces actions crée une illusion d’unitié que nous nommons l’esprit. Le livre Society of Mind a par ailleurs été décliné sous la forme d’un cd-rom édité par Voyager et qui reste une référence dans le domaine du cd-rom pédagogique [↩]
- Minsky imagine notamment des mémoires de masse en trois dimensions, lubie déjà présente, à son initiative, dans 2001 l’Odyssée de l’espace, en 1968 [↩]
3 Responses to “Le problème de Turing”
By Guilhem on Mar 20, 2010
Un petit mot pour vous faire savoir que j’ai donné un lien vers votre critique de cet ouvrage depuis mon propre billet sur ce livre :
http://ledinobleu.wordpress.com/2010/03/20/le-probleme-de-turing/
Si c’est un problème, n’hésitez pas à me le faire savoir et j’éditerais…
By Jean-no on Mar 20, 2010
@Guilhem : j’ai vu le site de TF1 par exemple, dont les conditions légales d’utilisation stipulent qu’on doit leur demander une autorisation avant de faire un lien qui pointe vers eux… Mais pas de ça chez moi ! :)