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Dune

décembre 7th, 2020 Posted in Lecture

J’ai lu Dune adolescent. À l’époque, les seuls romans que je lisais relevaient de la science-fiction, et dans ce registre, je ne jurais, sans le savoir, à vrai dire, que par le sous-genre que l’on nomme hard science-fiction, avec notamment les auteurs Asimov, Heinlein, Arthur Clarke ou encore Stanislaw Lem : une science-fiction ultra-cohérente, qui ne recourt à aucune facilité propre à la littérature fantastique. Du reste, aujourd’hui encore, il me faut un fond de hard-science pour que je goûte vraiment des romans mettant en scène des univers proches de la Fantasy, tels qu’en ont produit Iain M. Banks (Inversions ; Trames) ou Vernor Vinge (Un feu sur l’abîme).
À côté de ça, je ne détestais pas les petits contes à la manière de La Quatrième dimension, qui s’appuient sur une idée fantaisiste et poussent sa logique pour aboutir à une morale ironique ou édifiante, mais c’était pour moi une littérature d’un autre ordre.
Ma science-fiction était psycho-rigidement scientifique.

C’est un peu sur un malentendu qu’un cinéaste aussi particulier que David Lynch s’est retrouvé à remplacer au pied levé Ridley Scott pour adapter Dune en 1985. Le film avait à son tour été adapté en bande dessinée chez Marvel par un auteur à l’époque encore peu connu du public et lui aussi doté d’un style complètement atypique, Bill Sienkiewicz. Habituellement, les adaptations Marvel de films sont réalisées par des artisans habiles mais pas par des créateurs de ce calibre.

Malgré ses histoires de messie, de prescience, de prophéties, d’ordre sororitaire de sorcières eugénistes et de navigation intergalactique permise par des mutants dépendants d’une drogue fabriquée par des vers géants sur une planète déserte, j’ai pourtant passionnément lu Dune. Ce qui aurait pu être répulsif dans cette lecture n’avait que peu de poids comparé au souffle épique de l’ensemble : c’est le genre de livres qui nous laissent croire que l’univers dans lequel ils se déroulent existe bel et bien et dont les personnages ont une réelle consistance. Je lis rarement deux fois un roman — il y en a tant à lire, une vie n’y suffira pas, alors pourquoi perdre du temps à relire ? —, mais je me suis promis, un jour, de me replonger dans celui-ci (et ses suites, que je n’ai pas toutes lues)1.

Il semble que ce ne soit que tout récemment que des graphistes ont remarqué que les lettres qui composent le nom « Dune » étaient très proches et pouvaient être traitées comme une même forme en « U », orientée à 0, 90, 180 et 270 degrés.

Puisqu’une nouvelle adaptation de Dune devait sortir au cinéma2, de nouvelles éditions du roman sont sorties chez ses éditeurs habituels (Robert Laffont et Pocket, en France), ainsi qu’une adaptation en bande dessinée et une paire d’essais (au moins). Je viens de lire un des deux : Dune, exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers, ouvrage collectif dirigé par Roland Lehoucq et publié dans la collection Parallaxe des éditions du Bélial.
Cet essai m’a remis le livre en mémoire, mais surtout, il a profitablement augmenté mes souvenirs en me faisant comprendre tout ce qui m’avait échappé à l’époque de ma première lecture. Je découvre ainsi à ma grande surprise que Dune relève à plusieurs égards du registre hard science — on n’en sera sans doute pas étonné au sujet de l’écologie ou des descriptions de mondes, mais, et c’est bien plus surprenant, on apprend que le mode de déplacement interstellaire par déformation de l’espace-temps, sans être à notre portée aujourd’hui et sachant qu’il est peu probable qu’on y parvienne à l’aide d’une substance synthétisée par des vers géants, n’est pas une proposition théoriquement absurde3.

L’originalité de l’encrage de Bill Sienkiewicz m’avait frappé en lisant son Dune, mais ce n’est qu’avec les Nouveaux Mutants , où il donne libre-cours à son goût pour l’abstraction formelle, et surtout Elektra Assassin, où il est en plus un virtuose de la couleur directe, que j’ai commencé à retenir le nom de cet auteur légendaire de l’Histoire du comic-book.

Malgré les efforts du paléontologue J-Sébastien Steyer pour chercher des comparaisons présentes ou passées dans l’écologie terrestre, et bien que par ses descriptions assez complètes Frank Herbert ait anticipé certaines objections, ce sont sans doute les vers des sables de la planète Arrakis qui s’avèrent être les éléments les moins concevables du roman : vertébrés ou non, faits de carbone ou de silicium, leur taille et leur poids rendent leur existence improbable4.

Parmi les points que je n’avais pas vraiment noté dans Dune se trouve l’explication de l’absence d’ordinateurs, qui justifie, notamment, l’existence de la caste des Mentats, des ordinateurs humains surentraînés au raisonnement logique et dopés à l’aide d’un stimulant cognitif, qui colore leurs lèvres et leur donne des sourcils broussailleux, le jus de Sapho. Cette absence d’ordinateurs n’est pas anecdotique, elle fait suite au Jihad Butlérien5, une révolte contre les machines pensantes menée dix mille plus tôt et ayant abouti à une totale proscription non seulement des Intelligences artificielles, mais de toute machine à raisonner, même rudimentaire. La Bible catholique orange, ouvrage syncrétique central dans l’Empire galactique, a comme commandement : « Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable ».

Cette absence des machines n’empêche pas Carrie Lynn Evans de produire un texte6 qui démontre de manière très convaincante la parenté qu’on peut établir entre l’ordre des Bene Gesserit et les archétypes d’automates hostiles et autres cyborgs, si souvent féminins.

Il n’y a pas beaucoup de rapprochements historiques (Byzance, l’Empire Ottoman et Lawrence d’Arabie, le choc pétrolier qui allait s’annoncer, la préoccupation pour l’écologie,…) ou de sujets philosophiques ou théologiques qui ne soient pas traités dans cette collection d’essais. On en sort avec l’impression que bien peu de romans sont aussi riches en références (y compris linguistiques7) que Dune. On peut le lire et l’apprécier sans connaître la moindre de ces références, mais se les faire expliquer permet de comprendre pourquoi cet univers semble à ce point consistant au lecteur. Il n’y a pas vraiment de question que je me sois posé auquel le livre n’apporte pas de réponse, si ce n’est peut-être l’inscription de Dune parmi les autres romans de l’auteur, et notamment son cycle dit Cycle du Programme Conscience (Void, 1966 ; The Jesus Incident, 1979 ; The Lazarus Effect, 1983 ; The Ascension Factor, 1988 – les trois derniers sont écrits avec Bill Ransom). En effet, cette série tourne autour de l’émergence d’une conscience artificielle et il aurait peut-être été intéressant de la relire en regard de l’absence de machines dans Dune.
À cette micro-frustration près, l’essai est aussi dense que passionnant et plaisant à lire.

  1. Je fais aussi partie des gens qui aiment le film de David Lynch, aussi, malgré ses défauts, comme le recours à la voix-off (qui, ai-je appris depuis, servait à pallier un problème de budget). À la sortie du film, ce qui me choquait le plus, curieusement, c’était la physionomie improbable de Kyle MacLachlan, qui me semblait beaucoup trop vieux pour le rôle. []
  2. Dune, par Denis Villeneuve (excellent réalisateur de Premier Contact, notamment), aurait dû être visible en salles en ce moment mais a vu sa sortie repoussée d’un an. []
  3. Roland Lehoucq, Des plis dans l’espace-temps, p.39-51 []
  4. J.-Sebastien Steyer, Arrakis et les vers géants, un écosystème global, p53-76. []
  5. La question du Jihad Butlérien est développée dans les romans écrits par Brian Herbert, le fils de Frank Herbert et Kevin J. Anderson, que je n’ai pas lu. Butler vient d’une dénommée Serena Butler, mais est aussi un clin d’œil appuyé à l’écrivain Samuel Butler, auteur en 1863 d’un texte surprenant, Darwin among the Machines, qui imaginait les machines comme une espèce en évolution, et les humains, comme leurs serviteurs. []
  6. Carrie Lynn Evans, Femmes du futur : genre, technologie et cyborg, p.181-205 []
  7. Frédéric Landragin, Exotisme et force linguistique, p.155-179.
    Le linguiste Frédéric Landragin est l’auteur du génial Comment parler à un alien, même éditeur et même collection, 2018. []

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