Le cas Siné
août 5th, 2008 Posted in Dans la boite-aux-lettres, Lecture, Pas gaiCes derniers jours, je me suis (gentillement) pris le bec avec tout un tas d’amis ou de connaissances au sujet de l’« affaire Siné », qui passionne la presse et la toile et où, comme le dit Edwy Plenel sur son site Mediapart, « Au grand bénéfice de la droite, la gauche s’y bat contre elle-même ».
Je ressens finalement le besoin d’exposer posément et synthétiquement mes observations sur le sujet. J’ai souvent eu un peu de mal à me faire comprendre car je n’étais pas « pour » untel et « contre » l’autre, mais à la fois pour et contre tout le monde. La position qui consiste à refuser de choisir un camp est souvent considérée comme une absence d’opinion. Pour moi, c’est exactement le contraire. Le lecteur jugera — s’il atteint le point final du texte qui est un peu long.
Siné est un personnage, une institution. Anar râleur, il semble considérer que la bêtise est partout, ce en quoi il ne se trompe sans doute pas — les indices sont faciles à trouver en tout cas. C’est le genre de bonhomme qu’on est généralement ravi de connaître (on a tous eu le nôtre), il a fait mille choses, il a connu Malcolm X, Raymond Queneau, Michel Simon, Jacques Prévert, Boris Vian et Max Ernst, il a dessiné pour Bizarre, il a écrit dans Jazz Hot, il a fondé l’Enragé, il a lutté contre le de Gaulle despotique de la fin, contre les guerres coloniales, contre le racisme, contre l’armée, pour le free Jazz, la soul music, etc. Le temps lui a donné raison sur à peu près tout et si cela se trouve il a même échappé à tout encartage. Liberté totale et bon goût en musique, rien à dire. Mais il a soixante-dix-neuf ans, ces combats appartiennent au passé et même s’il garde toute sa verve, le pouvoir subversif de Siné ne peut plus être le même : on imagine mal nos dirigeants se jeter chaque semaine avec anxiété sur la colonne de Siné. Du reste l’époque a changé, on imagine mal le moindre dessin de presse les inquiéter. Aujourd’hui, les policiers ne placent plus Siné en garde-à-vue, ils lui demandent des autographes.
Dernièrement, j’ai trouvé le dessin de Siné plus relâché, plus accidenté, plus vivant. En tant que dessinateur, on reconnaît son trait à dix kilomètres et il est pourtant difficile à imiter. Des yeux vides à la Harold Gray, des gros nez, des physionomies toutes très semblables (Siné n’est pas un caricaturiste ou physiogonomiste). Le dessin de Siné sort difficilement de Siné, je veux dire par là que jamais ses personnages ne semblent véritablement vivants, réels, contrairement à son idole Saul Steinberg. Pour moi on pourrait découper Steinberg en deux morceaux, deux héritages extrèmes : l’un styliste, systémiste, formaliste, graphique, un peu raide quoique assez gai, c’est Siné. L’autre, puissant, affectif, capable de créer des personnages et des situations, c’est Sempé.
Je suis plutôt du côté de Sempé mais je reconnais en Siné un dessinateur marquant.
On dit qu’il ne s’entendait pas avec Philippe Val, le rédacteur en chef, qui a pourtant signé une préface dithyrambique pour Siné il y a quelques années. Il est en tout cas évident que Siné n’existait plus dans Charlie qu’à titre affectif ou historique, car avec Val, la ligne a changé. La tendance « sérieuse » qui existe à Charlie depuis toujours (Cabu, Cavanna,… ), est progressivement devenue la norme. Responsables, très politisés, la plupart des auteurs de Charlie sont des gens sérieux qui se prennent au sérieux. Inversement, la tendance anar-râleur-saoûlographe du professeur Choron ou de Siné s’efface, notamment depuis le décès de Reiser puis celui de Gébé qui, chacun à sa manière (la poésie pour Gébé, le recours à l’émotion pour Reiser), était un honnête trait d’union entre les deux tendances. Enfin c’est l’analyse que j’en fais personnellement. Je signale au passage que j’ai pratiquement appris à lire dans une reliure énorme de Hara Kiri hebdo du tout début des années 1970 (un énorme truc d’une dizaine de kilogs) et que je n’ai jamais cessé de lire ce journal dans ses divers avatars : Hara Kiri hebdo, Charlie Hebdo, et même l’éphémère Grosse Bertha.
Certains pensent que Val n’attendait qu’un prétexte pour virer et les faits semblent leur donner raison. Voici le prétexte, un extrait de la chronique de Siné :
Val n’a semble-t-il pas lu cette chronique. Fatigué ou excédé par Siné, il aurait depuis longtemps cessé de vérifier ses éditoriaux, dit-on. Cavanna n’est pas exactement de cet avis, il raconte que Siné s’amusait souvent à exprimer des opinions douteuses et excessives dans le but même d’être censuré, et que ça fonctionnait jusqu’ici. Reste qu’une semaine après la publication du billet d’humeur, le 8 juillet, sur RTL, le journaliste Claude Askolovitch, du Nouvel Observateur, cite la fin de la phrase de Siné en la qualifiant d’antisémite, explique qu’il a contacté Val, que ce dernier est ulcéré se présente comme une victime du système absurde de la presse qui empêche de virer un fâcheux (!?). Au passage, Askolovitch glisse « il y a d’autres choses du même tonneau dans l’article », affirmation sur laquelle personne ne lui a demandé de s’expliquer depuis. Un autre journaliste participant à l’émission l’appuie de manière assez vaseuse, invoquant Freud et affirmant qu’il existe un lien naturel entre le dessin de presse de gauche « opposé aux puissances de l’argent » et les dérives antisémites (et l’on cite pour preuve le négationniste Konk passé du Monde au Front National… N’importe quoi !). L’explication de texte d’Askolovitch est, en substance, celle-ci : dans sa phrase, Siné associe le fait de se convertir au judaïsme au fait de réussir dans la vie, puisque, dit le journaliste du Nouvel Obs, l’imaginaire collectif associe les juifs à la richesse.
La nouvelle de cette conversion était fausse, mais se convertir une religion par ambition est une vieille pratique, et pas nécessairement au plus haut niveau de la finance et de la politique, comme dans l’Islam médiéval qui offrait un abattement fiscal conséquent aux populatons conquises qui acceptaient de se convertir, avec un succès tout à fait extraordinaire. On se rappelle aussi du « Paris vaut bien une messe » d’Henri IV qui a abjuré le protestantisme pour gouverner la France, sans parler d’Henri VIII qui invente un protestantisme sur mesure, l’Anglicanisme, pour échapper à l’influence du pape et obtenir le droit de divorcer.
En faisant abstraction d’un certain passif (pogroms, affaire Dreyfus et la Shoah) qui surgit dès que l’on emploie le mot « juif », on lit juste dans la phrase de Siné que Jean Sarkozy se soumet à une religion par ambition. Et justement, quand on connaît un peu Siné, on peut tout à fait admettre qu’il ait écrit tout cela en faisant abstraction du poids de l’histoire juive. Car Siné, en tant qu’anar de base, a toujours fait preuve d’un refus des préjugés racistes mais aussi d’une haine sincère et équitable envers toutes les religions. Par exemple, s’il a depuis longtemps pris fait et cause pour les palestiniens contre les israëliens, il n’a pour autant jamais ménagé l’Islam, il écrivait encore récemment : « Je renverserais aussi de bon cœur le plat de lentilles à la saucisse sur la tronche des mômes qui refusent de manger du cochon à la cantoche ».
Bref on peut admettre qu’il n’y avait ici aucun clin d’oeil rance à une famille idéologique vaseuse, Siné n’a pas changé, il n’est pas devenu antisémite, il est juste athée enragé, à l’ancienne.
Dans son propre éditorial, Cavanna dit de Siné qu’il est plus intelligent que malin. Intéressante distinction, très appropriée. Car si Siné sait très bien où il se positionne vis-à-vis du racisme ou de l’antisémitisme1, il a sans doute eu le tort de présumer que tout le monde le comprendra de cette manière. En effet, la vieille droite antisémite traditionnelle a depuis longtemps été forcée de masquer ses propos, de procéder par allusions peu claires, par clin d’œil, par signes de reconnaissance. Habitués à traquer l’antisémitisme ou le révisionnisme dans les petites phrases ou même les intonations des tribuns d’extrême-droite, certains voient le mal partout. L’intention de départ est louable mais le résultat actuel est calamiteux, il devient impossible de parler de tout un tas de sujets librement. Le soupçon se généralise : untel a eu telle phrase vaseuse, il devient suspect d’antisémitisme. Le malheureux se défendra comme il le pourra, mais comment prouver que l’on n’est pas antisémite ? Et pire, comment ne pas passer pour un antisémite ou plutôt pour quelqu’un pour qui cela fait une différence lorsque l’on se sent obligé de faire état de ses amitiés (j’ai un très bon ami qui est juif…)
Même des juifs tels que Noam Chomsky, Charles Enderlin, Edgar Morin ou Michel Warschawski, dont aucun ne rejette son héritage culturel, ont eu droit à l’épithète infamant. On peut aussi très facilement se faire traiter de nazi si l’on fait partie de ceux qui doutent de Freud (cf. Les contre-attaques douteuses au « livre noir de la psychanalyse » d’Elisabeth Roudinesco). L’art contemporain a aussi été défendu avec ce procédé. Cela se fait moins aujourd’hui et c’est un progrès. Le chantage au nazisme (si tu es contre x alors tu es du côté des nazis qui étaient du même avis) n’est pas très rationnel. Ce qui caractérise fondamentalement le nazisme n’est ni le refus de la psychanalyse, ni le mauvais goût en art, ni l’écologie, ni le végétarisme. Si Hitler n’était connu que pour ces « travers », ma foi, l’Europe aurait économisé soixante millions de vies.
Mais le vrai problème du procédé, c’est la banalisation des mots et la confusion qui en découle. L’état d’Israël a bien sûr usé et abusé de cette situation, notamment en France, dans le but d’interdire tout débat concernant la politique israélienne et dans le but de pousser de nombreux français juifs à émigrer. Il en découle parfois un sentiment d’injustice, notamment chez les musulmans qui voient qu’on peut librement les dénigrer d’une manière qui serait impossible à appliquer à des juifs ou même à Israël.
La question n’est pas si simple car chaque religion a une histoire bien à elle en France : le catholicisme ou le protestantisme ont eux aussi leur histoire, leurs conflits, leur passif. Si l’on ne trouve plus beaucoup de mangeurs de curés en 2008, ce n’est pas par respect traditionnel, c’est parce que l’église semble bien fatiguée, tandis que l’Islam semble progresser, inquiète, et provoque d’autres réactions. Pour le judaïsme, le moteur, c’est le « plus jamais ça », plus jamais la Shoah.
Passons… Philippe Val dit avoir paniqué. Effrayé par la menace sérieuse d’un procès intenté par Jean Sarkozy, le rédacteur en chef et directeur de publication a eu une vision d’horreur : le procès perdu d’avance, coûteux et médiatisé qui l’aurait poussé à se solidariser du pigiste qu’il avait toujours rêvé de voir partir, notamment depuis que Siné avait publié une chronique consacrée à l’affaire Clearstream, chronique dans laquelle il avait affirmé devoir s’auto-censurer. Or Val se réclame de Voltaire et ne veut pas qu’on l’accuse de censure. Question d’amour-propre. On a beaucoup brodé sur la question : Clearstream aurait réclamé la tête de Siné… Rien de tout ça évidemment, le dessin de Siné ne fait trembler personne aujourd’hui. Non, par contre, faire remarquer à Val la médiocrité de son attaque contre le journaliste Denis Robert, je pense que ça a joué. Val est un vertueux, c’est à dire quelqu’un qui supporte mal ses propres contradictions. Être un patron de la presse d’humour de gauche et prendre la défense d’un goliath de la haute finance contre un David du journalisme d’investigation, même en étant persuadé que ce dernier se trompe, au moment où ce dernier est ruiné par les procès, quelque chose semble clocher et peut imaginer que Val ait mal pris qu’on le lui fasse remarquer et, qui plus est, en le traitant de censeur, lui le champion du refus de la censure.
Val réclame à Siné de rédiger des explications qui permettrait d’écarter toute menace de procès. Siné découvre que son texte serait publié à côté d’un texte de Val et quelques autres le désavouant. Siné voulait bien s’expliquer mais apparemment pas donner l’impression qu’il signe une « confession » plus ou moins rédigée par Val pour un crime qu’il considère n’avoir pas commis. Le déroulement des faits n’est pas tout à fait clair (plusieurs versions contradictoires circulent) mais Siné considère qu’on l’a viré et Val clame qu’il ne publiera plus le vétéran tant que ce dernier ne fournira pas son auto-critique. Siné a bel et bien rédigé un texte expliquant son point de vue, affirmant son excécration de tout racisme et se prévenant par avance de toute récupération par des gens tels que Dieudonné, mais Val n’a pas publié son texte qui est finalement passé dans le Nouvel Observateur. Et là Val n’est pas clair, il n’y a plus de liberté d’expression dès lors que l’on demande à quelqu’un de s’expliquer tout en le lui refusant de le faire autrement qu’avec les mots qui seyent au requérant. Ce n’est pas seulement inélégant, c’est aux limites de la malhonnêteté intellectuelle.
Certes, Val a raison de craindre un procès : Charlie Hebdo est depuis quelques temps une affaire rentable, Val est archi-solvable et donc particulièrement exposé aux procès et notamment aux procès se rapportant à ce genre de causes indéfendables. Des associations font une spécialité de ce genre de procès et en tirent des revenus conséquents — ils ne font pas ça pour l’argent ceci dit, mais pour museler la presse sur certaines questions qui fâchent.
Par ailleurs, Val en a pris plein la figure : tout le monde lui est tombé dessus, car de même qu’il attendait Siné au tournant, le public de la gauche de la gauche attendait Val au tournant. Pour une certaine partie de ce public, être raisonnable et responsable est incompatible avec la pensée de gauche, or Val se veut raisonnable et responsable.
Il a obtenu en revanche le soutien des associations qui menaçaient précédemment de lui tomber sur le râble et qui limitent leurs actions à poursuivre Siné.
Ironiquement, à ce sujet, on a fini par découvrir que la « fausse nouvelle » de la conversion de Jean Sarkozy avait été lancée dans Libération (23 juin) par Patrick Gaubert, président de la Licra et ami de la famille Sarkozy. Siné, qui n’est pas journaliste d’investigation mais éditorialiste n’avait fait que réagir à une nouvelle qui lui semblait officielle (puisque c’était dans Libé).
« Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose », a écrit Francis Bacon. On a semé le doute sur toutes sortes de gens : Pierre Bourdieu, Edgar Morin, Daniel Mermet et bien d’autres. Beaucoup de gens à gauche voient là un procédé organisé, conscient, pour museler toute opposition à Israël. Pour moi c’est bien plus compliqué que ça, car la peur de voir ressurgir la « bête immonde » est sincère. La Shoah est un traumatisme de l’humanité en général et des juifs en particulier, je connais beaucoup de gens qui se sentent juif comme on se sent gaucher, droitier, brun, roux, c’est à dire sans y prêter attention, mais qui paniquent véritablement à l’écoute de nouvelles certes grave mais n’étant pas forcément révélatrices d’un changement sociologique véritable (profanation de cimetière, affaire Fofana,…). Là, on en entend dire : ça y est, ça recommence. Et ce cri est sincère, car la peur est toujours sincère, c’est même le seul sentiment qui l’est toujours. Elle est aussi très mauvaise conseillère même si les darwinistes expliqueraient que, en moyenne, une peur mal motivée fait plus pour la survie d’un sujet que le contraire. L’hypersensibilité médiatique concernant le judaïsme semble pour certains injuste, notamment pour ceux qui connaissent mal l’histoire, et finit par aboutir à un nouveau rejet, la peur du monstre fabrique le monstre. L’antisémitisme est une sorte de virus mental, un mème aux conséquences dramatiques, mais il en est de même de la peur de l’antisémitisme qui rend paranoïaque au point qu’on a pu voir récemment un aréopage de gens doués et intelligents comme Elisabeth Badinter, Fred Vargas, Ariane Mnouschkine ou Joann Sfar, prendre fait et cause pour un patron de presse qui renvoie son pigiste de soixante-dix-neuf ans.
Mais je ne juge pas la peur. On peut raisonner sur les causes d’une peur, on peut rassurer celui qui a peur, mais on ne peut pas discuter un sentiment. Je comprends que certains se félicitent de ne jamais céder à la paranoïa, mais ça n’est pas toujours possible. Beaucoup de juifs vivent un traumatisme familial : les parents ou les grands parents n’avaient pas vu venir Hitler, ou pensaient que cela s’arrangerait tout seul, ou pensaient que le mieux était de faire profil bas, que le héros de Verdun, Pétain, allait tout arranger, etc. Comment leur reprocher d’être vigilants à présent ?
Mais il faut éviter de passer de la vigilance à la panique et de la panique à l’aveuglement. Dernièrement, un participant au forum de la Ligue de défense juive (organisation d’autodéfense communautaire franchement limite) a écrit à propos de Siné et, je suppose, au nom de l’anti fascisme (orthographe d’origine) : « 20 cm d’inox planté ds le bide, ça devrai faire réfléchir ce fils de pute. ». Charmant !
En grand défenseur de la liberté d’expression et héritier auto proclamé de Voltaire2, Philippe Val devrait réfléchir à la question : lorsque le fasciste n’a plus le droit de s’exprimer, on ne peut facilement prendre n’importe qui pour un fasciste. Personne ne peut s’expliquer, personne ne peu être clair sur ses positions, et tout semble suspect. Il faut absolument sortir de tout ça, et rappeler comme Noam Chomsky que ce que l’on n’a pas le droit de dire ne peut pas être contredit. Les écrits révisionnistes sont un bon exemple (choisi par Chomsky qui l’a payé très cher), ils sont fantaisistes pour n’importe quel historien, il serait très facile de les contredire, mais puisqu’ils sont traités comme une sorte de secret d’état (qui les rend attirants, sulfureux), il est impossible de le faire. On n’a jamais fait progresser l’intelligence humaine en appelant à la censure ou en réclamant des têtes. Il faudra bien que la Licra, le Mrap, Sos-racisme, etc., s’en aperçoivent un jour. Il ne faut pas trop préjuger de la bêtise ou de la méchanceté des gens, car c’est comme ça qu’on la provoque, et de fait, malgré le déni dont font preuve beaucoup de gens, ou peut-être même à cause de ce déni, tout ça est en train de créer un antisémitisme « de gauche ».
S’il y a des choses à éclaircir, elles doivent être éclaircies. Même quand c’est un peu vexant d’être pris pour ce qu’on n’est pas.
Siné s’est finalement bien expliqué, c’est tout ce que je demandais, personnellement.
Val s’est montré moins convainquant. La première semaine « sans Siné », il montait un peu sur ses grands chevaux, jouant la carte de la responsabilité et s’indignant de la disparition de la politesse (il a reçu moult gros mots par e-mail) dont la cause est pour lui évidente : Internet. Au numéro suivant, de manière froidement émouvante, il explique que tout le monde a quelque chose à lui dire mais que personne n’écoute sa défense (ce qui est vrai, les gens se positionnent « pour » et « contre »). Il raconte aussi l’abyssale solitude dans laquelle il a vécu pendant deux semaines et change un peu le sujet de la conversation en répondant aux questions « généralistes » de ses lecteurs et de ses confrères (pourquoi défendre Jean Sarkozy tout en s’attaquant aux salafistes ? et autres réflexions idiotes). Sur ce genre de terrain, en bon amateur de philosophie (ses éditos ressemblent souvent à des devoirs de philo d’ailleurs), il est plus à l’aise, mais qui l’écoute à ce stade ? Même pas ceux qui le soutiennent, j’en ai peur.
Dans le même numéro, on lira avec intérêt un texte pacificateur de Cavanna qui se désole de la situation et prend la défense de Val autant que celle de Siné.
Bon, j’écris tout ceci depuis une ferme du Gers avec un iMac en fin de vie, j’ai du mal à me relire et je ne pourrai pas illustrer l’article avant quelques jours. Soyez donc indulgents avec les éventuelles fautes, coquilles, imprécisions et maladresses qui se glisseront dans le texte, et pardonnez moi sa longueur.
- on sépare racisme et antisémitisme parce que le judaïsme est une religion, non une « race ». En même temps, à part chez les animaux domestiqués par l’homme, les races n’existent pas (une race c’est la construction eugéniste de sous-espèces aux caractères physiques précis), le racisme repose donc dès le départ sur une vue de l’esprit. Le Judaïsme est une religion mais les juifs sont rarement religieux, c’est donc avant tout une histoire, un devenir collectif, enfin plusieurs puisque l’histoire et l’archéologie ont depuis longtemps réfuté l’idée d’une origine commune à tous les juifs, le judaïsme ayant longtemps été une religion prosélyte…
Difficiles questions de choix des mots, donc, et si j’utilise la locution « racisme et antisémitisme », c’est par non-choix, par commodité, presque par cliché, plutôt que pour dire que je reprends à mon compte une telle distinction. Je considère en revanche que la judéophobie/antisémitisme est bien distincte de l’islamophobie, de la cathophobie, de la boudhistophobie et autres. Parce que le judaïsme n’est pas qu’une religion, n’est pas une opinion, ou du moins, n’est traité ainsi par personne. On me dira que dans l’Islam, l’apostasie est punie de mort (du moins dans les textes) et que de la même façon « on ne choisit pas toujours ». Bon… [↩] - On prétend que Voltaire a dit un jour « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire ». Une belle phrase qui lui ressemble mais qui ne doit pas faire perdre de vue que Voltaire était un redoutable adversaire qui a plus d’une fois fait taire ses adversaires et ses concurrents sur la « scène » intellectuelle parisienne par des bons mots plus qu’en leur opposant des arguments. On est à peu près sûr à présent que Voltaire a par ailleurs intrigué anonymement contre Jean-Jacques Rousseau alors que celui-ci était réfugié à Genève. Le pamphlet « Le sentiment des citoyens » (même si Voltaire n’était pas Bourgeois de Genève), commence par une réflexion peu charitable : On a pitié d’un fou; mais quand la démence devient fureur, on le lie. La tolérance, qui est une vertu, serait alors un vice … suivi d’une foule d’accusations de blasphème d’un culot phénoménal (Il dit nettement, sous son propre nom : « Il y a des miracles dans l’Évangile qu’il n’est pas possible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au bon sens; » il tourne en ridicule tous les prodiges que Jésus daigna opérer pour établir la religion), d’une minimisation de la censure (Veut-il que nous nous égorgions parce qu’on a brûlé un mauvais livre à Paris et à Genève? ). Le texte s’achève sur un appel au meurtre : S’il a cru que nous tirerions l’épée pour le roman d’Émile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules et de ses folies. Mais il faut lui apprendre que si on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux.
Bien entendu, Voltaire a eu de belles phrases, de grandes idées, mais il ne faut pas perdre de vue cette anecdote qui prouve que les plus grands défenseurs de la liberté de parole ont parfois leurs limites et savent, à ce moment-là, perdre tout panache. [↩]
18 Responses to “Le cas Siné”
By Wood on Août 5, 2008
Tiens, c’est donc Francis Bacon qui a dit « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose » ?
Je croyais que c’était Beaumarchais dans « Le Barbier de Seville ».
By Rif on Août 5, 2008
J’aime beaucoup « La position qui consiste à refuser de choisir un camp est souvent considérée comme une absence d’opinion. Pour moi, c’est exactement le contraire. » Même je pense aussi que la balance un peu penche en défaveur de Val.
On dit aussi que personne n’est parfait et cette regrettable histoire le prouve.
By Hobopok on Août 6, 2008
Chat-fouin !
By Jean-no on Août 6, 2008
@wood: c’est dans les essais de Bacon et aussi dans le Barbier de Séville, un siècle plus tard, apparemment.
By Wood on Août 6, 2008
Je viens de relire la tirade sur la calomnie dans le Barbier de Seville (dans Wikisource) et ça n’y est pas, en fait. Au temps pour moi.
By Jean-no on Août 6, 2008
J’ai trouvé la citation attribuée à Beaumarchais dans le Barbier de Séville sur le web a-)près ton post. Bon, ça me rassure d’apprendre que l’inventeur du droit d’auteur ne s’attribue pas les phrases des autres ;-)
By Robert on Août 14, 2008
Tout çà pour ça!
Un long billet plein de citations et de phrases très sérieuses pour nous faire comprendre a l’instar d’un constat d’accident que c’est 50/50 ou tort partagé…
Ca sent la tentative de repêchage de Val…
Val est l’archétype de ce que la France produit a longueur d’année comme pseudo intellos de gauche. Roulant a fond pour des lobbies tout en déclamant avec une ferveur a la limite du comique leur « pseudo liberté de pensée » invoquant pel mel les philosophes, l’histoire de France, et le toujours aussi galvaudé « pays des droit de l’homme » comme s’il s’agissait d’un sauf-conduit permettant tout les excès, toutes les dissymétries de de traitement et toutes les compassions malsaines et bien pensantes.
Siné est tout l’inverse de cela, volontairement grossier, grossissant TOUT les traits pour faire reagir et donc réfléchir au lieu de réfléchir a notre place.
en cet période de démolition systématique de tout ce qui fait de la France la France grâce a notre cher président, les gens comme Siné sont en voie d’extinction et se battre pour eux plutôt que d’essayer de trouver des circonstances attenante a leur bourreau médiatique me semble d’utilité publique.
Robert
By Jean-no on Août 14, 2008
Bonjour Robert. Mon souci personnel est de comprendre la situation. Beaucoup prennent violemment parti, souvent en fonction de leurs opinions préexistantes. Par exemple vous m’expliquez que vous avez toujours détesté Val, que vous le soupçonnez de rouler pour des « lobbies » (?), d’être faussement de gauche, etc. Fort bien, mais être de gauche timorée n’est pas interdit par la loi, et le côté vertueux de Val, droit-de-l’homme, grands principes, est certes irritant, mais là aussi légalement permis et même, moralement défendable (si tout le monde voyait les choses avec des principes moraux raisonnables, si l’idéal de la social démocratie molle était plus répandu, le monde serait sans doute moins rempli de Poutine et autres Bush.
Bref vous ne jugez pas, vous préjugez, et vous cherchez dans cette affaire une confirmation à ce que vous pensiez déjà. C’est commode – on ne peut jamais se tromper si on voit partout une confirmation de ce qu’on pensait déjà, mais pas forcément juste.
Val se veut responsable et Siné au contraire irresponsable, ou plutôt, tenu de rien. Les deux attitudes sont défendables et utiles, mais le clash semble inévitable. C’est surtout ça l’affaire Siné, non ? Val s’est enfoncé dans ses contradictions, c’est lamentable, mais ça mérite à mon avis plus une analyse que de simples anathèmes et des « on l’avait dit ».
L’affaire a déchiré toute la gauche, car elle fait remonter des craintes et des rancoeurs… C’est en ça qu’elle mérite notre attention, c’est peut-être cette incompatibilité entre une gauche « compromise » (qui cherche effectivement les solutions) et une gauche plus « théorique », qui concentre son énergie à être contre tout (Europe, notamment) qui a placé Nicolas Sarkozy au pouvoir.
By EdkOb on Août 14, 2008
Bonjour,
Il est toujours passionnant d’assister à la découpe d’une affaire. Comme le bœuf en entier est trop lourd, prenons juste une tranche.
Celle de l’accusation d’antisémitisme. Qui ne tient pas 2 secondes, mais dans notre époque aveugle, elle fait l’affaire.
Et taisons l’éditorial honteux de Val, assassinant métaphoriquement mais avec hargne et mauvaise foi Denis Robert.
Honteux.
Comment peut-on défendre la « cause » de l’analyse, à la lecture de cet édito, qui assimile les enquêtes de Denis Robert à des « rumeurs » et réussit cet exploit ignoble de citer le « protocole des sages de Sion » comme pour mieux salir (je ne vois pas d’autres motifs) Denis Robert.
Quand il ne sait pas quoi écrire, Val trouve toujours de l’antisémite à brandir. Comme un TOC.
Amalgame, méthodes de petit commissaire de ces « démocraties populaires » de l’ancien temps.
Détourner l’attention, voilà à quoi sert le brouillard de l’antisémitisme. Il masque la crapule qu’est Val.
Personne ne « l’attend au tournant », il s’est depuis longtemps détourné lui-même, tout seul.
Et récolte les fruits douloureux de sa « posture » intenable.
Oser de la sorte frapper un homme à terre, un journaliste qui a plus gagné que perdu ses nombreux procès (merci à l’avocat de Charlie Hebdo, ami de Val et avocat de Clearstream) en tissant un texte menteur, truqueur, semant la mauvaise foi à chaque phrase.
Et personne n’écoute la « défense » de Val car elle ne tient pas la route trente secondes.
Pour l’anecdote finale, genre générique de fin peu reluisant, la LICRA a participé à un débat sur la « liberté d’expression », organisée par un de ses membres, à Metz, membre qui est aussi employé par …. Clearstream.
Ce qui me mène à faire une réflexion tout aussi anecdotique sur les défenseurs sélectifs de la liberté d’expression : comment la LICRA ose déposer plainte contre Siné, alors que son président, très grand pote avec notre Président, pointe lui aussi la conversion supposée du fils de…
Autre réflexion elle aussi purement anecdotique : que disait déjà la LICRA alors que Charlie-Hebdi rééditait les caricatures danoises assimilant les musulmans à des poseurs de bombes ?
Rien.
Le silence de la LICRA est étrange.
Mais je dois certainement me tromper.
Comment une assoc’ anti-raciste pourrait défendre la liberté d’expression d’une entité financières au détriment d’un journaliste qui enquête sur ses activités ? Et qui doit faire face à un harcèlement juridique mené par l’ami de Val, avocat pugnace et efficace.
Comment une assoc’ anti-raciste pourrait annoncer une conversion du fils désormais intouchable par la bouche de son président, et porter plainte contre Siné pour la même annonce ?
Nous vivons une époque formidable, disait Reiser.
Elle devient détestable.
Val a définitivement flingué CH.
Le procès va être passionnant.
By Jean-no on Août 14, 2008
Je pense que la vérité est bien plus simple, il s’agit d’une question de personnes. Le président de la Licra a sorti une énormité, il maquille les traces en attaquant Siné. Val a sorti un édito honteux sur Denis Robert (non pas honteux parce que Denis Robert a raison – ça on verra – mais parce qu’on ne traite pas quelqu’un comme ça), Siné le lui a fait remarquer et il l’a mal pris, car rarement un défenseur de la liberté d’expression s’est montré aussi gonflé : ridiculiser un gars qui, dans sa recherche de vérité et dans l’expression de sa liberté à s’exprimer s’est fait écrabouiller comme une mouche, c’était indigne.
Pas besoin de chercher midi à quatorze heures finalement, tout ça est bêtement humain.
Val s’est mis toute une partie de la gauche à dos quand il a commencé à dire qu’il refusait la théorie du complot : ce n’est pas un romantique. Mais en même temps il a raison, il n’y a pas un complot, il y a des sommes de mesquineries… rien de neuf sous le soleil.
By Li-An on Août 21, 2008
Dommage que tu ne dises rien sur les rapports Siné/Castro (parce que quelqu’un m’a sorti ça mais comme je suis inculte en combats de gauche souterrains je ne sais pas si c’est vrai ou pas).
J’avoue que je suis plutôt d’accord avec toi. Le lynchage de Val ressemble tellement à un héritage des guerres intergauches des années 70 qu’on a l’impression que Marchais va s’exprimer sur ce problème demain au journal de 13 h. Et je n’ai aucun avis sur l' »orthodoxie » de Val ou Siné ! En fait je m’en fous un peu comme 98 % des Français j’imagine. Peut être que je mérite moi même d’être lynché et que l’on brûle en place publique mes albums ? (ça leur donnera de la valeur, c’est chouette).
By Jean-no on Août 21, 2008
Pour obtenir un succès rapide je te recommande de faire un album sur Nicolas « Leisure suit larry » Sarkozy.
By Marsile on Sep 7, 2008
Très bon article.
Beaucoup de réflexion et de recul dans cette affaire malheureusement trop passionnée !
Encore bravo !
By Gilbert on Déc 21, 2008
Très bon article, en effet.
J’ajoute un lien vers une info, à propos de Val, qui montre sa nature profonde :
http://www.rue89.com/2008/12/18/cabu-val-et-wolinski-poursuivent-pierre-carles-en-justice
Et un autre, qui montre que Cavanna en a assez du jeu qu’on veut lui faire jouer :
http://www.rue89.com/2008/12/18/cabu-val-et-wolinski-poursuivent-pierre-carles-en-justice
By Jean-no on Déc 22, 2008
Il s’agit deux fois du même article.
Je ne sais pas si l’important est de comprendre la nature profonde de Val. Ou de quiconque. Ne faut-il pas définir ce que sont les gens par ce qu’ils font plutôt que par ce qu’ils sont ? Pour moi c’est assez simple, avec le recul. Il y a le Charlie Hebdo « sérieux », qui cherche à peser sur la politique et à être pris au sérieux, et puis le Charlie Hebdo plus libre. Je pense que les vertus de l’un et de l’autre ne sont pas bien comprises et que leurs contradictions (Siné qui a dit des conneries en telle année, Val qui veut qu’on fasse ce qu’il dit pas ce qu’il fait…) sont exagérément montées en épingle, au détriment d’une certaine famille de gauche. Personnellement, j’essaie juste de comprendre le point de vue de chacun.
By Li-An on Déc 22, 2008
Sans compter que c’est un petit milieu que la presse de gauche et qu’on peut se demander avec qui est pote Rue89 avant de pouvoir porter un jugement de valeur sur la teneur des articles en questions. Il faudrait un article du Figaro sur la question pour avoir un peu de recul :-)
By Jean-no on Déc 22, 2008
Triste à dire, mais vrai.
By Stéphane Trois Carrés on Jan 25, 2009
Merci jean Noel pour cet article. Je me tiens souvent éloigné de ces débats car les hurlements et les stratégies de pouvoir nous empêchent de distinguer les intérêts et les forces en jeu…
On est régulièrement convoqués à prendre position : qui sont les méchants, qui sont les gentils… Je n’ai jamais apprécié Charlie Hebdo qui m’a souvent paru être semblable à ce qu’il dénonce.
Après t’avoir lu je comprends mieux le processus de cette histoire, c’est un excellent article.